SEARLE ET SA CRITIQUE DU FONCTIONNALISME

Le behaviorisme logique

ย  ย Depuis sa formulation au XVIIe siรจcle jusque vers la fin du XIXe siรจcle, les discussions philosophiques sur les relations entre lโ€™esprit et le corps sont essentiellement dรฉterminรฉes par la conception cartรฉsienne de lโ€™identitรฉ humaine. Mais au dรฉbut du XXe siรจcle, avec la montรฉe en puissance de lโ€™esprit scientiste orchestrรฉ par les nรฉopositivistes du Cercle de Vienne, la philosophie classique, dโ€™obรฉdience cartรฉsienne, est de plus en plus dรฉcriรฉe. En effet, impressionnรฉs par les progrรจs de la science physique en plein essor du dรฉbut du siรจcle dernier, et dรฉpitรฉs par la philosophie contemporaine encore sous le giron de la pensรฉe classique, les membres du Cercle de Vienne ont estimรฉ quโ€™il รฉtait temps dโ€™รฉlaborer une nouvelle philosophie qui sโ€™inspirerait en toute rigueur de la science. Ainsi, dรฉsireuse de rรฉaliser lโ€™unification de la science, cette nouvelle philosophie se montre hostile ร  toute forme de connaissance qui fait appel dans ses explications ร  des causes mรฉtaphysiques ou religieuses. Dโ€™oรน le rejet de la philosophie classique de tradition cartรฉsienne et de la philosophie contemporaine qui continue de sโ€™en inspirer. Cโ€™est dans ce contexte que naรฎt un mouvement de pensรฉe, que lโ€™on a nommรฉ le behaviorisme logique, qui sโ€™oppose radicalement au dualisme cartรฉsien. Parmi les pionniers de cette doctrine, le plus en vue est le philosophe anglais Gilbert Ryle. Dans son manifeste Le concept dโ€™esprit, il soutient contre le subjectivisme cartรฉsien des idรฉes trรจs dรฉvastatrices. Pour lui, en effet, la thรจse interactionniste que Descartes a inventรฉe pour expliquer lโ€™union de lโ€™รขme et du corps est absurde et incohรฉrente. Elle est absurde et incohรฉrente dans la mesure oรน elle laisse penser que dans le corps humain, il y a un fantรดme (lโ€™esprit) qui le fait fonctionner. Or, รฉtant donnรฉ que corps et esprit sont substantiellement diffรฉrents, et obรฉissent ainsi ร  des principes distincts โ€“ les lois de la pensรฉe pour lโ€™รขme et celles de la nature pour le corps โ€“ le fonctionnement de lโ€™un ne peut expliquer le fonctionnement de lโ€™autre et vice versa. A moins de supposer quโ€™il y a un ยซ fantรดme dans la machine ยป (โ€ณghost in the machineโ€ณ, en anglais), cela nโ€™a pas de sens. Selon Ryle, ce caractรจre fantomatique de la conception cartรฉsienne est la consรฉquence dโ€™une ยซ erreur de catรฉgorie ยป. En dโ€™autres termes, Descartes aurait commis lโ€™erreur de considรฉrer le corps et lโ€™esprit comme appartenant ร  la mรชme catรฉgorie. Deux termes sont de la mรชme catรฉgorie si et seulement si ils ont les mรชmes propriรฉtรฉs, et peuvent ainsi se remplacer mutuellement sans que cela ne provoque une contradiction. Or, la maniรจre dont Descartes dรฉfinit lโ€™รขme et le corps exclut cette possibilitรฉ. Donc, lโ€™erreur de catรฉgorie inhรฉrente au modรจle cartรฉsien consiste ร  dire quโ€™il existe des รฉtats mentaux subjectifs, cโ€™est-ร -dire fantomatiques pour reprendre la terminologie de Ryle, et que ces รฉtats occultes causent le comportement. Cโ€™est lร  quโ€™il introduit sa mรฉtaphore du visiteur de lโ€™Universitรฉ dโ€™Oxford. Il sโ€™agit dโ€™un visiteur ร  qui lโ€™on a fait visiter lโ€™Universitรฉ dโ€™Oxford. On lui a montrรฉ les amphithรฉรขtres, les facultรฉs, la bibliothรจque universitaire, etc. A la fin de la visite, son guide lui demande quelles sont ses impressions. Mais contre toute attente, il demande : ยซ Mais oรน est lโ€™Universitรฉ en question ? ยป Ce visiteur croit que lโ€™Universitรฉ dโ€™Oxford est une entitรฉ matรฉrielle alors quโ€™elle est plutรดt une institution. Il a donc commis une erreur conceptuelle en รฉtablissant une diffรฉrence entre lโ€™Universitรฉ et ses composantes matรฉrielles ร  travers lesquelles elle se manifeste, tout comme Descartes qui รฉtablit une scission entre lโ€™esprit et le corps qui le manifeste. Or, dit P. Gillot : ยซ Pareille conception, du reste, se trouve caractรฉrisรฉe ร  double titre, et simultanรฉment dans deux registres diffรฉrents, comme illusoire : en tant que mythe ou lรฉgende, dans lโ€™ordre de lโ€™imaginaire, dโ€™une part, et en tant quโ€™ยซ erreur de catรฉgorie ยป, procรฉdant dโ€™une confusion conceptuelle, dโ€™autre part. ยป Le courant behavioriste sโ€™inspire largement des positions de Ryle. Pour celui-ci, qui est lโ€™un des instigateurs les plus influents de ce modรจle, la pensรฉe nโ€™est pas un phรฉnomรจne cachรฉ et mystรฉrieux. La pensรฉe est une rรฉalitรฉ qui nโ€™existe quโ€™ร  travers nos comportements qui la manifestent. En effet, le projet philosophique du behaviorisme est dโ€™รฉvacuer une bonne fois pour toute le problรจme de lโ€™interaction psychophysique quโ€™entraine la conception cartรฉsienne. Ce problรจme, aux yeux des behavioristes, est un faux problรจme puisque les รฉtats mentaux ne sont pas des processus internes et autonomes dotรฉs de pouvoirs causaux sur le corps. Les รฉtats mentaux sont des รฉtats publiquement observables dans la mesure oรน ils nโ€™existent quโ€™ร  travers nos comportements qui les traduisent. Autrement dit, pour รชtre plus explicite, les behavioristes tentent dโ€™opรฉrer une rรฉduction conceptuelle des processus psychiques que lโ€™on ne peut pas observer ร  des processus comportementaux, ou ยซ ร  des dispositions au comportement observable ยป.

La thรฉorie de lโ€™identitรฉ des types

ย  ย La thรฉorie de lโ€™identitรฉ est un matรฉrialisme rรฉductionniste qui identifie les รฉtats mentaux ร  des processus neurologiques du cerveau. Cette thรฉorie de lโ€™esprit est fortement influencรฉe par les succรจs de la science physique, et entend sโ€™inspirer des mรฉthodes de rรฉduction que celle-ci utilise pour rรฉsoudre en termes physicalistes le dualisme entre propriรฉtรฉs physique du cerveau et รฉtats mentaux. Ainsi, lorsquโ€™en science on รฉtablit par exemple des identitรฉs entre ยซ eau ยป et ยซ molรฉcules de H2O ยป, ยซ foudre ยป et ยซ dรฉcharge รฉlectrique ยป ou encore ยซ tempรฉrature dโ€™un corps ยป et ยซ รฉnergie cinรฉtique ยป, en thรฉorie de lโ€™identitรฉ on dira รฉgalement que la douleur est lโ€™activation des fibres C. Dans chaque cas on a employรฉ deux expressions diffรฉrentes. Pourtant ces deux expressions diffรฉrentes renvoient toutes ร  une seule et mรชme rรฉalitรฉ. Cโ€™est comme lorsque lโ€™on emploie les expressions : ยซ Etoile du matin ยป et ยซ Etoile du soir ยป. Ces deux expressions dรฉsignent la mรชme rรฉalitรฉ. Ainsi, pour les thรฉoriciens de lโ€™identitรฉ psychophysique, quand on parle de lโ€™esprit et du corps, il ne faut pas croire que nous avons affaire ร  deux rรฉalitรฉs distinctes. Au contraire, ces deux choses renvoient ร  la mรชme rรฉalitรฉ, mais envisagรฉe sous deux angles diffรฉrents. Il nโ€™y a donc aucune diffรฉrence entre la pensรฉe et le corps, cโ€™est-ร -dire le cerveau pour รชtre plus prรฉcis. En effet, pour les thรฉoriciens de lโ€™identitรฉ, les รฉtats mentaux ne sont ni plus ni moins que des processus neurophysiologiques du cerveau. Et il faut prendre le qualificatif ยซ est ยป au sens strict du terme, comme tient ร  le prรฉciser C. Smart, lโ€™un des plus fervents dรฉfenseurs de cette thรจse : ยซ quand je dis quโ€™une sensation est un processus du cerveau ou que la lumiรจre est une dรฉcharge รฉlectrique, jโ€™emploie ยซ est ยป dans le sens de lโ€™identitรฉ stricteโ€ฆ les processus rapportรฉs dans la sensation sont en fait des processus dans le cerveau. ยป Cette thรฉorie rรฉductionniste de lโ€™esprit est la cible de plusieurs objections de taille. Searle les rรฉpertorie en deux classes : une objection de sens commun et les objections techniques. Lโ€™objection de sens commun consiste ร  dire quโ€™une menace de dualisme plane sur la tรชte de cette doctrine, malgrรฉ ses prรฉtentions physicalistes. Soit la proposition suivante : ยซ Lโ€™รฉvรฉnement joyeux x est identique ร  lโ€™รฉvรฉnement neurophysiologique y ยป, dans cette phrase nous avons affaire ร  un ยซ รฉvรฉnement ยป unique, mais envisagรฉ sous deux rapports diffรฉrents : celui de la joie (qui est une propriรฉtรฉ mentale) et celui de la neurophysiologie ร  laquelle elle se rรฉduit. On sโ€™aperรงoit ainsi que nous avons un รฉvรฉnement unique mais qui renvoie ร  deux catรฉgories de ยซ propriรฉtรฉs ยป, des propriรฉtรฉs mentales et des propriรฉtรฉs cรฉrรฉbrales. Il semble dรจs lors que le thรฉoricien de lโ€™identitรฉ soit confrontรฉ ยซ ร  un dilemme ยป insurmontable : celui de dรฉcider si les propriรฉtรฉs de la joie sont phรฉnomรฉnales ou si ยซ elles ne le sont pas ยป. ยซ Si elles le sont, alors nous ne sommes vraiment pas dรฉbarrassรฉs de lโ€™esprit. Nous en sommes toujours ร  une certaine forme de dualisme, ร  cela prรจs quโ€™il sโ€™agit dโ€™un dualisme des propriรฉtรฉs plutรดt que dโ€™un dualisme de substances. ยป Une deuxiรจme objection, technique cette fois-ci, est celle quโ€™on appelle lโ€™objection du ยซ chauvinisme neuronal ยป, que lโ€™on doit ร  Ned Block. Cette objection nie la thรจse de lโ€™identitรฉ stricte entre propriรฉtรฉs mentales et propriรฉtรฉs neurophysiologiques du cerveau. Dโ€™aprรจs cette thรจse, en effet, si deux individus ont le mรชme type dโ€™รฉtat mental, alors nรฉcessairement ils doivent avoir exactement le mรชme type de processus neuronal. Ainsi, si Joe croit, par exemple, que les escargots sont bons et que cette croyance est identique ร  un รฉtat de son cerveau, David qui, lui aussi, croit que les escargots sont bons doit forcรฉment avoir un รฉtat cรฉrรฉbral identique en tout point ร  celui de Joe. Ce qui est fort peu probable. Dโ€™autre part, la thรฉorie de lโ€™identitรฉ ne peut pas sโ€™appliquer aux autres espรจces intelligentes, celles-ci ayant des expรฉriences et des processus neurologiques diffรฉrents de ceux de lโ€™homme. Cette citation de Searle nous permet dโ€™y voir plus clair : ยซ Et dโ€™une espรจce ร  lโ€™autre, mรชme sโ€™il est vrai que chez tous les humains les douleurs sont identiques aux รฉvรฉnements neurophysiologiques humains, nous ne voulons pas exclure la possibilitรฉ que dans une autre espรจce il puisse y avoir des douleurs qui soient identiques ร  un autre type de trame neurophysiologique. ยป Une autre objection technique quโ€™รฉvoque Searle est celle tirรฉe de la loi de lโ€™indiscernabilitรฉ de Leibniz. Celle-ci consiste ร  dire quโ€™il ne peut y avoir dโ€™identitรฉ entre deux termes x et y que si et seulement si les caractรฉristiques de lโ€™un sont exactement les mรชmes que celles de lโ€™autre. Or, les รฉtats mentaux ont gรฉnรฉralement des propriรฉtรฉs mentales, cโ€™est-ร -dire privรฉes, tandis que les processus du cerveau ont des propriรฉtรฉs รฉlectrobiochimiques. Dรจs lors, il serait difficile de soutenir une quelconque รฉquivalence, scientifiquement parlant, entre la pensรฉe et le cerveau, celui-ci nโ€™ayant pas exactement les mรชmes caractรฉristiques que celle-lร .

LA MACHINE DE TURING : UN TOURNANT

ย  ย De ce qui prรฉcรจde, on se rend compte que ni le behaviorisme logique ni la thรฉorie de lโ€™identitรฉ ne peuvent fournir une explication scientifique satisfaisante de lโ€™esprit. Le behaviorisme, en cherchant ร  expliquer lโ€™esprit sur la base des seuls comportements observables omet deux dimensions essentielles : la conscience et sa base neuronale. La thรฉorie de lโ€™identitรฉ, quant ร  elle, en รฉtablissant une identitรฉ entre processus mentaux et processus cรฉrรฉbraux, sโ€™est elle aussi interdite les moyens de prendre en charge lโ€™aspect qualitatif des รฉtats mentaux. Qui plus est, elle ne peut pas sโ€™appliquer aux autres espรจces, leur neurophysiologie et leurs expรฉriences รฉtant diffรฉrentes des nรดtres. Il semble donc que la psychologie, partagรฉe entre le dรฉsir ardent de scientificitรฉ et celui de garder sa spรฉcificitรฉ en tant que science du mental, soit dans une mauvaise posture. Comment peut-elle intรฉgrer le monisme matรฉrialiste contemporain tout en prรฉservant son statut de science des phรฉnomรจnes psychiques ? Une rรฉponse est quโ€™il lui faut montrer la naturalitรฉ de son objet, cโ€™est-ร -dire du mental. Mais comment au juste montrer le caractรจre naturel du mental ? Tout espoir semble perdu pour la psychologie dรฉsireuse de sโ€™รฉmanciper de la philosophie pour devenir une science ร  part entiรจre. Cโ€™est dans ce contexte quโ€™un jeune mathรฉmaticien amรฉricain dโ€™origine anglaise du nom dโ€™Alan Mathison Turing fait son entrรฉe en jeu pour apporter des changements radicaux en sciences de lโ€™esprit. En quoi consiste ces changements apportรฉs par Turing, et jusquโ€™oรน sโ€™รฉtend leur portรฉe ? Dans la premiรจre moitiรฉ du XXe siรจcle, on assiste en mathรฉmatiques ร  de grands travaux de formalisation initiรฉs par le cรฉlรจbre mathรฉmaticien allemand, David Hilbert. Ces travaux, connus sous le nom de programme de Hilbert, tรฉmoignent du dรฉsir ardent de celui-ci de trouver une formalisation complรจte et rigoureuse des mathรฉmatiques ร  lโ€™aide de la logique. Hilbert est non seulement convaincu que les รฉnoncรฉs mathรฉmatiques sont formalisables, mais aussi quโ€™ils sont dรฉmontrables. En 1935, alors que Turing poursuit ses รฉtudes au Kingโ€™s College en Angleterre, Max Newman, son professeur de thรฉorie des ensembles, propose cette annรฉe le ยซ programme de Hilbert ยป. Mais, ce programme soulรจve un certain nombre dโ€™interrogations parmi lesquelles, la plus importante est celle connue sous le nom de ยซ problรจme de la dรฉcision ยป. Ce problรจme porte sur la dรฉcidabilitรฉ ou prouvabilitรฉ dโ€™un รฉnoncรฉ mathรฉmatique formalisรฉ, et peut se formuler ainsi : รฉtant donnรฉ un รฉnoncรฉ mathรฉmatique formalisรฉ, y a-t-il un algorithme qui permet de dรฉmontrer mรฉcaniquement la vรฉracitรฉ ou la faussetรฉ de cet รฉnoncรฉ ? Pendant plusieurs annรฉes, les recherches en mathรฉmatiques sont dรฉterminรฉes par le programme de Hilbert, chacun cherchant ร  rรฉsoudre les problรจmes quโ€™il soulรจve, en particulier le problรจme de la dรฉcision. Mais, ce projet dโ€™axiomatisation des mathรฉmatiques ne tarde pas ร  tomber ร  lโ€™eau lorsquโ€™en 1931, Gรถdel dรฉmontre un thรฉorรจme connu sous le nom de ยซ thรฉorรจme dโ€™incomplรฉtude ยป pour prouver lโ€™indรฉcidabilitรฉ de certains รฉnoncรฉs mathรฉmatiques. Cependant, la contribution de Gรถdel ne va pas plus loin, puisquโ€™il ne propose pas de solution au problรจme de la dรฉcision de Hilbert. Cโ€™est dans ce contexte que Turing, au moment oรน lโ€™on cherche ร  rรฉsoudre le problรจme de Hilbert dโ€™un point de vue mathรฉmatique, entre en jeu pour aborder la question sous un autre angle. Ainsi, il quitte le cadre trop thรฉorique des mathรฉmatiques et propose une dรฉfinition plus prรฉcise du concept de calcul qui, ร  ses yeux, est encore trop รฉquivoque. Il dรฉcide alors dโ€™aborder la question du calcul sous lโ€™angle ยซ de manipulation concrรจte, oรน cette fois ยซ manipuler ยป signifie quelque chose comme ยซ exรฉcuter ร  la maniรจre dโ€™une machine ยป ยป. Cโ€™est ainsi que dans son article de 1936, ยซ Thรฉorie des nombres calculables, suivie dโ€™une application au problรจme de la dรฉcision ยป (en anglais, ยซ On computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem ยป), il prรฉsente le plan de toute une sรฉrie de machines, ร  lโ€™aide duquel il dรฉfinit la notion de calcul. Une machine de Turing comprend une bande illimitรฉe vers la gauche et vers la droite, divisรฉe en plusieurs cases. Dans chacune de ces cases, il y a soit un symbole inscrit (un o ou un 1, par exemple) soit il nโ€™y a rien ร  lโ€™intรฉrieur de la case, elle est vierge. La machine comporte aussi une tรชte de lecture/รฉcriture qui se dรฉplace le long de la bande tantรดt vers la gauche, tantรดt vers la droite, tout en lisant ร  lโ€™intรฉrieur des cases. Et, cโ€™est en fonction de cette information quโ€™elle peut exรฉcuter une action qui peut consister soit ร  se dรฉplacer vers la case suivante oรน il faudra lire quelque chose soit ร  effacer le symbole qui sโ€™y trouve. Selon Turing, le fonctionnement de la machine est exactement comparable au comportement dโ€™un homme qui effectue un calcul. Un homme qui rรฉsout un problรจme รฉlabore dโ€™abord un plan, ensuite il suit un certain nombre dโ€™รฉtapes en fonction du plan jusquโ€™au rรฉsultat final. Pour Turing, tout ce quโ€™un homme en train de rรฉsoudre un calcul fait, une machine peut tout aussi bien le faire. Cela nous amรจne donc ร  la considรฉration suivante, ร  savoir que pour tout algorithme quโ€™un homme peut exรฉcuter, il existe une machine de Turing capable dโ€™effectuer le mรชme algorithme. En redรฉfinissant ainsi la notion de calcul en termes de manipulation de symboles, Turing รฉtablit les limites de la calculabilitรฉ, et rรฉpond nรฉgativement au problรจme de Hilbert en montrant que parmi tous les algorithmes exรฉcutables par une machine de Turing, il nโ€™en existe aucun capable de dรฉmontrer la vรฉritรฉ ou la faussetรฉ dโ€™un รฉnoncรฉ axiomatisรฉ. Le problรจme de la dรฉcision ainsi rรฉsolu, il lui reste maintenant ร  parfaire sa dรฉfinition de la notion de calcul. Cโ€™est ainsi que, en cherchant ร  รฉlargir les limites du calculable, Turing conรงoit le plan dโ€™une machine tout ร  fait particuliรจre. En effet, avec les machines de Turing il y a un petit problรจme qui se pose, liรฉ ร  leur capacitรฉ restreinte. Chacune dโ€™entre elles ne peut effectuer quโ€™une tรขche, et une seule. Si une machine est programmรฉe par exemple pour exรฉcuter des additions seulement, elle ne pourra rien faire dโ€™autre quโ€™exรฉcuter des additions. Or, il y a une catรฉgorie de machine qui, ร  elle seule, est capable dโ€™effectuer les tรขches de toutes les autres machines de Turing rรฉunies ensemble. Cโ€™est en ce sens quโ€™on lโ€™appelle la machine de Turing universelle. Tout comme un homme qui exรฉcute sur un mรชme tableau diffรฉrentes opรฉrations (des additions, des multiplications, etc.) avec les mรชmes compรฉtences intellectuelles, la machine de Turing universelle est elle aussi capable dโ€™effectuer plusieurs algorithmes ร  la fois. Il lui faut seulement le bon algorithme. Donc, en plus de dรฉfinir le calcul ร  lโ€™aide de ses machines, Turing รฉtablit รฉgalement une correspondance entre ce que fait lโ€™homme et ce que fait la machine. Mais, cet isomorphisme fonctionnel entre lโ€™homme et la machine suscite de nombreuses interrogations parmi lesquelles les plus importantes sont les suivantes : Peut-on dire que la machine a les mรชmes capacitรฉs de raisonnement que lโ€™homme ? ร‰tant donnรฉ que sur le plan physique, il nโ€™y a absolument rien qui rapproche lโ€™homme de la machine, est-il lรฉgitime dโ€™รฉtablir une ressemblance entre les deux ? Dans son article de 1950, ยซ Les ordinateurs et lโ€™intelligence ยป (ยซ Computing Machinery and Intelligence ยป, en anglais), Turing rรฉpond affirmativement ร  ces questions, ร  lโ€™aide dโ€™une expรฉrience de pensรฉe connue sous le nom de ยซ jeu de lโ€™imitation ยป ou ยซ test de Turing ยป. Trois protagonistes participent au jeu : un homme, une femme et un interrogateur. Lโ€™homme et la femme se trouvent dans une piรจce, et lโ€™interrogateur dans une autre piรจce oรน il ne peut pas les voir ni mรชme les entendre parler. La communication entre les trois acteurs sโ€™effectue par dactylographie. Lโ€™interrogateur a pour mission de parvenir ร  dรฉterminer qui est qui, tandis que le rรดle de lโ€™homme consiste ร  lโ€™induire en erreur en se faisant passer pour la femme. Quโ€™arriverat-il maintenant si ร  un moment donnรฉ du jeu, on retranche lโ€™homme pour le remplacer par un ordinateur, et que celui-ci arrive ร  lโ€™imiter si bien que lโ€™interrogateur ne se doute de rien ? Pour Turing, si la machine rรฉussit ร  passer le test, cโ€™est-ร -dire ร  imiter lโ€™homme au point que lโ€™interrogateur ne parvient pas ร  se rendre compte de la ruse, cโ€™est quโ€™elle est douรฉe dโ€™intelligence. Cโ€™est donc en ces termes que Turing rรฉpond ร  la premiรจre question, ร  savoir quโ€™รชtre capable de raisonnement, cโ€™est รชtre capable dโ€™imiter. On remarque aussi que dans le ยซ jeu de lโ€™imitation ยป, Turing nโ€™insiste pas sur les caractรฉristiques physiques des protagonistes. Le sexe, le langage, et en particulier la neurophysiologie, ne font pas partie des critรจres requis pour participer au jeu. Il en rรฉsulte que, pour Turing, ces caractรฉristiques humaines ne constituent aucun obstacle pour lโ€™รฉlaboration de machines intelligentes. Une machine qui simule convenablement la pensรฉe humaine est une machine qui pense. La diffรฉrence physique entre lโ€™homme et la machine nโ€™a donc aucune importance. Ces conclusions de Turing sont ร  la base de lโ€™avรจnement et du dรฉveloppement des sciences cognitives. En effet, en 1956, un groupe de scientifiques conduit par John McCarthy sโ€™inspirent des travaux de Turing pour crรฉer un champ dโ€™รฉtude nouveau qui a pour but lโ€™รฉtude de la cognition sur la base de sa simulation artificielle ร  lโ€™aide de machines. Il sโ€™agit de lโ€™intelligence artificielle qui assimile la cognition ร  un niveau de ยซ reprรฉsentation symbolique du rรฉel ยป quโ€™il est question dโ€™expliquer le fonctionnement, sur la base de sa simulation computationnelle sur des machines. Pour les tenants de cette discipline, la pensรฉe, en tant quโ€™elle est comparรฉe ร  un programme dโ€™ordinateur, est indรฉpendante du cerveau. Dรจs lors, elle est multirรฉalisable, et on nโ€™a nullement besoin de connaรฎtre les dรฉtails de la neurophysiologie pour comprendre son fonctionnement. Sโ€™inspirant de ces avancรฉes majeures dans lโ€™รฉtude de la pensรฉe, un paradigme nouveau voit le jour, et change radicalement la maniรจre de concevoir les rapports entre lโ€™esprit et le corps. Il sโ€™agit du fonctionnalisme que Ganascia dรฉfinit comme รฉtant le fruit de lโ€™articulation des prรฉoccupations de la psychologie et de lโ€™IA : ยซ Conjuguant les problรฉmatiques de la psychologie et celles de lโ€™IA, il sโ€™est fait jour un courant dโ€™activitรฉ qui cherche ร  simuler sur ordinateur les activitรฉs intellectuelles. Ces travaux se fondent sur lโ€™hypothรจse dโ€™une analogie fonctionnelle entre le comportement dโ€™un ordinateur et celui dโ€™un รชtre humain. ยป

LE FONCTIONNALISME : UN MODELE PHYSICALISTE

ย  ย Le behaviorisme logique, qui รฉtait le modรจle dominant en psychologie durant la premiรจre moitiรฉ du XXe siรจcle, et la thรฉorie de lโ€™identitรฉ qui lโ€™a remplacรฉ ne sont pas des thรฉories suffisantes de lโ€™esprit. Par lร , il faut entendre le fait que ces deux tentatives de naturalisation de lโ€™esprit omettent toujours dans leurs explications, par soucis de scientificitรฉ, une ou des caractรฉristiques essentielles de la pensรฉe. Le behaviorisme omet la neurophysiologie de la pensรฉe au profit des comportements publiquement observables dโ€™une part, et dโ€™autre part elle est incapable de rendre compte des attitudes propositionnelles, celles-ci รฉtant des processus internes – et jouant un rรดle essentiel dans lโ€™รฉtablissement des comportements observables. La thรฉorie de lโ€™identitรฉ, en cherchant ร  rรฉduire la pensรฉe ร  des processus neuronaux du cerveau, ne dispose dโ€™aucun moyen pouvant lui permettre de prendre en charge la conscience – ainsi que la vie psychique dโ€™autres espรจces, celles-ci ayant une neurophysiologie diffรฉrente de celle de lโ€™homme. Or, pour que la psychologie puisse garder son autonomie tout en gagnant sa place parmi les sciences de la nature, il faut quโ€™elle parvienne ร  expliquer lโ€™esprit dโ€™un point de vue naturaliste sans pour autant le rรฉduire aux processus physiques du cerveau ou ร  des comportements. Bref, lโ€™idรฉe est de trouver une thรฉorie qui ne rรฉpรจterait pas les mรชmes erreurs que le behaviorisme et la thรฉorie de lโ€™identitรฉ. Une mรฉthode qui expliquerait notre vie mentale sans pour autant dรฉroger aux exigences de la scientificitรฉ. Voici comment Fabrice Clรฉment dรฉcrit la situation de la psychologie : ยซ Dโ€™une part, on la conjure dโ€™รฉclairer notre intimitรฉ, de nous dรฉcrire ces facultรฉs supรฉrieures qui nous permettent ยซdโ€™entrer en relationยป avec le monde, de rรฉflรฉchir, dโ€™รฉlaborer ces univers mentaux qui nous fascinent tant, bref de rendre compte de nos contenus mentaux. Dโ€™autre part, fidรจles ร  lโ€™esprit scientifique, on tient ร  ce que ses mรฉthodes soient rigoureuses, quโ€™elle ne fasse pas appel ร  des entitรฉs dont lโ€™existence physique est douteuse et quโ€™elle nous instruise sur la nature des causes qui sont ร  lโ€™orgine [Sic] de nos fonctionnements mentaux; autrement dit, on lui demande de dรฉcrire un mรฉcanisme. ยป Cโ€™est lร  quโ€™Hilary Putnam eut lโ€™extraordinaire idรฉe de se servir des travaux de Turing, notamment de sa dรฉfinition de la notion de calcul ร  lโ€™aide de ses machines de Turing. Le problรจme auquel se heurtent les thรฉories physicalistes de lโ€™esprit est le caractรจre immatรฉriel, cโ€™est-ร -dire qualitatifs des รฉtats mentaux ; caractรจre immatรฉriel qui fait quโ€™ils restent hors de portรฉe des mรฉthodes scientifiques dโ€™investigation. Avec la contribution de Turing, lโ€™idรฉe de traduire en langage formel des processus mentaux pour les simuler sur des machines devient tout ร  fait concevable. Lโ€™idรฉe de Putnam pour lever le dรฉfi de la naturalisation des processus mentaux consiste donc ร  sโ€™inspirer des machines de Turing. Celles-ci ont ceci de particulier que leur ยซ description logique ยป ne dรฉpend pas de leur architecture matรฉrielle. En dโ€™autres termes : ยซ La machine de Turing est une machine abstraite qui peut รชtre rรฉalisรฉe selon un nombre infini de maniรจres diffรฉrentes. ยป Les machines de Turing prรฉsentent deux caractรฉristiques intรฉressantes : dโ€™un cรดtรฉ, elles peuvent รชtre dรฉcrites en fonction de leur ยซ programme ยป, de lโ€™autre, elles peuvent aussi รชtre dรฉcrites en fonction de leur rรฉalisation matรฉrielle. Pour Putnam aussi, les รฉtats mentaux contiennent deux caractรฉristiques. Ils peuvent รชtre expliquรฉs ร  la fois du point de vue de la psychologie populaire et du point de vue de leur manifestation empirique. De ce point de vue, lโ€™esprit peut รชtre comparรฉ ร  un systรจme de traitement de lโ€™information. Par la mรชme maniรจre que ยซ le programme est indรฉpendant du matรฉriel ยป, les processus mentaux sont eux aussi indรฉpendants du cerveau. Ainsi, faisant dโ€™une pierre deux coups, le fonctionnalisme rรฉussit ร  surmonter les difficultรฉs auxquelles รฉtaient confrontรฉs le behaviorisme et la thรฉorie de lโ€™identitรฉ. Contrairement au behaviorisme qui รฉtait hostile ร  toute approche mentaliste, et qui รฉtait ร  la recherche dโ€™explications causales entre les stimuli et les rรฉactions comportementales quโ€™ils produisent, le fonctionnalisme considรจre que ce qui caractรฉrise un รฉtat mental cโ€™est son rรดle fonctionnel. ยซ Autrement dit, cโ€™est la nature des relations quโ€™un รฉtat mental entretient avec les entrรฉes sensorielles, les sorties comportementales et dโ€™autres รฉtats mentaux qui dรฉtermine le type dโ€™รฉtat mental dont il sโ€™agit et donc qui le dรฉfinit comme mental. ยป Le fonctionnalisme vient ainsi de proposer une solution aux deux difficultรฉs majeures du modรจle behavioriste que Searle a soulevรฉes ci-dessus, ร  savoir ยซ le problรจme de circularitรฉ ยป des รฉtats mentaux et le problรจme de la causalitรฉ du mental sur le comportemental. Par exemple, la douleur sera caractรฉrisรฉe en fonction de ยซ sa cause ยป (une brรปlure par exemple), des ยซ effets ยป quโ€™elle produit (des hurlements, des gรฉmissements, etc.), de ses relations avec dโ€™autres attitudes propositionnelles. Donc la solution fonctionnaliste aux difficultรฉs inhรฉrentes au behaviorisme consiste ร  faire des attitudes propositionnelles, ยซ des intermรฉdiaires cรฉrรฉbraux entre lโ€™entrรฉe sensorielle et la sortie motrice ยป. Quant ร  la difficultรฉ majeure de la thรฉorie de lโ€™identitรฉ, ร  savoir lโ€™objection du ยซ chauvinisme neuronal ยป pour reprendre Block, la solution fonctionnaliste pour lโ€™รฉvacuer consiste ร  dire que les processus neurophysiologiques du cerveau, en tant que tels, ne sont pas dรฉterminant dans lโ€™รฉtude des processus mentaux. En effet, dans la mesure oรน ces derniers sont considรฉrรฉs comme des processus computationnels, ils peuvent se rรฉaliser dans une multitude de systรจmes physiques de composition matรฉrielle diffรฉrente. Cโ€™est cette thรจse quโ€™on appelle la thรจse de la rรฉalisabilitรฉ multiple des รฉtats mentaux.

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Table des matiรจres

INTRODUCTION
PREMIรˆRE PARTIE : LES ANTร‰Cร‰DENTS ET LES PRESUPPOSES PHYSICALISTES DU FONCTIONNALISME
CHAPITRE PREMIER : LES ANTร‰Cร‰DENTS
1. LES TENTATIVES DE NATURALISATION DE Lโ€™ESPRIT
1.1 Le behaviorisme logique
1.2 La thรฉorie de lโ€™identitรฉ des types
2. LA MACHINE DE TURING : UN TOURNANT
CHAPITRE II : LES PRร‰SUPPOSร‰S PHYSICALISTES
1. LE FONCTIONNALISME : UN MODELE PHYSICALISTE
2. Lโ€™ANALOGIE ESPRIT/ORDINATEUR
DEUXIรˆME PARTIE : CONTRE LE FONCTIONNALISME
CHAPITRE PREMIER : LA CRITIQUE DU FONCTIONNALISME
1. LE FAUX HERITAGE DU FONCTIONNALISME
2. LES PRร‰SUPPOSร‰S PHYSICALISTES DOUTEUX DU FONCTIONNALISME
2.1. Le fonctionnalisme : un physicalisme ?
2.2. Les programmes nโ€™ont pas de ยซ pouvoirs causaux ยป
3. LA FAUSSE ANALOGIE ENTRE LE CERVEAU ET Lโ€™ORDINATEUR
3.1 La persistance du ยซ sophisme de lโ€™homoncule ยป
3.2 Les processus du cerveau ne sont pas des processus computationnels
CHAPITRE II : LA PERSPECTIVE DE SEARLE
1. LE ยซ NATURALISME BIOLOGIQUE ยป
2. LES LIMITES DU ยซ NATURALISME BIOLOGIQUE ยป
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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