Scénarisation et environnements virtuels
Ces travaux s’inscrivent dans le contexte des environnements virtuels : des systèmes interactifs permettant à un ou plusieurs utilisateurs d’interagir avec un monde artificiel, généralement en trois dimensions, par le biais d’un ensemble de techniques informatiques couvrant une ou plusieurs modalités sensorielles [Burkhardt et al., 2003]. Plutôt que de considérer ces environnements sous l’angle des périphériques utilisés et des différents degrés d’interaction et d’immersion induits sur le plan sensori-moteur, nous nous intéresserons aux événements ayant lieu dans le monde artificiel et à l’activité de l’utilisateur en termes cognitifs, en suivant la définition de la réalité virtuelle donnée par [Fuchs et al., 2006] :
La finalité de la réalité virtuelle est de permettre à une personne (ou à plusieurs) une activité sensori-motrice et cognitive dans un monde artificiel, créé numériquement, qui peut être imaginaire, symbolique ou une simulation de certains aspects du monde réel.
La scénarisation est un processus qui vise à spécifier les événements devant se produire dans un ” cadre donné, qui peut être celui d’un film, d’un jeu vidéo, d’une session d’apprentissage, etc. Or, selon le cadre considéré, le terme de scénarisation, ainsi que la notion de scénario lui-même, ne revêtent pas le même sens. Dans le domaine cinématographique, un scénario est un document écrit décrivant les différentes scènes d’un film. On distingue deux types de scénarios : le script, ou screenplay, décrit l’enchainement des événements (actions, dialogues…) — “what to shoot », tandis que le découpage technique, ou shooting script, inclut également des indications sur la manière de mettre en scène et de porter ces événements à l’écran (découpage en séquences et plans, points de vue…) — “how to shoot it » [Van Rijsselbergen et al., 2009]. La scénarisation désigne alors le processus d’écriture de ce scénario. De même, dans le domaine de l’apprentissage, la scénarisation est souvent considérée comme une activité de modélisation (voir par exemple [Ouraiba, 2012]). Elle consiste alors en la spécification, de manière prescriptive, du déroulement futur d’une activité pédagogique, en décrivant à la fois les intentions des enseignants et les situations d’apprentissage prévues pour leurs enseignements
à l’aide d’un langage de scénarisation pédagogique [Abedmouleh, 2012]. Pour Pernin et Lejeune [Pernin and Lejeune, 2004], la spécification du scénario n’est au contraire que la première étape de la scénarisation. Ils distinguent ainsi quatre phases dans le cycle de vie d’un scénario d’apprentissage :
– la conception, qui consiste à spécifier l’activité prescrite dans le langage de scénarisation ;
– l’opérationnalisation, durant laquelle ces spécifications sont transformées en composants exécutables sur des plateformes informatiques ;
– l’exploitation, qui consiste à “jouer » le scénario, et durant laquelle les acteurs (apprenants et tuteurs) doivent pouvoir observer et ajuster les situations mises en place.
– le retour d’usage, où les résultats obtenus lors de la phase d’exploitation sont évalués Si de nombreux travaux sur les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain (EIAH) et Environnements Virtuels pour l’Apprentissage Humain (EVAH) se concentrent sur la phase de conception des scénarios et sur les langages de scénarisation [Martel et al., 2007] [Laforcade et al., 2007], la phase d’exploitation revêt une importance capitale : à partir du moment où on utilise l’outil informatique, l’exécution, la supervision et la régulation du scénario ne sont plus intégralement le fait du formateur humain, mais relèvent en partie de l’outil lui-même. Ainsi, dès lors que l’on se place dans un contexte interactif, la scénarisation ne consiste plus uniquement en la modélisation d’un scénario, mais également en la mise en place des mécanismes nécessaires à la réalisation de ce scénario. Selon les travaux, cette partie dynamique du processus de scénarisation sera désignée par les termes de pilotage [Delmas, 2009], drama management [Mateas and Stern, 2005], directorial control [Si et al., 2009], ou encore story mediation [Magerko, 2007]. C’est autour de cette problématique que se place le domaine de la narration interactive (interactive storytelling). La narration interactive permet aux utilisateurs de participer activement à une histoire, soit de manière intradiégétique, en incarnant l’un des personnages, soit de manière extradiégétique, en exerçant un contrôle sur le déroulement des événements [Si, 2010]. Les travaux effectués dans le domaine de la narration interactive visent à trouver un équilibre entre l’intérêt narratif et le respect des intentions de l’auteur d’un côté, et la liberté d’action du ou des utilisateurs de l’autre [Magerko, 2005].
Déroulement des scénarios
Le premier groupe d’objectifs concerne les propriétés dynamiques de notre système de scénarisation, c’est à dire à la fois l’utilisation qui sera faite par l’apprenant de l’environnement virtuel en temps-réel, et la manière dont le système de scénarisation va pouvoir diriger le scénario de l’environnement virtuel (quoi, quand et comment). Nous déterminons ainsi quatre objectifs :
– liberté d’action de l’utilisateur,
– degrés de contrôle du scénario,
– caractère dynamique du contrôle,
– résilience.
Liberté d’action de l’utilisateur
Pour promouvoir un apprentissage par essai-erreur, ou pour permettre de tester différents cas dans un cadre d’aide à la décision, il est nécessaire de laisser à l’utilisateur une certaine liberté d’action. Par utilisateur, nous désignons ici la personne qui est immergée dans l’environnement virtuel et joue le rôle de l’un des personnages de l’environnement — dans le cas d’un environnement virtuel pour la formation, nous considèrerons qu’il s’agit de l’apprenant — et non les hypothétiques personnes qui pourraient exercer un contrôle extérieur sur l’environnement en temps réel — par exemple, un formateur. Ainsi, laisser à l’utilisateur une certaine latitude dans le choix de ses actions peut lui permettre d’expérimenter et de comparer les conséquences des différents choix qui s’offrent à lui. Il faut cependant distinguer le sentiment de liberté d’action que peut avoir l’utilisateur et sa capacité d’action réelle, c’est à dire l’impact réel de ses décisions sur le déroulement des événements (user agency) [Thue et al., 2010]. Si la liberté d’action perçue permet d’intéresser l’utilisateur en répondant à ses désirs en termes d’interaction [Wardrip-Fruin et al., 2009], seule une réelle capacité d’action peut lui permettre d’adopter une posture expérimentale vis à vis de l’environnement virtuel. De plus, la capacité d’action affecte également l’implication de l’utilisateur dans l’environnement virtuel [Si, 2010].
Possibilités de contrôle du scénario
En plus de la capacité d’action de l’utilisateur sur le scénario (user agency), il est nécessaire de considérer également la capacité d’action du système de scénarisation lui-même (global agency). Ainsi, parmi les objectifs scénaristiques qui vont pouvoir être pris en compte par le système, il faut tout d’abord permettre de spécifier des situations à atteindre. Par situation, nous entendons ici une combinaison particulière d’états de l’environnement virtuel, pouvant être décrite à plus ou moins haut niveau, par exemple “Il y a une fuite au niveau de la vanne n°32” ou “Il y a une anomalie au niveau d’une vanne”. Pour les environnements virtuels pour l’apprentissage se situant dans un cadre d’apprentissage situé, il est considéré que la situation dans laquelle se développent les apprentissages est primordiale et que les apprentissages doivent être contextualisés. La situation est une composante intégrale de la connaissance qui se développe [Rogalski, 2004]. On va donc chercher à placer l’apprenant dans une situation d’apprentissage donnée, afin de mettre en jeu des connaissances et des compétences, et de générer ces apprentissages. A l’inverse, les situations à ne pas atteindre doivent également pouvoir être spécifiées. Cela est notamment utile dans le cas où un apprenant ne possède pas encore les ressources nécessaires pour gérer une situation, ou au contraire s’il a déjà rencontré cette situation par le passé. Enfin, il s’agit de ne pas seulement s’intéresser aux situations ponctuelles mais aussi aux propriétés plus globales du scénario. En effet, une situation d’apprentissage peut être plus large qu’une situation ponctuelle dans l’environnement virtuel et inclure une dimension temporelle : augmentation du rythme de travail ou présence d’un collaborateur récalcitrant, par exemple. Contrôler l’agencement des situations, le rythme ou encore la complexité globale du scénario permettrait ainsi de pouvoir gérer une augmentation de la difficulté et de faire disparaître progressivement les assistances offertes par l’environnement virtuel [Burkhardt, 2010].
Caractère dynamique du contrôle
En parallèle du quoi contrôler, il faut aussi s’intéresser au quand, car si la définition des objectifs scénaristiques en amont permet déjà de spécifier un scénario, il peut être utile dans de nombreux cas de re-définir ces objectifs de manière dynamique, afin d’offrir un scénario qui soit pertinent par rapport au profil et à l’activité de l’utilisateur de l’environnement virtuel. On veut ainsi pouvoir adapter les objectifs scénaristiques d’une session d’utilisation à l’autre afin de prendre en compte ce qui a été réalisé précédemment par l’utilisateur : introduire de nouvelles situations, augmenter la difficulté, éviter de rejouer des scénarios déjà vus, etc. De plus, il peut s’avérer intéressant dans certain cas d’aller plus loin, en proposant une adaptation dynamique du scénario au cours d’une même session d’utilisation de l’environnement virtuel. En effet, de même que l’environnement est modifié du fait des actions de l’apprenant, ce dernier évolue lui aussi au fur et à mesure de ses interactions avec la simulation. L’analyse de son activité en temps-réel permettant d’inférer sur ses connaissances et compétences, ces informations peuvent être utilisées pour déterminer les nouvelles situations auxquelles il doit être confronté. Le système de scénarisation doit ainsi être capable de prendre en compte de nouveaux objectifs scénaristiques de manière dynamique.
Résilience
Par résilience, nous désignons la capacité du système de scénarisation à réaliser un scénario possédant les propriétés souhaitées en dépit des perturbations extérieures. En effet, l’utilisateur étant libre d’agir dans l’environnement virtuel, ses actions peuvent aller à l’encontre du scénario prévu : distraction des personnages virtuels, modification des états des objets, etc. Le système de scénarisation doit être capable de gérer ces déviations, soit en limitant les conséquences de l’action de l’utilisateur sur le scénario (intervention), soit en modifiant le scénario afin de les prendre en compte (accommodation) [Riedl et al., 2003]. Cette propriété est particulièrement importante dans le cas où les objectifs du système de scénarisation et ceux de l’utilisateur sont opposés. Dans les environnements virtuels pour la formation à la maîtrise des risques, par exemple, le système de scénarisation va chercher à confronter l’apprenant à une situation accidentelle, tandis que ce dernier cherchera à l’éviter.
|
Table des matières
1 Introduction
1.1 Scénarisation et environnements virtuels
1.2 Motivations
1.3 Objectifs
1.3.1 Déroulement des scénarios
1.3.2 Contenu des scénarios
1.3.3 Conception des scénarios
1.3.4 Bilan sur les objectifs
1.4 Problématique
1.5 Approche
1.6 Contributions
1.6.1 Modèle pour la scénarisation d’environnements virtuels – SELDON
1.6.2 Moteur de planification et réalisation de scénarios prédictifs – DIRECTOR
1.6.3 Méta-modèle de la causalité – CAUSALITY-DL
1.6.4 Autres contributions
1.7 Contexte
1.7.1 Plateforme HUMANS
1.7.2 Cas d’application
1.8 Organisation du mémoire
I Etat de l’art
2 Scénarisation dans les environnements virtuels
2.1 Classifications des approches pour la scénarisation
2.1.1 Approches centrées sur le scénario ou sur les personnages
2.1.2 Scénarisation intrinsèque ou extrinsèque
2.1.3 Scénario prédéfini ou généré dynamiquement
2.2 Simulations pures
2.2.1 CS WAVE et VTT
2.2.2 VRaptor
2.2.3 I-Storytelling et EmoEmma
2.2.4 Bilan
2.3 Scénarios prédéfinis
2.3.1 EMSAVE
2.3.2 Generic Virtual Trainer
2.3.3 Bilan
2.4 Graphes multilinéaires
2.4.1 PAPOUS
2.4.2 ICT Leaders
2.4.3 Façade
2.4.4 Bilan
2.5 Scénarios dynamiques
2.5.1 IDTension
2.5.2 Mimesis
2.5.3 Bilan
2.6 Personnages partiellement autonomes
2.6.1 MRE et FearNot !
2.6.2 ISAT
2.6.3 IN-TALE
2.6.4 Bilan
2.7 Contrôle de personnages autonomes
2.7.1 Initial State Revision
2.7.2 Virtual Storyteller
2.7.3 Thespian
2.7.4 Planification sociale
2.7.5 Bilan
2.8 Bilan global et positionnement
3 Représentation des connaissances pour la scénarisation
3.1 Représentation de contenu scénaristique
3.1.1 Représentation du domaine
3.1.2 Représentation de l’activité
3.1.3 Représentation des événements
3.1.4 Bilan et positionnement
3.2 Représentation d’objectifs scénaristiques
3.2.1 Objectifs scénaristiques de bas niveau
3.2.2 Objectifs scénaristiques de haut niveau
3.2.3 Bilan et positionnement
3.3 Représentation des scénarios
3.3.1 Modèles de compréhension d’histoires
3.3.2 Modèles de scénarios pédagogiques
3.3.3 Modèles d’analyses de risques
3.3.4 Automates finis et graphes orientés acycliques
3.3.5 Plans et points clés partiellement ordonnés
3.3.6 Bilan et positionnement
II Contributions
4 SELDON – Modèle pour la scénarisation d’environnements virtuels
4.1 Approche
4.2 Vers quoi scénariser – le moteur TAILOR
4.3 Comment scénariser – le moteur DIRECTOR
4.4 A partir de quoi scénariser – les langages HUMANS-DL
Conclusion
Télécharger le rapport complet