Qu’est-ce qu’un cimetière ? La question peut sembler banale tant le mot appartient au vocabulaire de tous les jours. Communément le cimetière est compris comme un lieu où reposent les morts ou, plus justement, comme un lieu constitué d’un assemblage de plusieurs tombeaux, chacun d’eux livrant plus ou moins d’indices biographiques sur le défunt comme si la fonction du tombeau était de perpétuer la présence du mort auprès des vivants. Pourtant, ces dernières années, cette évidence fait l’objet d’une remise en cause au motif que le mot «cimetière » aurait une histoire. Et comme le mot aurait une histoire, la chose qu’il désignait devrait logiquement en avoir une. Le cimetière devenait un objet d’histoire particulier. Comme tel, faute d’avoir encore connu de fin, il se devait au moins d’avoir connu une naissance. Les regards se sont alors tournés vers le moment où le mot fait son apparition dans le langage. Puis, ils se sont portés vers le moment où les sources délivrent une définition du cimetière, ce qui montrerait que le cimetière n’est plus une simple chose, mais qu’il a accédé au rang de concept à partir duquel la chose qu’il désigne est réellement pensée. Le premier moment correspond aux derniers siècles de l’Antiquité (IIIe-IVe siècles), lorsque les Pères chrétiens l’emploient pour désigner le lieu contenant la sépulture d’un martyr. Le second moment se situe à la fin de la période carolingienne (IXe-Xe siècles), lorsque les autorités ecclésiastiques s’appliquent à caractériser le cimiterium comme la réunion des chrétiens défunts qui, soumis à l’autorité de l’Église, sont dans l’attente du Jugement dernier. Entre ces deux moments, le mot cimetière a semble-t-il eu une histoire, mais celle-ci, singulièrement, n’a pas fait l’objet d’une analyse particulière. Les uns, partant des sources liturgiques et hagiographiques de la période carolingienne, font seulement des renvois à l’autorité prêtée à la parole de saint Augustin sur la question des funérailles et du tombeau, les autres, s’intéressant à l’Antiquité tardive, se sont interdit pour l’essentiel à aller au delà de cette parole, comme si celle-ci constituait un horizon indépassable marquant la frontière entre un monde antique imprégné d’une religiosité de tradition païenne et un monde médiéval qui serait chrétien en son essence. Cette frontière culturelle est-elle néanmoins réelle ? L’émergence du cimetière marque-t-elle une rupture historique ? Le cimetière dans sa constitution est-il seulement affaire de religion ?
La compréhension augustinienne de la mort et du mourir
Jacques Derrida établit le constat selon lequel les historiens qui interrogent la relation que les vivants ont entretenu avec leurs morts, considèrent presque toujours comme allant de soi les réponses aux questions telles que « qu’est-ce-que la mort ? », « qu’est-ce-que mourir ? », « qu’est-ce que faire l’expérience de la mort ? » Les réponses à ces questions sont supposées résolues, cette «présupposition prend la forme d’un “ cela va de soi ” : tout le monde sait bien de quoi l’on parle quand on nomme la mort». Ainsi, croyant disposer de réponses tellement évidentes à ces questions, ils en oublient de questionner l’évidence elle même. Ils oublient qu’explorer le champ de la relation entre les vivants et les morts à chaque moment historique, impose, au préalable, d’interroger la manière dont les sociétés étudiées envisageaient et comprenaient la mort et le mourir.
Au delà de l’expérience sensible
En héritier de la tradition platonicienne, Augustin inscrit sa pensée dans l’horizon de la métaphysique en établissant une distinction entre le monde sensible, qui serait celui des choses immédiatement présentes, et le monde intelligible, qui serait celui des réalités dissimulées derrière les choses perçues. Le monde sensible devient dès lors le domaine des apparences ne procurerant qu’une connaissance conjecturale des choses.
Selon Platon, l’erreur consiste d’abord à croire qu’est réel seulement ce qui est corporel, c’està-dire visible , ce qui conduit à juger « de la vérité des choses d’après les affirmations mêmes du corps ». Elle réside enfin dans la fuite devant tout ce qui paraît obscur et invisible aux yeux du corps . Il en va ainsi du mourir comme de toute chose. L’apparaître du mourir d’autrui qui fait de son corps un cadavre ne peut rendre raison du mourir en tant que tel. La perception de la survenue du mourir d’autrui est un moment provisoire voué à être dépassé sur le plan de l’entendement, si l’on veut saisir la réalité que dissimule l’apparence. Pour se saisir de cette réalité, il faut engager un effort d’intellection qui consiste à procéder à un « exercice de la pensée pure visant à se débarrasser le plus tôt possible de ses yeux, de ses oreilles, et pour ainsi dire, du corps tout entier, puisque c’est lui qui trouble l’âme et ne laisse pas acquérir vérité et intellection, lorsqu’elle est en communication avec lui ». Il faut se départir des jugements formés par sympathie avec les choses corporelles pour s’attacher à découvrir au moyen de la raison ce qui ne peut se comprendre à l’aide des seuls sens.
La question est donc de savoir si le mourir dans sa vérité se limite à l’image qu’en donne le cadavre. Platon convient toutefois qu’il est insensé de rejeter comme entièrement fausse l’image du cadavre sous prétexte que la connaissance véritable s’acquiert en quittant le monde des images . Il faut seulement la regarder pour ce qu’elle est : la manifestation dans l’ordre du visible d’un phénomène qui en dernier ressort doit être vu avec les yeux de l’esprit. L’expérience sensible devient par conséquence un passage obligé pour découvrir au delà, la vérité qui se dissimule derrière l’apparence.
Augustin fait sienne les préconisations de Platon et des platoniciens lorsqu’il prétend à son tour donner une explication du mourir qui se cache derrière l’apparaître du cadavre.
Signes
Mourir, constate Augustin, est la disparition des signes au travers lesquels le vivant « se présentait à vous, par où il vous parlait et vous entendait parler – cette portion visible par où il montrait son visage à vos yeux et par où il vous faisait entendre sa voix, si connue de vos oreilles ; que partout où vous l’entendiez, vous n’aviez pas besoin de voir votre frère pour savoir que c’était lui ». Le regard qui se pose sur le corps devenu cadavre relève que ce dernier est désormais privé de la parole, du mouvement, de la sensibilité et du souffle. La mort d’autrui est en premier lieu un phénomène qui se donne à voir.
Comme Augustin a pu le constater lui-même en assistant à l’agonie de son ami d’enfance, cette privation est un processus qui s’étale dans le temps . Quelle qu’en soit la durée, il se termine toujours dans un instant qui paradoxalement se dérobe entièrement aux sens . Le regard posé sur le mourant ne le voit jamais mourir, il peut seulement constater que ce celuici est mort parce qu’il est devenu un cadavre. Il n’y a pas de présent du mourir comme il n’y a pas de mourir au présent. Mourir est seulement le futur du mourant ou bien le passé du mort . Ce n’est donc pas le mourir qui est visible, mais le fait que la mort d’autrui est survenue. La mort d’autrui relève en définitive du constat. Augustin écrit ainsi que le cadavre est le corps d’autrui gisant là, inerte et insensible . Ce corps, écrit encore Augustin, est devenu cadavre parce que « les corps tombent (cadere) en mourant et c’est du fait de tomber qu’ils prennent le nom de cadavre (cadaver) ». Le constat porte aussi sur la rupture de toute forme d’échange avec les vivants et le monde environnant. Le cadavre est un corps, toujours selon Augustin, qui a des yeux encore intacts et ouverts, mais qui ne voient plus, qui a des oreilles, mais qui n’entendent plus, qui a encore une langue, mais celle-ci est devenue immobile . Le constat de l’inertie et de l’insensibilité du corps du mort permet d’induire la survenue du mourir qui est par conséquent une reconstruction par l’esprit et a posteriori d’un événement qui en lui-même n’est jamais saisi sur un plan véritablement sensible.
Le premier constat qui établit la survenue du mourir immédiatement après que le corps du mourant soit devenu cadavre, est complété par l’observation du processus de corruption de ce même cadavre, offrant à Augustin l’occasion d’énoncer une autre étymologie pour le mot cadaver.
Si, observe Augustin, on néglige « d’embaumer et qu’on l’abandonne au cours de la nature, [le cadavre] se met comme en révolte par des émanations hostiles fort désagréables à nos sens, c’est en effet l’odeur de la pourriture». La corruption est ici clairement assimilée à la décomposition et à la putréfaction. Le constat de la survenue du mourir implique désormais d’autres sens que la vue, suscitant au passage le dégoût et l’horreur. C’est là la raison pour laquelle, le plus souvent, on enfouit le cadavre en toute hâte afin de le soustraire au regard des mortels . L’aversion pour le cadavre pourrissant comme l’épouvante qu’il suscite, sont toutefois, aux yeux d’Augustin, des réactions purement émotionnelles engendrées par des pulsions passionnelles qui ne concourent en rien à la juste appréciation du phénomène de la décomposition lui-même.
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Table des matières
INTRODUCTION
SAINT AUGUSTIN ET LE SOUCI DES MORTS : LA VOLONTE DE SOUMETTRE LA PRAXIS AU LOGOS
LA COMPREHENSION AUGUSTINIENNE DE LA MORT ET DU MOURIR
Au delà de l’expérience sensible
Signes
Le visible et l’invisible
Comprendre l’homme pour comprendre qui meurt en vérité
Union de l’âme et du corps : forme et matière
Le principe d’ordre au fondement de l’ontologie augustinienne
La hiérarchie entre l’âme et le corps
Anima et mens
Augustin et la doctrine des trois morts
La mort visible : la mort du corps
La mort véritable : la mort de l’âme
La mort au péché : conversio
La mort définitive : la mort de l’homme tout entier
L’ENTRE-DEUX MORTS OU L’ENTRE DEUX VIES : LA DESTINEE DES AMES SORTIES DU CORPS
De Platon à l’héritage néoplatoniciens
L’héritage de la tradition chrétienne
La synthèse augustinienne
Les enfers chez Augustin
LA BONNE MANIERE DE SE SOUCIER DES MORTS SELON AUGUSTIN
La condition d’existence des morts est-elle susceptible de changement ?
Quel est l’acteur du changement ?
Quels moyens pour influer sur le devenir des morts ?
Il est juste de prêter attention au devenir du corps des morts
L’aménagement du tombeau : une préoccupation périlleuse
Savoir composer avec la tradition
La philosophie antique comme source d’inspiration
Les précédents chrétiens
Monique en exemple
Le bon comportement de l’endeuillé
Dispositions utiles et craintes inutiles pour ses propres funérailles
Les justes funérailles selon Augustin
Un mort n’a pas de lieu
REPLACER DIEU AU CŒUR DE L’ECHANGE ENTRE LES VIVANTS ET LES MORTS
De la manière traditionnelle de commémorer les morts
Opinion chrétienne sur les Parentalia et les Parentationes
La juste manière de commémorer les morts selon Augustin
FANTOMES ET APPARITIONS : LA MEDIATION DE DIEU AU LIEU DE LA MEDIATION DES CORPS
Fantômes : εἴδωλον et umbra
Les fantômes des poètes
Explications philosophiques du phénomène des fantômes
Auteurs chrétiens face aux apparitions des morts
Augustin et les morts qui apparaissent
CONCLUSION PREMIERE PARTIE
LA LEÇON AUGUSTINIENNE : LE PRIMAT DU LOGOS SUR LA PRAXIS
DECOUVRIR L’AUTRE MANIERE DE SE SOUCIER DES MORTS
CRITON DEJA !
RETOUR A L’EXPERIENCE MEME DU MOURIR
L’expérience du mourir, l’incontournable médiation du cadavre
Mourir : un même mot pour plusieurs choses. Le passage par l’interprétation
De quoi le cadavre est-il l’apparaître ?
La leçon de la psychanalyse
Phase 1 : sidération
Phase 2 : déni et colère
Phase 3 : acceptation et incorporation
Phase 4 – Dépassement et introjection
Bilan
La leçon du droit antique relatif à la sépulture et au tombeau
justa facere
Définition juridique du tombeau
Les conditions juridiques pour la fondation du locus religiosus
Il n’y a pas de locus religiosus sans corps du défunt
Il n’y a pas de locus religiosus sans l’accomplissement d’un rituel requis
Lorsque le tombeau devient un corps de substitution pour le mort
Retour sur la notion de religio : du sens ancien au sens des Pères chrétiens
LE CYCLE DES FUNERAILLES
Acte I – Restauration et exposition du corps/cadavre : le temps de la « présentification » du mort
La fermeture des yeux et de la bouche
L’arrangement du corps-cadavre
Un corps lavé, parfumé
Un corps habillé
Première exposition du corps
La « présentification » du mort : enjeu du premier temps de la ritualité » funéraire
Acte II : Acheminer le mort à son tombeau
Affirmer la pérennité de la société
Le convoi funèbre comme image de la société idéale
Un corps visible pour une présence reconnue : Feretrum et lectus
« Présentification » et épaississement de la frontière entre le mort et les vivants
Voile et linceul
Flambeaux, cierges et lumière
Frontière visuelle et frontière sonore
Acte III : Mettre le mort au tombeau
Inhumation et crémation : par delà la différence
Du bûcher au sépulcre : les récits de crémation pour comprendre le processus de mise au tombeau
Encens et aromates
Les objets déposés sur le bûcher funèbre ou dans la tombe
Les objets familiers du mort
Des offrandes faites aux défunts
Le dépôt de monnaie sur le bûcher et dans la tombe
Vases et produits alimentaires
Dernier baiser et ultimes hommages
L’enjeu du troisème temps du rituel funéraire : L’urne et le tombeau comme corps de substitution pour le mort
UN TOMBEAU POUR PERPETUER LA PRESENCE DU MORT
Le monumentum n’est pas seulement une affaire de mémoire
Les monuments funéraires : traits communs et diversité des formes
Les protagonistes de l’aménagement du tombeau
Donner la sépulture à l’inconnu : entre devoir et compassion
Préparer un tombeau pour soi-même : le futur défunt, premier acteur de l’aménagement du tombeau
Quel lieu pour sa propre sépulture
Quelle forme pour son propre tombeau
Un sépulcre pour deux
Demeurer auprès des siens
Garder les siens auprès de soi : une affaire de parenté
Domus et familia
Familles d’élection, famille de substitution
Être ensemble, pour construire une identité partagée
CONCLUSION SECONDE PARTIE : LA MEDIATION DU CORPS POUR INSTITUER UN PRESENT DU MOURIR D’AUTRUI
CONCLUSION GENERALE
SOURCES IMPRIMEES
BIBLIOGRAPHIE