Le behaviorisme logique
Depuis sa formulation au XVIIe siècle jusque vers la fin du XIXe siècle, les discussions philosophiques sur les relations entre l’esprit et le corps sont essentiellement déterminées par la conception cartésienne de l’identité humaine. Mais au début du XXe siècle, avec la montée en puissance de l’esprit scientiste orchestré par les néopositivistes du Cercle de Vienne, la philosophie classique, d’obédience cartésienne, est de plus en plus décriée. En effet, impressionnés par les progrès de la science physique en plein essor du début du siècle dernier, et dépités par la philosophie contemporaine encore sous le giron de la pensée classique, les membres du Cercle de Vienne ont estimé qu’il était temps d’élaborer une nouvelle philosophie qui s’inspirerait en toute rigueur de la science. Ainsi, désireuse de réaliser l’unification de la science, cette nouvelle philosophie se montre hostile à toute forme de connaissance qui fait appel dans ses explications à des causes métaphysiques ou religieuses. D’où le rejet de la philosophie classique de tradition cartésienne et de la philosophie contemporaine qui continue de s’en inspirer. C’est dans ce contexte que naît un mouvement de pensée, que l’on a nommé le behaviorisme logique, qui s’oppose radicalement au dualisme cartésien. Parmi les pionniers de cette doctrine, le plus en vue est le philosophe anglais Gilbert Ryle. Dans son manifeste Le concept d’esprit, il soutient contre le subjectivisme cartésien des idées très dévastatrices. Pour lui, en effet, la thèse interactionniste que Descartes a inventée pour expliquer l’union de l’âme et du corps est absurde et incohérente. Elle est absurde et incohérente dans la mesure où elle laisse penser que dans le corps humain, il y a un fantôme (l’esprit) qui le fait fonctionner. Or, étant donné que corps et esprit sont substantiellement différents, et obéissent ainsi à des principes distincts – les lois de la pensée pour l’âme et celles de la nature pour le corps – le fonctionnement de l’un ne peut expliquer le fonctionnement de l’autre et vice versa. A moins de supposer qu’il y a un « fantôme dans la machine » (″ghost in the machine″, en anglais), cela n’a pas de sens. Selon Ryle, ce caractère fantomatique de la conception cartésienne est la conséquence d’une « erreur de catégorie ». En d’autres termes, Descartes aurait commis l’erreur de considérer le corps et l’esprit comme appartenant à la même catégorie. Deux termes sont de la même catégorie si et seulement si ils ont les mêmes propriétés, et peuvent ainsi se remplacer mutuellement sans que cela ne provoque une contradiction. Or, la manière dont Descartes définit l’âme et le corps exclut cette possibilité. Donc, l’erreur de catégorie inhérente au modèle cartésien consiste à dire qu’il existe des états mentaux subjectifs, c’est-à-dire fantomatiques pour reprendre la terminologie de Ryle, et que ces états occultes causent le comportement. C’est là qu’il introduit sa métaphore du visiteur de l’Université d’Oxford. Il s’agit d’un visiteur à qui l’on a fait visiter l’Université d’Oxford. On lui a montré les amphithéâtres, les facultés, la bibliothèque universitaire, etc. A la fin de la visite, son guide lui demande quelles sont ses impressions. Mais contre toute attente, il demande : « Mais où est l’Université en question ? » Ce visiteur croit que l’Université d’Oxford est une entité matérielle alors qu’elle est plutôt une institution. Il a donc commis une erreur conceptuelle en établissant une différence entre l’Université et ses composantes matérielles à travers lesquelles elle se manifeste, tout comme Descartes qui établit une scission entre l’esprit et le corps qui le manifeste. Or, dit P. Gillot : « Pareille conception, du reste, se trouve caractérisée à double titre, et simultanément dans deux registres différents, comme illusoire : en tant que mythe ou légende, dans l’ordre de l’imaginaire, d’une part, et en tant qu’« erreur de catégorie », procédant d’une confusion conceptuelle, d’autre part. » Le courant behavioriste s’inspire largement des positions de Ryle. Pour celui-ci, qui est l’un des instigateurs les plus influents de ce modèle, la pensée n’est pas un phénomène caché et mystérieux. La pensée est une réalité qui n’existe qu’à travers nos comportements qui la manifestent. En effet, le projet philosophique du behaviorisme est d’évacuer une bonne fois pour toute le problème de l’interaction psychophysique qu’entraine la conception cartésienne. Ce problème, aux yeux des behavioristes, est un faux problème puisque les états mentaux ne sont pas des processus internes et autonomes dotés de pouvoirs causaux sur le corps. Les états mentaux sont des états publiquement observables dans la mesure où ils n’existent qu’à travers nos comportements qui les traduisent. Autrement dit, pour être plus explicite, les behavioristes tentent d’opérer une réduction conceptuelle des processus psychiques que l’on ne peut pas observer à des processus comportementaux, ou « à des dispositions au comportement observable ».
La théorie de l’identité des types
La théorie de l’identité est un matérialisme réductionniste qui identifie les états mentaux à des processus neurologiques du cerveau. Cette théorie de l’esprit est fortement influencée par les succès de la science physique, et entend s’inspirer des méthodes de réduction que celle-ci utilise pour résoudre en termes physicalistes le dualisme entre propriétés physique du cerveau et états mentaux. Ainsi, lorsqu’en science on établit par exemple des identités entre « eau » et « molécules de H2O », « foudre » et « décharge électrique » ou encore « température d’un corps » et « énergie cinétique », en théorie de l’identité on dira également que la douleur est l’activation des fibres C. Dans chaque cas on a employé deux expressions différentes. Pourtant ces deux expressions différentes renvoient toutes à une seule et même réalité. C’est comme lorsque l’on emploie les expressions : « Etoile du matin » et « Etoile du soir ». Ces deux expressions désignent la même réalité. Ainsi, pour les théoriciens de l’identité psychophysique, quand on parle de l’esprit et du corps, il ne faut pas croire que nous avons affaire à deux réalités distinctes. Au contraire, ces deux choses renvoient à la même réalité, mais envisagée sous deux angles différents. Il n’y a donc aucune différence entre la pensée et le corps, c’est-à-dire le cerveau pour être plus précis. En effet, pour les théoriciens de l’identité, les états mentaux ne sont ni plus ni moins que des processus neurophysiologiques du cerveau. Et il faut prendre le qualificatif « est » au sens strict du terme, comme tient à le préciser C. Smart, l’un des plus fervents défenseurs de cette thèse : « quand je dis qu’une sensation est un processus du cerveau ou que la lumière est une décharge électrique, j’emploie « est » dans le sens de l’identité stricte… les processus rapportés dans la sensation sont en fait des processus dans le cerveau. » Cette théorie réductionniste de l’esprit est la cible de plusieurs objections de taille. Searle les répertorie en deux classes : une objection de sens commun et les objections techniques. L’objection de sens commun consiste à dire qu’une menace de dualisme plane sur la tête de cette doctrine, malgré ses prétentions physicalistes. Soit la proposition suivante : « L’événement joyeux x est identique à l’événement neurophysiologique y », dans cette phrase nous avons affaire à un « événement » unique, mais envisagé sous deux rapports différents : celui de la joie (qui est une propriété mentale) et celui de la neurophysiologie à laquelle elle se réduit. On s’aperçoit ainsi que nous avons un événement unique mais qui renvoie à deux catégories de « propriétés », des propriétés mentales et des propriétés cérébrales. Il semble dès lors que le théoricien de l’identité soit confronté « à un dilemme » insurmontable : celui de décider si les propriétés de la joie sont phénoménales ou si « elles ne le sont pas ». « Si elles le sont, alors nous ne sommes vraiment pas débarrassés de l’esprit. Nous en sommes toujours à une certaine forme de dualisme, à cela près qu’il s’agit d’un dualisme des propriétés plutôt que d’un dualisme de substances. » Une deuxième objection, technique cette fois-ci, est celle qu’on appelle l’objection du « chauvinisme neuronal », que l’on doit à Ned Block. Cette objection nie la thèse de l’identité stricte entre propriétés mentales et propriétés neurophysiologiques du cerveau. D’après cette thèse, en effet, si deux individus ont le même type d’état mental, alors nécessairement ils doivent avoir exactement le même type de processus neuronal. Ainsi, si Joe croit, par exemple, que les escargots sont bons et que cette croyance est identique à un état de son cerveau, David qui, lui aussi, croit que les escargots sont bons doit forcément avoir un état cérébral identique en tout point à celui de Joe. Ce qui est fort peu probable. D’autre part, la théorie de l’identité ne peut pas s’appliquer aux autres espèces intelligentes, celles-ci ayant des expériences et des processus neurologiques différents de ceux de l’homme. Cette citation de Searle nous permet d’y voir plus clair : « Et d’une espèce à l’autre, même s’il est vrai que chez tous les humains les douleurs sont identiques aux événements neurophysiologiques humains, nous ne voulons pas exclure la possibilité que dans une autre espèce il puisse y avoir des douleurs qui soient identiques à un autre type de trame neurophysiologique. » Une autre objection technique qu’évoque Searle est celle tirée de la loi de l’indiscernabilité de Leibniz. Celle-ci consiste à dire qu’il ne peut y avoir d’identité entre deux termes x et y que si et seulement si les caractéristiques de l’un sont exactement les mêmes que celles de l’autre. Or, les états mentaux ont généralement des propriétés mentales, c’est-à-dire privées, tandis que les processus du cerveau ont des propriétés électrobiochimiques. Dès lors, il serait difficile de soutenir une quelconque équivalence, scientifiquement parlant, entre la pensée et le cerveau, celui-ci n’ayant pas exactement les mêmes caractéristiques que celle-là.
LA MACHINE DE TURING : UN TOURNANT
De ce qui précède, on se rend compte que ni le behaviorisme logique ni la théorie de l’identité ne peuvent fournir une explication scientifique satisfaisante de l’esprit. Le behaviorisme, en cherchant à expliquer l’esprit sur la base des seuls comportements observables omet deux dimensions essentielles : la conscience et sa base neuronale. La théorie de l’identité, quant à elle, en établissant une identité entre processus mentaux et processus cérébraux, s’est elle aussi interdite les moyens de prendre en charge l’aspect qualitatif des états mentaux. Qui plus est, elle ne peut pas s’appliquer aux autres espèces, leur neurophysiologie et leurs expériences étant différentes des nôtres. Il semble donc que la psychologie, partagée entre le désir ardent de scientificité et celui de garder sa spécificité en tant que science du mental, soit dans une mauvaise posture. Comment peut-elle intégrer le monisme matérialiste contemporain tout en préservant son statut de science des phénomènes psychiques ? Une réponse est qu’il lui faut montrer la naturalité de son objet, c’est-à-dire du mental. Mais comment au juste montrer le caractère naturel du mental ? Tout espoir semble perdu pour la psychologie désireuse de s’émanciper de la philosophie pour devenir une science à part entière. C’est dans ce contexte qu’un jeune mathématicien américain d’origine anglaise du nom d’Alan Mathison Turing fait son entrée en jeu pour apporter des changements radicaux en sciences de l’esprit. En quoi consiste ces changements apportés par Turing, et jusqu’où s’étend leur portée ? Dans la première moitié du XXe siècle, on assiste en mathématiques à de grands travaux de formalisation initiés par le célèbre mathématicien allemand, David Hilbert. Ces travaux, connus sous le nom de programme de Hilbert, témoignent du désir ardent de celui-ci de trouver une formalisation complète et rigoureuse des mathématiques à l’aide de la logique. Hilbert est non seulement convaincu que les énoncés mathématiques sont formalisables, mais aussi qu’ils sont démontrables. En 1935, alors que Turing poursuit ses études au King’s College en Angleterre, Max Newman, son professeur de théorie des ensembles, propose cette année le « programme de Hilbert ». Mais, ce programme soulève un certain nombre d’interrogations parmi lesquelles, la plus importante est celle connue sous le nom de « problème de la décision ». Ce problème porte sur la décidabilité ou prouvabilité d’un énoncé mathématique formalisé, et peut se formuler ainsi : étant donné un énoncé mathématique formalisé, y a-t-il un algorithme qui permet de démontrer mécaniquement la véracité ou la fausseté de cet énoncé ? Pendant plusieurs années, les recherches en mathématiques sont déterminées par le programme de Hilbert, chacun cherchant à résoudre les problèmes qu’il soulève, en particulier le problème de la décision. Mais, ce projet d’axiomatisation des mathématiques ne tarde pas à tomber à l’eau lorsqu’en 1931, Gödel démontre un théorème connu sous le nom de « théorème d’incomplétude » pour prouver l’indécidabilité de certains énoncés mathématiques. Cependant, la contribution de Gödel ne va pas plus loin, puisqu’il ne propose pas de solution au problème de la décision de Hilbert. C’est dans ce contexte que Turing, au moment où l’on cherche à résoudre le problème de Hilbert d’un point de vue mathématique, entre en jeu pour aborder la question sous un autre angle. Ainsi, il quitte le cadre trop théorique des mathématiques et propose une définition plus précise du concept de calcul qui, à ses yeux, est encore trop équivoque. Il décide alors d’aborder la question du calcul sous l’angle « de manipulation concrète, où cette fois « manipuler » signifie quelque chose comme « exécuter à la manière d’une machine » ». C’est ainsi que dans son article de 1936, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision » (en anglais, « On computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem »), il présente le plan de toute une série de machines, à l’aide duquel il définit la notion de calcul. Une machine de Turing comprend une bande illimitée vers la gauche et vers la droite, divisée en plusieurs cases. Dans chacune de ces cases, il y a soit un symbole inscrit (un o ou un 1, par exemple) soit il n’y a rien à l’intérieur de la case, elle est vierge. La machine comporte aussi une tête de lecture/écriture qui se déplace le long de la bande tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite, tout en lisant à l’intérieur des cases. Et, c’est en fonction de cette information qu’elle peut exécuter une action qui peut consister soit à se déplacer vers la case suivante où il faudra lire quelque chose soit à effacer le symbole qui s’y trouve. Selon Turing, le fonctionnement de la machine est exactement comparable au comportement d’un homme qui effectue un calcul. Un homme qui résout un problème élabore d’abord un plan, ensuite il suit un certain nombre d’étapes en fonction du plan jusqu’au résultat final. Pour Turing, tout ce qu’un homme en train de résoudre un calcul fait, une machine peut tout aussi bien le faire. Cela nous amène donc à la considération suivante, à savoir que pour tout algorithme qu’un homme peut exécuter, il existe une machine de Turing capable d’effectuer le même algorithme. En redéfinissant ainsi la notion de calcul en termes de manipulation de symboles, Turing établit les limites de la calculabilité, et répond négativement au problème de Hilbert en montrant que parmi tous les algorithmes exécutables par une machine de Turing, il n’en existe aucun capable de démontrer la vérité ou la fausseté d’un énoncé axiomatisé. Le problème de la décision ainsi résolu, il lui reste maintenant à parfaire sa définition de la notion de calcul. C’est ainsi que, en cherchant à élargir les limites du calculable, Turing conçoit le plan d’une machine tout à fait particulière. En effet, avec les machines de Turing il y a un petit problème qui se pose, lié à leur capacité restreinte. Chacune d’entre elles ne peut effectuer qu’une tâche, et une seule. Si une machine est programmée par exemple pour exécuter des additions seulement, elle ne pourra rien faire d’autre qu’exécuter des additions. Or, il y a une catégorie de machine qui, à elle seule, est capable d’effectuer les tâches de toutes les autres machines de Turing réunies ensemble. C’est en ce sens qu’on l’appelle la machine de Turing universelle. Tout comme un homme qui exécute sur un même tableau différentes opérations (des additions, des multiplications, etc.) avec les mêmes compétences intellectuelles, la machine de Turing universelle est elle aussi capable d’effectuer plusieurs algorithmes à la fois. Il lui faut seulement le bon algorithme. Donc, en plus de définir le calcul à l’aide de ses machines, Turing établit également une correspondance entre ce que fait l’homme et ce que fait la machine. Mais, cet isomorphisme fonctionnel entre l’homme et la machine suscite de nombreuses interrogations parmi lesquelles les plus importantes sont les suivantes : Peut-on dire que la machine a les mêmes capacités de raisonnement que l’homme ? Étant donné que sur le plan physique, il n’y a absolument rien qui rapproche l’homme de la machine, est-il légitime d’établir une ressemblance entre les deux ? Dans son article de 1950, « Les ordinateurs et l’intelligence » (« Computing Machinery and Intelligence », en anglais), Turing répond affirmativement à ces questions, à l’aide d’une expérience de pensée connue sous le nom de « jeu de l’imitation » ou « test de Turing ». Trois protagonistes participent au jeu : un homme, une femme et un interrogateur. L’homme et la femme se trouvent dans une pièce, et l’interrogateur dans une autre pièce où il ne peut pas les voir ni même les entendre parler. La communication entre les trois acteurs s’effectue par dactylographie. L’interrogateur a pour mission de parvenir à déterminer qui est qui, tandis que le rôle de l’homme consiste à l’induire en erreur en se faisant passer pour la femme. Qu’arriverat-il maintenant si à un moment donné du jeu, on retranche l’homme pour le remplacer par un ordinateur, et que celui-ci arrive à l’imiter si bien que l’interrogateur ne se doute de rien ? Pour Turing, si la machine réussit à passer le test, c’est-à-dire à imiter l’homme au point que l’interrogateur ne parvient pas à se rendre compte de la ruse, c’est qu’elle est douée d’intelligence. C’est donc en ces termes que Turing répond à la première question, à savoir qu’être capable de raisonnement, c’est être capable d’imiter. On remarque aussi que dans le « jeu de l’imitation », Turing n’insiste pas sur les caractéristiques physiques des protagonistes. Le sexe, le langage, et en particulier la neurophysiologie, ne font pas partie des critères requis pour participer au jeu. Il en résulte que, pour Turing, ces caractéristiques humaines ne constituent aucun obstacle pour l’élaboration de machines intelligentes. Une machine qui simule convenablement la pensée humaine est une machine qui pense. La différence physique entre l’homme et la machine n’a donc aucune importance. Ces conclusions de Turing sont à la base de l’avènement et du développement des sciences cognitives. En effet, en 1956, un groupe de scientifiques conduit par John McCarthy s’inspirent des travaux de Turing pour créer un champ d’étude nouveau qui a pour but l’étude de la cognition sur la base de sa simulation artificielle à l’aide de machines. Il s’agit de l’intelligence artificielle qui assimile la cognition à un niveau de « représentation symbolique du réel » qu’il est question d’expliquer le fonctionnement, sur la base de sa simulation computationnelle sur des machines. Pour les tenants de cette discipline, la pensée, en tant qu’elle est comparée à un programme d’ordinateur, est indépendante du cerveau. Dès lors, elle est multiréalisable, et on n’a nullement besoin de connaître les détails de la neurophysiologie pour comprendre son fonctionnement. S’inspirant de ces avancées majeures dans l’étude de la pensée, un paradigme nouveau voit le jour, et change radicalement la manière de concevoir les rapports entre l’esprit et le corps. Il s’agit du fonctionnalisme que Ganascia définit comme étant le fruit de l’articulation des préoccupations de la psychologie et de l’IA : « Conjuguant les problématiques de la psychologie et celles de l’IA, il s’est fait jour un courant d’activité qui cherche à simuler sur ordinateur les activités intellectuelles. Ces travaux se fondent sur l’hypothèse d’une analogie fonctionnelle entre le comportement d’un ordinateur et celui d’un être humain. »
LE FONCTIONNALISME : UN MODELE PHYSICALISTE
Le behaviorisme logique, qui était le modèle dominant en psychologie durant la première moitié du XXe siècle, et la théorie de l’identité qui l’a remplacé ne sont pas des théories suffisantes de l’esprit. Par là, il faut entendre le fait que ces deux tentatives de naturalisation de l’esprit omettent toujours dans leurs explications, par soucis de scientificité, une ou des caractéristiques essentielles de la pensée. Le behaviorisme omet la neurophysiologie de la pensée au profit des comportements publiquement observables d’une part, et d’autre part elle est incapable de rendre compte des attitudes propositionnelles, celles-ci étant des processus internes – et jouant un rôle essentiel dans l’établissement des comportements observables. La théorie de l’identité, en cherchant à réduire la pensée à des processus neuronaux du cerveau, ne dispose d’aucun moyen pouvant lui permettre de prendre en charge la conscience – ainsi que la vie psychique d’autres espèces, celles-ci ayant une neurophysiologie différente de celle de l’homme. Or, pour que la psychologie puisse garder son autonomie tout en gagnant sa place parmi les sciences de la nature, il faut qu’elle parvienne à expliquer l’esprit d’un point de vue naturaliste sans pour autant le réduire aux processus physiques du cerveau ou à des comportements. Bref, l’idée est de trouver une théorie qui ne répèterait pas les mêmes erreurs que le behaviorisme et la théorie de l’identité. Une méthode qui expliquerait notre vie mentale sans pour autant déroger aux exigences de la scientificité. Voici comment Fabrice Clément décrit la situation de la psychologie : « D’une part, on la conjure d’éclairer notre intimité, de nous décrire ces facultés supérieures qui nous permettent «d’entrer en relation» avec le monde, de réfléchir, d’élaborer ces univers mentaux qui nous fascinent tant, bref de rendre compte de nos contenus mentaux. D’autre part, fidèles à l’esprit scientifique, on tient à ce que ses méthodes soient rigoureuses, qu’elle ne fasse pas appel à des entités dont l’existence physique est douteuse et qu’elle nous instruise sur la nature des causes qui sont à l’orgine [Sic] de nos fonctionnements mentaux; autrement dit, on lui demande de décrire un mécanisme. » C’est là qu’Hilary Putnam eut l’extraordinaire idée de se servir des travaux de Turing, notamment de sa définition de la notion de calcul à l’aide de ses machines de Turing. Le problème auquel se heurtent les théories physicalistes de l’esprit est le caractère immatériel, c’est-à-dire qualitatifs des états mentaux ; caractère immatériel qui fait qu’ils restent hors de portée des méthodes scientifiques d’investigation. Avec la contribution de Turing, l’idée de traduire en langage formel des processus mentaux pour les simuler sur des machines devient tout à fait concevable. L’idée de Putnam pour lever le défi de la naturalisation des processus mentaux consiste donc à s’inspirer des machines de Turing. Celles-ci ont ceci de particulier que leur « description logique » ne dépend pas de leur architecture matérielle. En d’autres termes : « La machine de Turing est une machine abstraite qui peut être réalisée selon un nombre infini de manières différentes. » Les machines de Turing présentent deux caractéristiques intéressantes : d’un côté, elles peuvent être décrites en fonction de leur « programme », de l’autre, elles peuvent aussi être décrites en fonction de leur réalisation matérielle. Pour Putnam aussi, les états mentaux contiennent deux caractéristiques. Ils peuvent être expliqués à la fois du point de vue de la psychologie populaire et du point de vue de leur manifestation empirique. De ce point de vue, l’esprit peut être comparé à un système de traitement de l’information. Par la même manière que « le programme est indépendant du matériel », les processus mentaux sont eux aussi indépendants du cerveau. Ainsi, faisant d’une pierre deux coups, le fonctionnalisme réussit à surmonter les difficultés auxquelles étaient confrontés le behaviorisme et la théorie de l’identité. Contrairement au behaviorisme qui était hostile à toute approche mentaliste, et qui était à la recherche d’explications causales entre les stimuli et les réactions comportementales qu’ils produisent, le fonctionnalisme considère que ce qui caractérise un état mental c’est son rôle fonctionnel. « Autrement dit, c’est la nature des relations qu’un état mental entretient avec les entrées sensorielles, les sorties comportementales et d’autres états mentaux qui détermine le type d’état mental dont il s’agit et donc qui le définit comme mental. » Le fonctionnalisme vient ainsi de proposer une solution aux deux difficultés majeures du modèle behavioriste que Searle a soulevées ci-dessus, à savoir « le problème de circularité » des états mentaux et le problème de la causalité du mental sur le comportemental. Par exemple, la douleur sera caractérisée en fonction de « sa cause » (une brûlure par exemple), des « effets » qu’elle produit (des hurlements, des gémissements, etc.), de ses relations avec d’autres attitudes propositionnelles. Donc la solution fonctionnaliste aux difficultés inhérentes au behaviorisme consiste à faire des attitudes propositionnelles, « des intermédiaires cérébraux entre l’entrée sensorielle et la sortie motrice ». Quant à la difficulté majeure de la théorie de l’identité, à savoir l’objection du « chauvinisme neuronal » pour reprendre Block, la solution fonctionnaliste pour l’évacuer consiste à dire que les processus neurophysiologiques du cerveau, en tant que tels, ne sont pas déterminant dans l’étude des processus mentaux. En effet, dans la mesure où ces derniers sont considérés comme des processus computationnels, ils peuvent se réaliser dans une multitude de systèmes physiques de composition matérielle différente. C’est cette thèse qu’on appelle la thèse de la réalisabilité multiple des états mentaux.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : LES ANTÉCÉDENTS ET LES PRESUPPOSES PHYSICALISTES DU FONCTIONNALISME
CHAPITRE PREMIER : LES ANTÉCÉDENTS
1. LES TENTATIVES DE NATURALISATION DE L’ESPRIT
1.1 Le behaviorisme logique
1.2 La théorie de l’identité des types
2. LA MACHINE DE TURING : UN TOURNANT
CHAPITRE II : LES PRÉSUPPOSÉS PHYSICALISTES
1. LE FONCTIONNALISME : UN MODELE PHYSICALISTE
2. L’ANALOGIE ESPRIT/ORDINATEUR
DEUXIÈME PARTIE : CONTRE LE FONCTIONNALISME
CHAPITRE PREMIER : LA CRITIQUE DU FONCTIONNALISME
1. LE FAUX HERITAGE DU FONCTIONNALISME
2. LES PRÉSUPPOSÉS PHYSICALISTES DOUTEUX DU FONCTIONNALISME
2.1. Le fonctionnalisme : un physicalisme ?
2.2. Les programmes n’ont pas de « pouvoirs causaux »
3. LA FAUSSE ANALOGIE ENTRE LE CERVEAU ET L’ORDINATEUR
3.1 La persistance du « sophisme de l’homoncule »
3.2 Les processus du cerveau ne sont pas des processus computationnels
CHAPITRE II : LA PERSPECTIVE DE SEARLE
1. LE « NATURALISME BIOLOGIQUE »
2. LES LIMITES DU « NATURALISME BIOLOGIQUE »
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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