SCHÖN ET LA RATIONALITÉ TECHNIQUE
La pensée du philosophe Donald Schön continue d’influencer notamment les domaines de l’art, du design et de l’éducation. Son principal ouvrage en français intitulé Le Praticien Réflexif (1994) présente ses concepts centraux et emblématiques de la «réflexion-en-action» et de la «réflexion-sur-l’action». Cependant, son ouvrage demeure dans un premier temps une critique du modèle de la rationalité technique, selon lequel, pour obtenir une solution à un problème, le chercheur doit faire coïncider les solutions ou théories existantes avec des contextes connus. Cependant, dans le cas d’une situation problématique divergente ou nouvellement rencontrée, de par «la complexité, l’incertitude, l’instabilité, la singularité et le conflit de valeur» (D. A. Schön 1996, p. 203), une solution en dehors de la norme devient souvent nécessaire, puisqu’aucune théorie ou solution connue d’avance ne seraient disponibles ou applicables.
La critique de Schön à l’égard du modèle de la rationalité technique fait écho à des situations vécues dans notre pratique en industrie, quant à l’utilisation du médium numérique et la relation ambivalente que nous avons avec ceux-ci. Le modèle de la rationalité technique renvoie aux normes prescrites explicites et implicites à devoir utiliser les technologies numériques, c.-à-d. les outils, techniques et méthodes pour exercer notre travail. C’est pour nous défaire de ces normes que nous avons choisi d’utiliser une forme plus archaïque de création d’effets spéciaux, qui nous obligerait à casser «nos habitudes» (l’utilisation réglée des outils numériques). À notre avis, cette forme plus archaïque impliquerait une plus grande part d’incertitude et de surprise dans la pratique.
La rationalité technique impose et cultive l’obligation de se conformer aux normes de production et ainsi, entretient une forme de servitude face aux outils et techniques numériques. Cela conduit à une impasse qui ne permet pas d’explorer les manières de faire, d’étudier et de tester sur mesure la complexité d’une nouvelle situation singulière. C’est en ce sens que notre pratique doit retrouver une plus grande part d’exploration et d’expérimentation pour l’application de solutions sur mesure à des problèmes particuliers.
APPRENTISSAGE PAR LE SUCCÈS
La solution développée lors de l’activité productive, pour une situation de création, n’est donc pas totalement transférable d’une situation à l’autre, mais l’apprentissage en contexte, lui, peut permettre l’appréhension de nouvelles situations. En ce sens, l’activité constructive se poursuit souvent plus longtemps, après que l’activité productive soit terminée. De plus, si les connaissances acquises par le praticien dans sa pratique apparaissent comme le but réel, elles demandent néanmoins à être explicitées. Alors que Schön mentionne plusieurs types d’apprentissages possibles chez le praticien-chercheur, celui utilisé pour cette recherche est basé sur le «succès» (D. A. Schön 1996, p. 213). Cette focalisation s’apparente à notre questionnement sur le renouvellement de notre pratique et les conditions pour y arriver impliquent l’identification de ce que nous considérons comme un succès. Ce que nous souhaitons explorer dans notre pratique, c’est justement des situations auxquelles nous attribuons du succès. Nous accordons ainsi cette valeur à des situations vécues auparavant, où nous pouvions explorer plus librement avec les technologies plus traditionnelles, tout en nous laissant surprendre par les résultats des expérimentations.
L’apprentissage par le succès est une forme d’éducation basée sur le «savoir caché dans l’agir afin d’en tirer les règles auxquelles il se conforme, les stratégies d’action dont il fait usage, ses façons de structurer les problèmes» (D. A. Schön, p. 212). Cela permet de découvrir ce que le «praticien sait déjà au sujet de ce qui a du succès, ce qui l’embarrasse et ce qui l’empêche d’agir» (D. A. Schön, p.212). Pour débuter ce processus, le praticien doit émettre une description de l’action pour déterminer le savoir et la réflexion en cours d’action. Un enregistrement de l’événement permet au praticien une réflexion sur l’action en «revenant sur ce qui lui a semblé fonctionner et analyser les conditions dans lesquelles il a obtenu les résultats escomptés ou même inventés de nouveaux objectifs et de nouvelle voie pour les atteindre» (D. A. Schön, p. 213). Dans le cas d’une situation problématique au niveau de l’action, le succès peut-être acquis par un décentrage de l’analyse du savoir tacite vers une exploration des «stratégies, assomptions, et formulation du problème qui se trouve à la base des expériences d’échec et des blocages» (D. A. Schön, p. 215).
LA RÉFLEXION-EN-ACTION
La réflexion-en-action permet d’analyser le mode de pensée du praticien en cours de situation particulière, face à un imprévu dont la solution n’est pas évidente. Elle permet d’entrer en dialogue avec la situation, de se poser des questions et de se répondre intuitivement au contact de l’objet étudié.
La solution doit être acquise par une « construction basée sur l’essai et l’erreur, par l’intuition, par débrouillardise et par expérimentation » (D. A. Schön, p. 202), mais aussi par un raisonnement abductif qui produit des hypothèses nouvelles dans un acte créateur (Peirce 1903, p. 144). En ce sens, le praticien formule des hypothèses plausibles, en résonnant à rebours, un peu comme un enquêteur ayant à résoudre une énigme. La construction d’un sens se fait au travers des valeurs subjectives et de la rigueur objective du praticien. Dans notre cas, l’application d’une évaluation subjective permet de découvrir que l’effet est jugé désirable, tandis qu’en suivant une rigueur objective, nous pouvons évaluer si ce même effet est sensé en général, logique, vraisemblable, etc.
Ce processus de réflexion mise sur l’aspect interactif des «résultats de l’action, l’action elle-même et sur le savoir intuitif implicite dans l’action» (D. A. Schön, p. 208). Face à l’imprévu dans une situation supposément connue, le praticien se trouve confus, il s’interroge et cherche à comprendre. Le processus de réflexion pour sortir de cet état permet de voir l’apprentissage sous d’autres angles. Si le praticien se met volontairement dans une position «de surprise, de perplexité, ou de confusion» (D. A.Schön, p. 210), cela peut conduire vers une nouvelle compréhension du phénomène qui invite à une action additionnelle. À la vue d’une anomalie, le praticien peut vouloir juger celle-ci comme un problème indésirable où comme une opportunité supplémentaire d’expérimentation, et ainsi, permettre d’influencer la situation et de répéter un succès.
LA LOGIQUE DE LA DÉCOUVERTE
Le texte de Marc-Henry Soulet tente de mettre «en parallèle les procédures mises en œuvre dans l’enquête de terrain en sciences sociales et celles prêtées au détective pour son enquête dans le roman policier (Soulet 2006, p. 127). Selon lui, la méthode d’enquête du célèbre personnage de Sherlock Holmes, issu de l’œuvre de fiction de Conan Doyles, illustre parfaitement le paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg, père de la micro-histoire qui, en 1988, du côté des sciences sociales, jeta «au cœur du débat scientifique une idée forte en offrant la possibilité de fonder en raison une pratique non expérimentale de la production de connaissances scientifiques» (Soulet, p. 127), en se distinguant fondamentalement de l’épistémologie positiviste. Dans le paradigme indiciaire de Ginzburg, la logique de la découverte propose trois modes : indirect, indiciaire et conjectural. Le mode indirect s’explique par la réalité opaque de la situation particulière qu’il faut saisir (exemple. : un cas singulier sur lequel on doit enquêter). Ensuite, le second mode se fonde sur des données récoltées sur le terrain, comprises comme des signes d’autre chose, du passé, qu’il faudra interpréter.
Finalement, dans le mode conjectural, il s’agit d’élaborer une histoire possible et plausible et de l’analyser, voire une histoire des évènements qui se seraient passés. Ainsi, la logique de la découverte dans le travail de l’enquêteur consiste en ce que ce dernier se pose des questions face à une situation hors de l’ordinaire, face à une énigme à résoudre. L’enquêteur raisonnera en faisant fonctionner de manière circulaire 3 opérations cognitives : « l’observation indiciaire», «l’expérimentation logique» et «l’imagination réaliste» (Soulet, p. 128). Pour rendre compte du raisonnement menant à la découverte et à la surprise dans le travail de création, nous allons utiliser ces 3 concepts afin de décrire avec plus de détails la réflexion-en-action, au cours de chaque expérimentation. En ce sens, le raisonnement de l’enquêteur et la réflexion-en-action apparaissent tout à fait compatibles : en observant des indices présents, l’enquêteur applique un raisonnement pour tester différents angles d’analyse et tenter de découvrir ce qui pourrait être, et au final, émettre une hypothèse plausible. On peut avancer que l’enquêteur, en cours d’action, devient réflexif devant la situation ambiguë, et lui aussi, tente de trouver une explication logique, un sens, une solution, vis-à-vis l’énigme.
LA RÉFLEXION-SUR-L’ACTION
Il s’agit du type de réflexion qui s’annonce après que l’action soit complétée et résolue. Le concept de réflexion-sur-l’action permet de continuer la construction de sens et l’apprentissage du praticien. La réflexion vécue pendant l’action se trouve captée par un enregistrement de l’événement pour être ensuite analysée après l’événement. Grâce à cette vue d’ensemble, il est possible de mettre sur pied un bilan ainsi qu’une reformulation de nos idées. Dans le cadre de l’enseignement aux adultes, Schön nous parle de la recherche en pratique pour trouver le savoir caché dans l’agir (D. A. Schön, p.212), mais également, c’est par une analyse rétrospective de l’action que le praticien peut se rendre compte des «règles auxquelles il se conforme, les stratégies d’action dont il fait usage, ses façons de structurer les problèmes» (D. A. Schön, p. 212) et d’évaluer le succès ou l’échec face à la situation problématique. Ce processus offre une chance au praticien de continuer la construction de sens déjà débutée dans l’action. La réflexion-sur-l’action peut être tenue à travers un journal de bord qui accumule justement les réflexions et qui permet, par l’analyse, l’émission d’une nouvelle théorie.
Enfin, la réflexion-sur-l’action permet au praticien de devenir chercheur dans sa pratique en construisant une nouvelle théorie du cas particulier (D. A. Schön, p. 210). Nous devrions par la suite être capables de reconnaître le succès et tirer du plaisir de ce savoir (D. A. Schön, p. 83).
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 :REVUE DES TRAVAUX ET PROBLÉMATIQUE
1.1 BREF SURVOL HISTORIQUE DES SFX
1.1.1 LES DÉBUTS
1.1.2 EFFETS SPÉCIAUX ET EFFETS VISUELS
1.1.3 TRAVAUX PERTINENTS
1.2 THÈME CENTRAL DE LA PRATIQUE EN INDUSTRIE
1.3 PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE
1.4 PROJET DE CRÉATION
CHAPITRE 2 :CADRE THÉORIQUE ET POSITIONNEMENT
2.1 CADRE THÉORIQUE
2.2 POSITIONNEMENT
2.3 SCHÖN ET LA RATIONALITÉ TECHNIQUE
2.4 SAVOIR PROBLÉMATISER ET RÉSOUDRE DES PROBLÈMES
2.5 APPRENTISSAGE PAR LE SUCCÈS
2.6 LA RÉFLEXION-EN-ACTION
2.7 LA LOGIQUE DE LA DÉCOUVERTE
2.8 LA RÉFLEXION-SUR-L’ACTION
CHAPITRE 3 :MÉTHODOLOGIE ET ANALYSE
3.1 MÉTHODOLOGIE UTILISÉE
3.2 ANALYSE EXPÉRIMENTATION 1
3.3 ANALYSE EXPÉRIMENTATION 2
3.4 ANALYSE EXPÉRIMENTATION 3
3.5 ANALYSE EXPÉRIMENTATION 4
3.6 ANALYSE EXPÉRIMENTATION 5
3.7 ANALYSE GÉNÉRALE DE L’ENSEMBLE DES EXPÉRIMENTATIONS
CHAPITRE 4 :PRÉSENTATION DES EXPÉRIMENTATIONS
4.1 EXPÉRIMENTATION 1
4.2 EXPÉRIMENTATION 2
4.3 EXPÉRIMENTATION 3
4.4 EXPÉRIMENTATION 4
4.5 EXPÉRIMENTATION 5
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE OU LISTE DE RÉFÉRENCES
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