NOTIONS THÉORIQUES DE LA NICHE ÉCOLOGIQUE
L’ exploitation des ressources est une activité qui joue un rôle majeur dans la survie et le succès reproducteur d’un animal. La connaissance des ressources qui supportent une population animale est essentielle dans l’établissement de mesures de conservation et de gestion des populations fauniques (Derrickson et al. 1998; SDN Management Board 2008). Toute aussi essentielle est la compréhension des enjeux et des mécanismes qui guident les décisions prises par les animaux d’utiliser ou non une ressource particulière. L’étude de la sélection des ressources contribue à la compréhension des stratégies de survie des animaux puisque c’est par leurs stratégies d’exploitation de l’environnement qu’ils répondent à leurs besoins énergétiques. L’ensemble des ressources utilisées par un animal combiné à l’ensemble des facteurs envirolmementaux qui composent son milieu définissent la niche écologique de cet animal (Hutchinson 1957; Krebs 2009). Ici, le terme ressource réfère à tout élément qui comble un besoin chez un animal. Il peut s’agir aussi bien d’ une proie que d’une composante du paysage. L’idée de niche écologique a beaucoup évolué dans la science moderne et aujourd’hui, le concept de Hutchinson (1957) est largement accepté. Cet auteur distingue deux types de niches écologiques: la niche fondamentale et la niche réalisée. Selon ce concept, le biotope est un plan multidimensionnel où chaque dimension correspond à une variable, par exemple un facteur envlronnemental, et où toutes les variables qui jouent un rôle dans la survie et la reproduction d’un animal sont représentées. Pour chacune de ces variables, il existe une plage de valeurs à l’intérieur de laquelle les conditions sont favorables à l’animal.La niche écologique d’un animal est définie comme la bulle, ou l’hypervolume pour reprendre le terme exact, formée dans cc plan par l’intersection de toutes les plages de valeurs de chaque variable. Cette idée d’ hypervo lume est illustrée dans la Figure 1. J. Dans cette figure, le palmeau de gauche représente un plan défini par deux variables environnementales et le polygone contient toutes les observations réalisées sur un animal. Il apparaît clairement que cet animal vit à l’ intérieur d’ une certaine plage de valeurs le long de chacune de ces variables. De plus, sa valence écologique est plus large dans la variable 1 que dans la variable 2. Toutefois, dans la réalité, la niche écologique d’un animal est définie par un nombre de variables beaucoup plus considérable. Ainsi, si on ajoutait une variable à ce plan bidimensionnel, on obtiendrait un volume (Figure 1.1 B). Si on ajoutait un grand nombre de variables pour se rapprocher de la réalité, on obtiendrait un hypervolume. Cet hypervolume constitue la niche fondamentale de [‘animal et correspond à l’espace, dans le plan multidimensiolmel, où l’animal serait théoriquement capable de survivre et de se reproduire (Hutchinson 1957; Krebs 2009).
PRÉSENTATION DES MERC/NI
L’ espèce modèle utilisée dans l’étude présentée dans cet ouvrage est le Garrot d’Islande (Bucephala islandica) de la population de l’Est de l’Amérique du Nord.Cette population détient un statut d’espèce en péril et il était pressant d’acquérir des connaissances sur les ressources qui la supportent en hiver dans le système marin du Saint-Laurent (Robert et al. 2000a; SDJV Management Board 2001). Une certaine emphase est aussi accordée au Garrot à œil d’ or (E. clangula) à titre comparatif. Ces deux espèces appartiennent au groupe taxonomique des Mergini (Livezey 1995),couramment désignés sous le nom de canards de mer (ordre Ansériformes, famille Anatidés). Les Mergini ont la particularité d’utiliser l’environnement marin durant au moins une période de leur cycle annuel, généralement en période non reproductrice.Ce groupe est circumboréal et il est abondamment représenté dans les milieux froids de l’hémisphère Nord (Québec : 13 espèces + 1 éteinte, Am. du Nord 15 esp. + 1 éteinte; Livezey 1995; COl’nell Lab ofOrnithology 2012; SDN 2012). La dépendance de ces espèces envers le milieu marin, ainsi que la durée de leur séjour en mer, varient d’une espèce à l’autre. Cette dépendance peut être facultative ou obligatou’e et durer quelques mois ou être permanente. En milieu marin, les Mergini se nourrissent pour la plupart d’invertébrés benthiques capturés en plongée (Cottam 1939). Ce groupe constitue un modèle très approprié à l’étude comparative de la sélection des ressources en raison de diverses caractéristiques de leur biologie. L’importance de chacune de ces caractéristiques sera développée ultérieurement dans cet ouvrage. En résumé, on peut mentionner le fait que ce groupe soit monophylétique (Livezey 1995), qu’ il affiche un large spectre de tailles corporelles (vou’ Tableau 2.1) et qu’ il soit constitué de prédateurs principalement diurnes (Lewis et al. 2005; Rizzo 10 et al. 2005 ; Heath et al. 2006) qui présentent des régimes alimentaires variés (Cottam 1939). Plusieurs espèces de canards de mer ont accusé des déclins d ‘effectifs durant les dernières décennies (Ely et al. 1994; Goudie et al. 1994; Robertson et Gilchrist 1998; Merkel 2004; SD.TV Management Board 2008). Les raIsons de ces déclins demeurent mal comprises dans plusieurs cas mais des facteurs liés à la qualité de leurs habitats et de leurs ressources alimentaires sont soupçonnés. Dans le modèle évolutif r/K de MacArthur et Wilson (1967), les Mergini sont généralement considérés comme des représentants typiques de la sélection K. Cette présomption semble largement basée sur l’étude de l’Eider à duvet réalisée par Milne (1974) et dont les conclusions sont fréquemment étendues à l’ ensemble du groupe des Mergini, possiblement en raison de l’influence de la revue publiée par Goudie et al. (1994). Milne (1974) a mis en évidence le fait que le recrutement dans les populations d’Eiders à duvet nécessite un bon taux de survie des adultes en période nonreproductrice. Étant donné que ces espèces passent une longue période de leur cycle annuel dans les milieux côtiers, cette caractéristique de leur biologie donne une grande importance aux ressources côtières dans leur survie.
LES CARACTÉRISTIQUES DES MERCINI
La monophylie du groupe des Mergini a été démontrée par Livezey (1995).Toutes les espèces descendent donc d’une espèce ancestrale unique. Pourtant, ce groupe affiche une grande diversité phénotypique. À titre d’exemple, le spectre de masse corporelle est étalé de quelques centaines de grammes à peine à plus de deux kilogrammes. De même, les patrons morphologiques du bec présentent aussi une large diversité qui facilite probablement la partition des ressources (Goudie et Ankney 1986). Le caractère monophylétique des Mergini a son importance puisqu’il indique que cette diversité des patrons phénotypiques est issue d’une sélection directionnelle et non d’une possible inertie phylogénétique. Ceci suggère que la partition des ressources ajoué un rôle important au cours de l’évolution de ce groupe.De toutes les propriétés que possède un animal, la masse corporelle est probablement la plus fondamentale. La masse d’ un animal détermine en effet la quantité d’énergie qu ‘ il dépense et de ressources qu ‘il consomme (Peters 1983; McNab 2002). Elle détermine aussi, entre autres choses, l’éventail des ressources auxquelles il a accès, la durée de sa digestion, l’étendue et le coût de ses déplacements et sa robustesse face aux conditions adverses (Peters 1983 ; MeN ab 1963, 2002). De plus, la masse influence la place qu’il occupe dans sa communauté en influençant les relations de cohabitation, compétition et prédation qu’ il entretient avec les autres organismes de sa communauté (Wissinger 1992; Nudds et Wickett 1994; Belovsky 1997; Hopcraft et al. 2012). La masse corporelle d’ un endotherme détermine son taux métabolique selon la relation logarithmique suivante (Nagy et al. 1999) : taux métabolique = a (masse)b où a est une constante propre à chaque taxon. b est un exposant qui est aussi propre à chaque taxon mais il se situe généralement près de 0.7 (Nagy et al. 1999). Mathématiquement, l’exposant représente la pente de la relation dans un diagramme log-log. La valeur de l’exposant possède deux caractéristiques qui ont des implications importantes en écologie : elle est proche de un tout en demeurant légèrement inférieure à l’unité. D’un point de vue théorique, la conséquence de cet exposant inférieur à un est une augmentation de plus en plus faible du taux métabolique pour chaque incrément constant de masse le long d’un gradient (Figure 1.2A). Corollairement, le taux métabolique massique (mass-specific metabolic rate) diminue le long du même gradient (Figure 1.2B) .
LE CAS DU GARROT D’ISLANDE DE LA POPULATION DE L’EST DE L’AMÉRlQUE DU NORD
Le Garrot d’Islande de la population de l’Est de l’Amérique du Nord constitue un enjeu de conservation pour les gestionnaires de la faune. Il s’ agit d’une petite population estimée au plus à 6800 individus (EnvirOlmement Canada 20 Il). La majorité de ses effectifs hiverne dans les milieux côtiers le long de la rive nord de l’estuaire du Saint-Laurent selon un patron de répartition très groupé (Robert et Savard 2006; Chapitre III (Ouellet et al. 2010b». Par exemple, plus de 65 % des effectifs se répartissent le long de 300 km de côte et ce, durant plusieurs mois de l’ année (voir Chapitre III (Ouellet et al. 2010b». Fait intéressant, les travaux de suivi des déplacements des individus et de la répartition spatiale de la population ont montré que l’essentiel des effectifs de cette petite population menacée, quoique migratrice, passe l’ ensemble de son cycle annuel à l’ intérieur des fi-ontières du Québec (Robert et al. 2002; Envirolmement Canada 20 Il). Ce patron de répatiition particulier rend cette petite population très vulnérable à la dégradation des habitats côtiers, entre autres par la contamination et les déversements d’ hydrocarbures (Robert et al. 2000a). Celiaines de ses zones de concentration sont connues pour les niveaux élevés de contaminants de leurs sédiments (Lee et al. 1999; Parsons et Cranston 2006;Fraser et al. 20 Il). Par exemple, la baie des Anglais qui supporte de grands nombres d’individus annuellement compte parmi les tronçons côtiers les plus lourdement contaminés par les biphény Is po Iychlorés (BPC) au Canada (Lee et al. 1999). De plus, une partie de la population hiverne dans la baie des Chaleurs, qui a été exposée durant des décennies à des apports en métaux lourds issus de rejets industriels (Parsons et Cranston 2006; Fraser et al. 20 Il). Les risques de déversements d’ hydrocarbures sont réels avec le passage de milliers de navires annuellement dans la voie maritime du Saint-Laurent ainsi qu’avec les projets de prospection pétrolière actuellement en cours. D’autres menaces qui pèsent sur cette population sont l’exploitation forestière et l’ensemencement d’ombles de fontaines dans les lacs généralement dépourvus de poissons qui sont utilisés durant la nidification (Robert et al. 2000a). Les ressources qui attirent l’espèce dans les quelques zones de concentration de son aire d’hivernage ne sont pas connues. Des informations fragmentaires suggèrent que son régime alimentaire dans le système marin du Saint-Laurent soit différent de celui qui a été décrit sur la côte Pacifique où l’espèce est abondante. En effet, la moule bleue est la principale proie de cette espèce sur la côte Pacifique (Koehl et al. 1982; Vermeer 1982), mais des auteurs qui ont examiné des contenus digestifs de Garrots d’Islande récoltés dans le Saint-Laurent ont observé très peu de moules bleues (Savard 1990; Bourget et al. 2007). Le patron de répartition très particulier du Garrot d’Islande de la population de l’Est de l’ Amérique du Nord ainsi que les menaces qui pèsent sur sa survie et le manque d’information sur les ressources qui la supportent ont mené à sa désignation au statut de préoccupant par le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEP AC 2002).La qualité de l’habitat hivernal du Garrot d’Islande est probablement d’une importance primordiale pour cette espèce étant donné les importantes concentrations d’ individus et la longue durée de leur séjour sur les aires d’ hivernage (Robert et al. 2003; Robert et Savard 2006; voir Chapitre III (Ouellet et al. 2010b)). Pourtant, les ressources et les processus naturels qui supportent la population durant la longue période d’hivernage n’ont jamais été identifiés puisque l’ habitat hivernal n’a jamais été décrit. Par conséquent, aucun plan de restauration du milieu ne serait possible dans le cas d’une perturbation catastrophique étant donné que l’état initial du milieu est inconnu. De plus, le suivi de l’exposition aux contaminants nécessite une connaissance approfondie du réseau trophique .
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Table des matières
AVANT-PROPOS
LISTE DES FIGURES
LISTE DES TABLEAUX
RÉSUMÉ
CHAPITRE I INTRODUCTION GÉNÉRALE
1.1 Notions théoriques de la niche écologique
1.2 Présentation des Mergini
1.3 Les caractéristiques des Mergini
1.4 Le cas du Garrot d’Islande de la population de l’Est de l’Amérique du Nord
1.5 La quête alimentaire
1.6 Présentation des proies des Mergini
1.7 Les pressions et contraintes énergétiques
1.8 Notions théoriques du comportement alimentaire
1.8. 1 L’exclusion compétitive et la partition des ressources
1.8.2 La théorie de la quête alimentaire
1. 8.3 Miser sur la maximisation du contenu énergétique brut ou ne
1.8.4 La règle de la condition physique
1.9 Les objectifs
CHAPITRE II THE BODY SIZE-DEPENDENT DIET COMPOSITION OF NORTH AMERICAN SEA DUCKS IN WINTER
2.1 Introduction
2.2 Methods
2.2. 1 Diet composition
2.2.2 Body n1ass
2.2.3 Energy value of diets
2.2.4 Re lative intake
2.2.5 Phylogenetic constraint
2.3 Results
2.3.1 Body mass
2.3.2 Diet composition and diversity
2.3 .3 Energy value of prey
2.3.4 Scaling of the energy value of diets
2.3.5 Relative intake
2.4 Discussion
2.4.1 Diet diversity
2.4.2 DifferentiaI digestion rate
2.4.3 Limit to diet quality
2.4.4 Conclusion
CHAPITRE III SPATIAL DISTRIBUTION AND HABITAT SELECTION OF BARROW’S AND COMMON GOLDENEYES (BUCEPHALA ISLANDICA, B. CLANGULA) WINTERING IN THE ST. LAWRENCE MARINE SYSTEM
3.1 Introduction
3.2 Methods
3.2.1 Study area
3.2.2 Helicopter-borne surveys
3.2.3 Spatial analyses
3.2.4 Verifying the relative importance of the Estuary as a wintering ground
3.2.5 Depth
3.2.6 River n10uths
3.2.7 Long-term ice concentration
3.2.8 Daily ice concentration
3.2.9 Direction to the nearest coastline
3.2.10 Level of sympatry between both species
3.2.11 Goldeneye distribution patchiness
3.3 Results
3.3. 1 Physical factors controlling the distribution
3.3.2 Leve l of sympatry between both species
3.3.3 Distribution
3.4 Discussion
3.4. 1 Factors controlling the distribution
3.4.2 Level of sympatry between both species
3.4.3 Distribution
3.4.4 Conclusion
CHAPITRE IV FINE SCALE HABITAT AND PREY SELECTION BY THE BARROW’S AND COMMON GOLDENEYES (BUCEPHALA ISLANDICA, B. CLANGULA) IN WINTER IN THE ST. LAWRENCE ESTUARY, EASTERN CANADA
4.1 Introduction
4.2 Methods
4.2.1 Study area
4.2.2 Habitat segregation
4.2.3 Morphology
4.2.4 Diet
4.3 Results
4.3.1 Habitat segregation and selection
4.3.2 Habitat description
4.3.3 Bill morphology
4.3.4 Diet
4.4 Discussion
4.4.1 Barrow’s goldeneye preferred habitat
4.4.2 Bill morphology
4.4.3 Diet
4.4.4 Conservation issues
CHAPITRE V CONCLUSION GÉNÉRALE
5.1 Effet de la contrainte métabolique sur l’utilisation des ressources alimentaires
5.1.1 Retour sur le Chapitre II
5.1.2 Le phénomène de l’autocorrélation phylogénétique
5.1.3 Cas des espèces disparues
5 .14 Le rôle potentiel de la charge alaire
5. 1.5 La valeur énergétique du régime des Mergini
5.1 .6 Évolution du groupe
5.2 Sélection de l’ habitat
5.3 Implications pour la conservation
5.3.1 Les aspects de conservation
5.3.2 Quantité d’habitat
5.3.3 La difficulté d’étudier le Garrot d’Islande
5.4 Avenues de recherche
5.4.1 Contenu énergétique et profitabilité du régime alimentaire des Mergini
5.4.2 Cas des macreuses
5.4.3 Habitat
5.4.4 Conservation
RÉFÉRENCES
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