Scenographie de la discorde : donner lieu de parler

Scénographie de la discorde : donner lieu de parler

Pourquoi faire une scène ? Rancière et Fatima 

Nous avons vu que la forme adoptée dans Loin de Médine est une forme polémique. Pour formuler le litige présent, le récit s’attache à rouvrir un espace de désaccord politique passé. En reconstituant des paroles prétendument « occultées » par l’historiographie, Djebar ne réinscrit pas seulement une mémoire ou un héritage de la contestation, mais rouvre au présent l’espace de la mésentente au sens où Jacques Rancière l’entend quand il oppose le dissensus démocratique au consensus de la post-démocratie. Si le désaccord est mis en lumière, c’est que sa visibilité garantit la liberté de pensée et d’action. Nous avons vu également que la mésentente est un désaccord, non pas tant sur le sens des mots que sur la capacité à décider du sens : « ’Non’ au premier calife pour son interprétation littérale du ‘dit’ du Prophète. » (85). Mais en quoi la visibilité d’une parole féminine sur la scène politique islamique estelle liée à un acte littéraire ? Comment la représentation de la parole dans un roman pourrait-elle favoriser l’émergence de cette parole dans la réalité ?

Loin de Médine fournit de nombreux exemples de « femmes du Verbe » (XX) qui refusent l’emprise du pouvoir sur leur parole. Sadjah qui a « poussé la confiance en son verbe et en ses qualités poétiques, au point de se déclarer, elle aussi, prophétesse » (121), ou la« chanteuse de satires » contre Mohammed, qui devient martyre de la dissidence culturelle à l’Islam. « — Mon éloquence, ma voix seront encore là quand tu seras poussière ! – Ta voix ! réplique-t-il. Justement je ne te retirerai pas la vie, mais la voix ! » (123) répond le vainqueurde Beni Kinda à la poétesse avant de lui faire arracher les dents et couper les mains. Un châtiment littéral qui révèle, une fois de plus, la syllepse comme figure de la cruauté. La chanteuse en effet réfère à sa voix métonymiquement, pour désigner ses « œuvres polémiques (…) célébrées hors de sa tribu » (120) comme actes de « guerre verbale» (121). Mais le général, semblable en cela à Abu Bekr, corrige l’usage figural et clôt le sens sur la littéralisation du mot, c’est-à-dire le corps de la voix. L’entente sourde à la métaphore témoigne de l’ironie cruelle qui mésentend les figures de style pour anéantir le réel. A l’inverse, la littérature parie sur les figures de style qui restaurent de la polysémie et libèrent le sens. Ce faisant, elle conteste les gestes qui assujettissent la langue. Cet écart désigne aux lecteurs une Algérie qui étouffe la parole des dissident-e-s, qui leur retire, littéralement, leur voix.

La nécessité d’une scène esthétique du dissensus commence à se faire jour. Il faut à la fois construire sa scène d’énonciation et d’argumentation pour se faire entendre, et maîtriser le sens sur cette scène commune – c’est-à-dire la valeur figurale des mots, leur esthétique, seule apte à déjouer l’aplatissement du mot sur la chose. Restaurer de la polysémie, historiciser, c’est ce que fait Djebar pour fonder la scène de parole des femmes d’aujourd’hui en reconstruisant l’héritage de cette scène. Elle crée à la fois un lieu et sa légitimité : lieu réel du texte et du théâtre, lieu figuré du berceau de l’Islam comme culture politique. La reconstitution historique de l’espace de parole de Médine devient reconfiguration symbolique d’un espace de liberté menacé et des actes par lesquels les hommes l’ont condamnée.

Le genre romanesque ne va pas cependant sans ambivalence dans son élaboration d’un espace de parole politique. Qu’elle révèle l’intérêt personnel contre le bien commun ou la valeur politique de sentiments intimes, la littérature joue à l’intersection de deux espaces disjoints. Aussi peut-on formuler quelques critiques à l’égard de la scène du « non » de Fatima et tenter d’élucider l’ambiguïté de ces choix romanesques.

Le non-lieu du « non » 

Tout d’abord Fatima, que la voix narrative désigne le plus souvent par l’expression de « Fille aimée » ne semble pas se détacher de son statut infantile. Même lorsqu’elle apparaît comme épouse d’Ali, c’est pour redevenir la fille du prophète qui la protège contre les chagrins de la polygamie. Faut-il rappeler que le sous-titre de Loin de Médine est « filles d’Ismaël » ? Définies d’abord et avant tout par leur père, les femmes ne peuvent jamais réellement prétendre au rôle-titre, en dépit des efforts de la romancière pour centrer chacun de ses récits sur une figure féminine. Celles qui ne sont pas filles sont des « épousées » dont la narratrice se demande quelque peu futilement si c’est « avec allant, ou dans une lenteur désespérée, que leur pas les conduit à la couche nuptiale » (101). Quoi qu’il en soit, les pères et les maris – occasionnellement les frères – sont les maîtres incontestés des femmes qui s’achètent et se possèdent selon les lois de la guerre et du commerce. Fatima, malgré son statut de fille du prophète, malgré son éloquence lyrique et ses revendications, est exclue du cercle décisionnaire. Les femmes du prophète ne sont pas des « Compagnons ». Là où le roman met en scène la revendication hautement politique de Fatima, le contexte même de l’héritage rattache indéfectiblement le propos politique à celui de l’identité et de la lignée. En somme, comme l’exprime Djebar dans un entretien, il n’y a qu’en matière religieuse que les femmes jouissent d’un certain pouvoir :

They are “daughters of So and So”; their power is genealogical. But of one thing I am absolutely certain: they, themselves, make their own decisions and they have their own convictions when it comes to religionparticularly, controversial religious matters. One need only take one look at Fatima, who was undeniably a great mystic. There exists at this point in time a radical and absolute equality in religion between men and women, an equality that the Q’ranic text itself confirms without the slightest trace of a doubt. With Fatima, it is abundantly clear: there is no separation, no distinction on this score, between her private and her public behavior.

Mais en effet, la distinction entre le comportement privé de Fatima et son comportement public n’a pas lieu d’être s’il n’y a pas d’espace public. Le litige qu’elle porte devant les Compagnons est entendu comme élégie de fille du prophète et mis en scène comme déchirement personnel, non comme intervention politique. Elle interpelle Médine sur le tort qui lui est fait, l’accuse d’être « comme le passage du couteau sur notre gorge » (81) mais son père n’étant plus en vie pour défendre son droit, la plainte de Fatima reste lettre morte pour le calife. N’est-ce pas suggérer, rétrospectivement, que le « non » de la fille ne compte pas ? Le lien censé unir le père et sa fille dans leurs oppositions respectives à Médine trouve sa limite dans la déshérence qui affecte la fille. Ce n’est pas seulement d’un héritage matériel qu’elle se trouve dépossédée mais de son autorité sur le sens des mots, de son droit de se faire entendre. Le père mort, le mot de la fille ne signifierait plus rien politiquement.

Le consensus critique qui accueille comme féministe la scène du « non » de Fatima semble passer à côté de l’ambivalence qui affecte l’investiture de la fille du prophète en mère du féminisme islamique. Bien que la voix auctoriale tente de récupérer le personnage de la fille aimée à la manière de Shari’ati en féministe révolutionnaire , il ne suffit pas que Fatima « déclame, inlassable, désabusé, la voix rugueuse, le souffle puissant » (81) face à une assistance éplorée, pour que son « flot de reproches rimés » (80) soit une parole révolutionnaire. Tant que la figure de Fatima n’est pas émancipée de sa conscience filiale, le drame personnel prend le dessus sur l’opposition politique. Empêtrée dans l’aura de son père, Fatima ne peut se faire voix des femmes. La critique qui voit dans la scène où le prophète défend Fatima contre les velléités polygames de son mari un exemple du féminisme latent de l’Islam tranche également trop vite dans le nœud du personnel et du politique. Quand bien même Fatima interpellerait Mohammed en tant que chef de la communauté, homme politique et guide religieux, orientant donc sa requête vers une critique de la polygamie, la réponse de celui-ci désamorce la portée politique de la décision en indiquant qu’il s’agit d’une décision individuelle en contradiction avec la loi autorisant la polygamie mais ne la remettant pas en question, et justifiant cet écart par son affect. Puisque dans l’espace public, seuls pèsent les sentiments masculins, la souffrance de Fatima n’est prise en compte que parce qu’elle occasionne celle de son père. Le chef des musulmans satisfait la demande de sa fille, non parce qu’il reconnaît une critique légitime de la polygamie, mais parce qu’il a le cœur tendre pour son enfant : « Ce qui lui fait mal me fait mal ! Ce qui la bouleverse me bouleverse ! » (73). Les sentiments féminins ne s’articulent pas politiquement et requièrent la médiation de l’homme pour prendre voix.

C’est peut-être la raison pour laquelle l’écriture de l’affect, maintes fois observée dans l’œuvre de Djebar , s’avère ambivalente. Affects et émotions affaiblissent le propos, oblitèrent quelque peu l’ambition politique mais, en même temps, leur écriture s’évertue à faire de l’émotion une force politique. Car il ne s’agit pas seulement de créer des figures qui traversent les catégories du politique et de l’affectif, mais de transformer ces catégories ellesmêmes, de les rendre perméables. Plutôt que de restituer la dichotomie subjectivité féminine versus savoir masculin, évidente dans le langage féminin de la lamentation, multiplier les paroles féminines assertives qui abolissent la séparation de l’affectif et du politique. Ainsi, bien que la narratrice fasse pleurer ses personnages à tout bout de champ (77, 80, 105, 149, 151, 161, 199, 270… liste non exhaustive), et qu’elle emplisse leur cœur « de passion et de rêve » (161), c’est le langage de la revendication qu’elle leur fait parler et c’est en des chapitres aux titres explicites qu’elle inventorie ses personnages : « la liberté et le défi », « soumises, insoumises .

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Table des matières

INTRODUCTION
I. CADRE THEORIQUE
II. CORPUS
Loin de Médine
Solibo Magnifique
Traversée de la mangrove
III. METHODOLOGIE
IV. CHAPITRES
CHAPITRE I LOIN DE MEDINE : DONNER LIEU DE PARLER
I. QUELLE PAROLE ?
Le « Non » de Fatima
Un retour aux sources
Histoire ou fiction : Le figural
Anachronismes
II. SCENOGRAPHIE DE LA DISCORDE : DONNER LIEU DE PARLER
Pourquoi faire une scène ? Rancière et Fatima
Le non-lieu du « non »
La littérature comme scène
III. LA VOIX DE L’AUTRE
Le français langue « neutre »
Le français langue morte
La fonction du silence
CONCLUSIONS
CHAPITRE II SOLIBO MAGNIFIQUE : UNE POETIQUE DU LIEN SOCIAL
I CLIVAGES
La double scène du cadavre
Violence du langage
La résistance du corps
II MARQUER LA PAROLE
Le marqueur de paroles : porte-parole ou medium ?
Oralité/altérité
Politique du style
III LE CONTINUUM ENONCIATIF
Continuum contre diglossie
Polyphonies
Fusion énonciative
IV UNE POETIQUE DU LIEN SOCIAL
Comment parler avec la police ?
La police commanditaire
CONCLUSIONS
CHAPITRE III TRAVERSEE DE LA MANGROVE : VŒUX PIEUX ?
I UNE SCENOGRAPHIE MODERNISTE DE LA CONSCIENCE
Roman contre roman, pensée contre parole
Discours silencieux indirects
Conscience de soi, parole de l’autre
II VOX POPULI : LA RUMEUR DU MONDE
« le chuchotement calomnieux de bouches invisibles »
La production de la parole commune
Conscience antisociale
III LE ROMAN ETRANGER-NATIF
La séduisante étrangeté
Mal dire et déparler
Politique du retour
CONCLUSIONS
CONCLUSION

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