Depuis la publication du rapport de l’Institute of Medecine « To Err is Human – Building a Safer Health System » (Kohn et al., 1999), plusieurs études internationales font apparaître unanimement que le nombre d’événements indésirables survenant lors de la prise en charge des patients est élevé. En France, deux enquêtes réalisées en 2004 et en 2009 ont corroboré ces résultats. L’incidence des événements indésirables graves (EIG) en hospitalisation est évaluée à 6,2 EIG pour mille jours d’hospitalisation, soit un EIG tous les cinq jours dans un service de 30 lits . Malgré les moyens déployés depuis 20 ans, les hôpitaux ne semblent pas avoir atteint un niveau de fiabilité de leurs opérations courantes suffisant. Face à ce constat, la Haute Autorité de Santé (HAS) a réaffirmé sa volonté de faire de la qualité et de la sécurité des soins un enjeu majeur de santé publique en développant en 2013 le « Programme National pour la Sécurité des Patients ». Cette politique se concrétise, notamment, par l’édiction de plus en plus de règles issues du secteur industriel au sein duquel elles ont déjà fait leurs preuves.
La survenue d’un événement indésirable s’explique par la nature particulièrement complexe de l’activité de soins à prendre en considération lorsque l’on traite avec l’humain (Minvielle, 1996 ; Amalberti et al., 2005) à laquelle s’ajoute, notamment, le non-respect des règles prescrites par les professionnels (Grol et al., 1998 ; Bauer, 2002). Ces règles (on entend par règle, « une prescription d’ordre morale, intellectuelle s’appliquant à la conduite », de Terssac, 2003, p. 11) visent à assurer la sécurité du patient et la traçabilité de l’information, dans le but d’optimiser la prise en charge et d’augmenter la qualité et la sécurité des soins, particulièrement au bloc opératoire où les risques sont élevés en raison de l’activité pratiquée.
Alors que des organisations quotidiennement confrontées au danger, telles que l’industrie nucléaire ou l’aviation civile, travaillent sans cesse sur la gestion des écarts à la règle afin de les limiter, voire de les bannir, il semble que l’hôpital ne puisse pas être managé de la même façon. Notamment, en raison des patients qui apportent une variabilité imprévisible et de l’existence de barrières culturelles et sociales fortement ancrées dans les pratiques des professionnels (Bagnara et al., 2010).
La revue de la littérature propose des réponses pour agir sur la transgression des règles qu’il est possible de présenter en deux grandes catégories : la sanctionner ou la corriger en douceur (vision négative de la transgression), car la règle est nécessaire et permet de protéger les acteurs (approche classique de la sécurité) ou, à l’inverse, la tolérer, car la règle est imparfaite ou obsolète, voire la susciter car elle serait un moteur d’innovations (vision positive de la transgression, recours à l’intelligence des acteurs). Ces deux réponses sont focalisées autour de l’enjeu de la règle – enjeu compréhensible au regard de la structure bureaucratique de nombreuses organisations. Sans remettre en cause cet enjeu, la réponse gestionnaire nécessite de comprendre la signification des actes transgressifs qui ne sont pas uniquement des conduites positives ou négatives. La transgression relève, en effet, d’un échange de significations construites socialement entre les acteurs. Elles sont adressées à autrui (provocations, oppositions…) et appellent à des réponses spécifiques. Elles correspondent à une façon de communiquer entre les acteurs, que les gestionnaires doivent apprendre à « décoder » afin d’y répondre de manière adaptée.
Le rôle de la règle dans la qualité et la sécurité des soins
De la transformation de l’hôpital à la nécessité de contrôler la qualité et la sécurité des soins
Une volonté de transformer la structure de l’hôpital
J. De Kervasdoué définit l’hôpital comme une organisation « par nature complexe de par la multiplicité des rôles, des acteurs, des techniques et des attentes souvent contradictoires du public et des autorités de tutelle » (2015, p. 6). Les différentes réformes du système de santé et les nombreuses restructurations ont donc cherchées à transformer sa structure afin de procéduraliser les pratiques des professionnels, conduisant l’hôpital à évoluer d’une bureaucratie professionnelle vers une bureaucratie mécaniste.
L’hôpital, une bureaucratie professionnelle ?
D’après H. Mintzberg et S. Glouberman, l’hôpital est « un des systèmes les plus complexes de nos sociétés contemporaines » (2001, p. 58). H. Mintzberg (1981) identifie cinq éléments de base de l’organisation : le sommet stratégique, la ligne hiérarchique, le centre opérationnel, la technostructure et les fonctions de support logistique. En prenant en compte des paramètres de conception ainsi que des facteurs de contingence des organisations, l’auteur définit cinq configurations structurelles représentant des idéaux-types : la structure simple, la bureaucratie mécaniste, la bureaucratie professionnelle, la structure divisionnalisée et l’adhocratie. Les hôpitaux sont définis comme des bureaucraties professionnelles par H. Mintzberg (1982), tout comme les universités et les cabinets d’experts comptables, qui selon lui, présentent les mêmes caractéristiques. Il s’agit d’organisations dont l’activité requiert des professionnels hautement qualifiés qui travaillent de manière autonome et indépendante. Chaque professionnel sait, grâce aux compétences acquises, ce qu’il doit faire. La partie clé de l’organisation est alors constituée par un centre opérationnel et la coordination repose sur la standardisation des compétences et des qualifications à partir de la formation et de la socialisation des acteurs. L’autorité découle alors du pouvoir lié à la compétence .
Les hôpitaux sont donc considérés comme des organisations complexes qui regroupent des individus qui possèdent des identités, des intérêts et des objectifs propres et qui doivent répondre à des fonctions diverses (soins, enseignement, recherche, prévention…). Afin d’appréhender les acteurs de l’hôpital il est essentiel de comprendre que ce dernier est composé de deux grands pouvoirs : le pouvoir administratif, incarné par le Directeur d’hôpital et le pouvoir médical, détenu par les médecins, garant de l’organisation du travail des soignants. S. Glouberman et H. Mintzberg (2001) considèrent ainsi l’hôpital comme une organisation éclaté en quatre mondes : le traitement (cure), celui des médecins, le soin (care) ou la prise en charge, celui des soignants, le contrôle (control), celui des directeurs, la communauté (community) celui des élus, des associations d’usager . Ces quatre mondes diffèrent par leurs valeurs, leurs structures incompatibles et par leur mode de coordination.
S. Glouberman et H. Mintzberg (2001) expliquent que le monde du cure, formé par la communauté médicale est en même temps « down », car basé sur les traitements des patients et « out », car les médecins ne font pas partie de la hiérarchie de l’hôpital. En bas à droite de la matrice, le monde du « care » fait référence aux infirmières qui sont à la fois « in » et « down », car elles délivrent un service au patient tout en étant sous le contrôle de l’institution. Le « control » représente l’administration « conventionnelle », c’est-à-dire les managers (cadres de soins) qui sont à la fois « in » et « up » car responsables de l’institution et moteur de l’action, bien qu’ils ne soient pas directement impliqués dans les opérations. Enfin, le monde que les auteurs nomment « community » correspond aux administrateurs de l’hôpital et aux bénévoles, qui sont à la fois « up » et « out » car ils ne sont pas directement reliés au fonctionnement de l’hôpital, ni personnellement redevables à sa hiérarchie.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – LE ROLE DE LA REGLE DANS LA QUALITE ET LA SECURITE DES SOINS
1.1 DE LA TRANSFORMATION DE L’HOPITAL A LA NECESSITE DE CONTROLER LA QUALITE ET LA SECURITE DES SOINS
1.1.1 Une volonté de transformer la structure de l’hôpital
1.1.1.1 L’hôpital, une bureaucratie professionnelle ?
1.1.1.2 Vers une nouvelle structure de l’hôpital : la bureaucratie mécaniste
1.1.2 La nécessité de contrôler la qualité et la sécurité des soins
1.1.2.1 L’entrée de la « démarche qualité » à l’hôpital
1.1.2.2 La mise en place d’indicateurs « de qualité »
1.1.2.3 Le contrôle des pratiques professionnelles : la certification HAS
1.2 DES POLITIQUES DE PROMOTION DE LA QUALITE DES SOINS FONDEES SUR UNE REGLEMENTATION ACCRUE
1.2.1 L’hôpital à l’épreuve des réformes
1.2.1.1 La naissance de l’hôpital
1.2.1.2 Le passage à la T2A
1.2.1.3 La loi HPST
1.2.2 Inspiration du « New Public Management »
1.2.2.1 Le Nouveau Management Public ou la « Mcdonaldization » des soins
1.2.2.2 Une organisation « industrielle » des soins : l’exemple du bloc opératoire
1.2.2.3 Une gestion qui ne permet pas la prise en charge des « singularités »
1.2.2.4 Le cas des cliniques privées
1.3 L’IMPORTANCE CONSTATEE DE LA TRANSGRESSION DES REGLES
1.3.1 Un nombre d’EIG encore trop élevé
1.3.2 Une partie des EIG expliquée par la transgression des règles
1.4 SYNTHESE DU CHAPITRE 1 – LE ROLE DE LA REGLE DANS LA QUALITE ET LA SECURITE DES SOINS
CHAPITRE 2 – LA TRANSGRESSION DES REGLES AU SEIN DES ORGANISATIONS
2.1 DEFINITIONS DES TERMES CLES
2.1.1 La règle : existence d’une prescription ou d’un guide d’action
2.1.1.1 Qu’est-ce qu’une règle ?
2.1.1.2 Distinction entre règle et norme
2.1.1.3 La règle : objet d’interprétation et d’arrangements
2.1.2 Essai de définition de la notion de non-respect des règles
2.2 QUELLES REPONSES POUR AGIR SUR LA TRANSGRESSION DES REGLES AU SEIN DES ORGANISATIONS ?
2.2.1 La transgression doit être supprimée ou, au moins, corrigée car elle représente un risque pour l’organisation
2.2.1.1 Supprimer la transgression lorsqu’elle est nuisible pour l’organisation
2.2.1.2 Corriger la transgression « en douceur »
2.2.2 La transgression doit être tolérée ou encouragée lorsqu’elle améliore le fonctionnement de l’organisation
2.2.2.1 Tolérer la transgression lorsqu’elle permet de mener à bien le travail
2.2.2.2 Encourager la transgression lorsqu’elle est vecteur d’innovations
2.2.3 Synthèse du 2.2 Quelles réponses pour agir sur la transgression des règles au sein des organisations ?
2.3 LE CAS DU BLOC OPERATOIRE : L’INFLUENCE DE L’ACTIVITE SUR LA TRANSGRESSION DES REGLES
2.3.1 Le rôle de la culture professionnelle dans la transgression des règles
2.3.1.1 La chirurgie, une activité par essence transgressive
2.3.1.2 Une transgression transmise au cours de l’apprentissage du métier
2.3.1.3 Le bloc opératoire : un « huis clos » favorisant la transgression
2.3.2 Quand la peur au travail entraine la transgression
2.3.2.1 La transgression : une « stratégie défensive de métier » pour nier la réalité du travail
2.3.2.2 L’apparition d’une « idéologie défensive de métier » partagée par le collectif
2.4 DISCUSSION DE LA REVUE DE LA LITTERATURE ET QUESTION DE RECHERCHE
2.4.1 Discussion de la revue de la littérature
2.4.2 Question de recherche
CHAPITRE 3 – METHODOLOGIE DE L’ENQUETE DE TERRAIN ET MISE EN ŒUVRE DE LA METHODE
4.1 UNE ETUDE DE CAS
4.2 LES OUTILS DE RECUEIL DES DONNEES
4.2.1 Le journal de bord
4.2.2 L’observation in situ
4.2.3 L’observation systématique
4.2.4 Les entretiens semi-directifs
4.2.5 Les fiches d’événements indésirables (FEI)
4.3 LES OUTILS DE TRAITEMENT DES DONNEES
4.3.1 L’analyse de contenu
4.3.1.1 La catégorisation (ou codage)
4.3.1.2 L’analyse des données
4.3.2 L’analyse de discours
4.3.3 La triangulation des données
4.4 MISE EN ŒUVRE DE LA METHODE
4.4.1 Les observations in situ
4.4.1.1 Présentation du terrain de recherche
4.4.1.2 L’entrée sur le terrain
4.4.1.3 « Devenir » observateur
4.4.2 Les observations systématiques
4.4.2.1 Stratégie d’observation adoptée
4.4.2.2 Utilisation d’une grille d’observation
4.4.2.3 Quelques difficultés rencontrées durant l’observation
4.4.3 Les entretiens
4.4.3.1 Prise de contact avec les acteurs
4.4.3.2 Utilisation d’un guide d’entretien
4.4.3.3 Conduite de l’entretien
4.5 SYNTHESE DU CHAPITRE 3 – METHODOLOGIE DE L’ENQUETE DE TERRAIN ET MISE EN ŒUVRE DE LA METHODE
CONCLUSION