La translatio studii
Le substantif translatio est un mot latin formé à partir du supin translatum du verbe transferre, lui-même composé du préfixe trans-, qui désigne le déplacement d’un lieu à un autre, et du verbe ferre, c’est-à-dire «porter». Dans la première moitié du XIIe siècle apparaît le verbe transitif translater qui signifie «transporter en un autre endroit», puis, au sens figuré, « transcrire » et enfin « traduire ». Enfin apparaît le substantif translateur employé au sens de « traducteur ». Les termes translatio, translater, translateur désignent donc diverses notions qui vont au-delà du simple transfert du prestige antique sur les hommes du XIIe siècle. Cette polysémie est présente dès le Moyen Âge, mais également sous la plume des critiques modernes qui, lorsqu’ils évoquent la translatio studii, renvoient à différents enjeux des « mises en roman » du XIIe siècle, certes liés les uns aux autres mais qui nécessitent d’être distingués afin d’éviter une certaine confusion. La translatio renvoie en effet également à l’activité des auteurs des trois romans d’antiquité, à savoir traduire les grands textes de l’Antiquité. Ces auteurs se présentent comme des «translateurs», ils sont les médiateurs qui permettent à la « matière » antique de parvenir à la connaissance des lecteurs français en la traduisant du latin au roman. Le transfert ne s’effectue pas uniquement depuis l’orient vers l’occident, l’Antiquité vers le Moyen Âge, mais aussi des clercs vers les laïcs ignorants du latin. Ainsi le prologue du Roman de Troie – dans lequel Benoît de Sainte-Maure affirme avoir traduit un texte latin d’un certain Cornelius, neveux de Salluste, qui l’avait lui-même traduit du grec en latin à partir du De excidio Troiae historia de Darès le Phrygien trouvé au fond d’une bibliothèque – insiste-t-il à la fois sur le trajet du texte de la Grèce jusqu’au lecteur médiéval français et sur l’activité de traducteur de Benoît. F. Mora-Lebrun remarque avec justesse que « cette insistance mise sur le transfert matériel d’un livre (perdu puis retrouvé) et sur l’exercice de la traduction, rendu par le verbe “translater”, tend à faire de l’ouvrage traduit par Benoît l’emblème même de la translatio studii, de la Grèce à Rome et de Rome en France, telle qu’elle sera évoquée plus tard dans le prologue de Cligès ».
Une structure concertée, reflet de la translatio
L’épisode de Monflor est entièrement structuré à partir de cette opposition entre chevaliers preux et chevaliers sages. L’assaut épique contre Monflor est contrebalancé par le second, plus stratégique. Lors du second assaut, un nouvel épisode reproduit l’opposition à un niveau individuel. Une fois les troupes postées sous les oliviers, Hippomédon tente en effet de mener seul une nouvelle attaque contre le château. Il se montre hostile aux consignes des comtes de Venise en ne refreinant pas son désir de prouesse militaire. La démesure n’est pas seulement l’apanage des jeunes : même un chef expérimenté comme Hippomédon se laisse griser par l’éclat d’un exploit personnel. Bien qu’il ne dénonce pas directement cette entreprise, l’auteur en souligne d’entrée l’inconscience et l’inefficacité : [Hippomédon] voiseux est de chevalerie, de hardement et d’estoutie. Commencier voult cest vasselage qui torner li dut a donmage. (v. 3451-54)
L’énumération des qualités met sur le même plan chevalerie, courage (« hardement ») et folie (« estoutie »), comme si la valeur guerrière entraînait nécessairement l’inconscience. Comme le souligne F. Mora-Lebrun, la rime vasselage / donmage « est significative. Elle l’est plus encore dans le manuscrit S, qui remplace “donmage” par “grant folage” (v. 3250) ». Presque fatalement, l’entreprise d’Hippomédon se solde par échec : le chef argien est blessé par une flèche. L’auteur insiste sur la souffrance d’Hippomédon. Ce dernier tient cependant à affirmer son indifférence et ainsi affirmer son courage : Ha ! Dex, fet il, com sui legiers !
Ceste plaie ne pris un gant. (v. 3486-87) « Legiers » signifie ici « vigoureux », « robuste », A. Petit le traduit par « gaillard » ; mais comment ne pas songer à la legerie, c’est-à-dire l’inconscience, des bacheler décriée à plusieurs reprises dans le roman? La vigueur d’Hippomédon paraît alors plus ridicule qu’admirable. À chaque fois que le vasselage d’un guerrier est mis en avant, on décèle ainsi une ironie sous-jacente. La motivation des chevaliers est toujours de mettre en avant leur courage, mais ils récoltent à chaque fois plus de blessures que d’honneurs.
Savoir et ruse dans le Roman de Thèbes
Les rapports entre l’intelligence indispensable à la ruse et la sagesse sont au Moyen Âge très ambigus. Héritiers de la tradition judéo-chrétienne, les hommes du XIIe siècle sont marqués par le mythe de la chute d’Adam et Ève, dans lequel les premiers hommes accèdent à la connaissance par la médiation du serpent trompeur. L’accès au savoir constitue le premier péché de l’humanité, et entraîne sa chute. Si ce savoir est maléfique, c’est précisément parce qu’il est transmis par l’intermédiaire du serpent, image du malin. Ce serpent est en effet lui-même savant, mais sa perfidie transforme ce savoir en fourberie. Dans son commentaire de la Genèse, saint Augustin essaie de comprendre l’origine de la finesse du serpent biblique, et de différencier cette intelligence du véritable savoir, sage et vertueux : À considérer le serpent, non l’animal sans raison, mais l’esprit de Satan qui s’y était introduit, on pourra l’appeler le plus sage des animaux. Si bas en effet que soient tombés les anges rebelles, précipités des hauteurs célestes par leur orgueil, ils ne gardent pas moins par le privilège de la raison la supériorité sur tous les animaux. […] Toutefois le mot sagesse ne peut s’appliquer à un méchant que par abus ; c’est comme si l’on disait de l’homme bon qu’il est rusé. Or, dans notre langue, le mot sagesse renferme toujours un éloge, celui de ruse implique la perversité du cœur.
Ruse et vertu sont donc antonymiques. L’intelligence destinée à tromper constitue un mauvais savoir qu’il faut distinguer de l’intelligence spirituelle. Ce n’est donc pas la connaissance en elle-même qui est dénoncée par le châtiment que subissent Adam et Ève après avoir goûté les fruits de l’arbre de la science, mais la manière dont ils y sont parvenus ainsi que l’utilisation qu’ils en ont fait. Le serpent dit donc à la femme : « Vous ne mourrez point. Dieu savait en effet que le jour où vous mangerez de cet arbre, vos yeux seront ouverts et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » […] « Ils en mangèrent donc et leurs yeux s’ouvrirent, » mais sur quoi? Ce fut hélas! pour éprouver les feux de la concupiscence et subir la peine du péché qui, avec la mort, s’était insinuée dans leur chair.
Les insertions mythiques ou l’art de lire
Si les ajouts du clerc adaptateur de Stace à la trame de sa source tel l’épisode de Monflor ou celui de Daire le Roux jouent d’une intertextualité avec des œuvres qui lui sont contemporaines ou récentes, d’autres convoquent des références plus anciennes, ce sont les « insertions mythiques ». Il s’agit ici de digressions racontant des récits de la mythologie gréco-romaine, insérées tantôt lorsque l’auteur veut clarifier son propos et apporter à son public les références nécessaires à la bonne compréhension de l’histoire – ce peut être le cas par exemple pour l’ajout de l’histoire d’Œdipe dans les premiers vers sans la connaissance de laquelle il est difficile de saisir la situation initiale de la Thébaïde –, tantôt au sein de descriptions d’œuvres les représentant – comme par exemple la fameuse fabula des Géants peintes sur le char du devin Amphiaraüs.
L’étude de ces digressions est essentielle car elles participent pleinement du processus de translatio studii dans la mesure où elles « relèvent d’un savoir érudit transmis par des textes essentiellement latins »– et sont donc, à première vue, des connaissances transmises des clercs vers les laïcs – mais aussi car elles utilisent l’intertextualité et, nous allons le voir, fonctionnent selon des modalités comparables à celles des ajouts et références que nous avons jusqu’à présent étudiés.
Connaissances antiques mises à disposition des laïcs, jeu sur l’intertextualité et la manière de lire et d’assimiler ces connaissances, tout concourt à faire de ces insertions mythiques un des piliers de la réflexion sur le savoir dans le Roman de Thèbes.
Savoir et passions : l’aveuglement aux signes du monde
V. Fasseur s’est déjà interrogée sur les causes de l’aveuglement des personnages face aux signes de parole que constituent les oracles. Elle a démontré que le récit de l’hisoitre d’Œdipe était davantage celui d’une « faute originelle » que d’une « malédiction familiale ». Contrairement à celui du mythe, l’oracle de la version romane ne condamne pas l’homme qui le reçoit. Son obscurité renvoie au contraire la responsabilité de son destin au personnage. C’est Œdipe qui, en déchiffrant correctement la parole divine – comme le fera plus loin Adraste –, peut éviter la tragédie ; c’est donc lui qui commet une faute en ne percevant pas le sens de l’oracle.
Les vers 208-210 […] invitent […] à supposer qu’Œdipe n’a pas cherché à comprendre la réponse : il ne retient vraisemblablement que la succession objective des événements, sans les rapporter à sa propre expérience cognitive. […] Sa faute est de ne pas effectuer, déjà, le mouvement de retour sur soi qui lui sauvera la vie face au Sphinx.
Laïus, Œdipe, Jocaste, tous les personnages de l’avant-texte pèchent par aveuglement aux signes qui pourraient les amener à la connaissance de leur situation et des crimes qu’ils sont sur le point ou en train de commettre.
Là où Œdipe passe outre l’avertissement d’Apollon, Jocaste refuse de comprendre que l’homme qui, ayant tué le roi, se présente face à elle est son propre fils ; ni même qu’il est pour la reine indécent d’épouser le meurtrier du précédent roi.
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Table des matières
INTRODUCTION : LIRE LA MATIERE ANTIQUE AU XIIE SIECLE
1 SAVOIR, SAGESSE ET INTELLIGENCE : LES ENJEUX DE LA TRANSLATIO STUDII
1.1 ÉCRIRE, TRANSMETTRE UN SAVOIR
1.1.1 La ranslatio studii
1.1.2 Préliminaires topiques
1.2 L’EPISODE DE MONFLOR : LEÇON DU CLERC AUX CHEVALIERS ?
1.2.1 « De batailles et de gran plais », attirer le public de chevalier par une reprise du modèle épique
1.2.2 Roland et Olivier
1.2.3 Une structure concertée, reflet de la translatio
1.3 SAVOIR ET RUSE DANS LE ROMAN DE THEBES
1.3.1 Engineors autour de Thèbes : les trompeurs rusés dans la Chanson de Roland et l’Énéas
1.3.2 La « Daréide » et la nature ambiguë de l’engin dans Thèbes
1.3.3 Écriture déceptive et ruse intertextuelle
2 LES INSERTIONS MYTHIQUES OU L’ART DE LIRE
2.1 DIGRESSIONS ET GLOSES
2.2 LA « CAPANEIDE » : LIRE – INTERPRETER – RECRIRE
2.2.1 La question du lignage encore revisitée
2.2.2 Lire : se remembrer
2.2.3 Écrire un mythe
2.3 ARACHNE A ARGOS
2.3.1 Adraste et Pallas : les Métamorphoses renversées
2.3.2 Le roman brodé
3 QUERIR LA CONNAISSANCE : QUAND LE SAVOIR REJOINT LA FOI
3.1 L’AVANT‐TEXTE : QUETE DU AVOIR ET LECTURE DU MONDE
3.1.1 « Ut habeas nucleum, fragenda est testa »
3.1.2 Savoir etpassions :l’aveuglement aux signes du monde
3.1.3 Le Sphinx et sa résurrection
3.2 LES TROIS EKPHRASEIS : DU BON USAGE DU SAVOIR
3.2.1 De la compilation à l’encyclopédie
3.2.2 Les dangers de l’érudition
3.3 LECTURE DU SIGNE ET CONVERSION
CONCLUSION : LIRE LE ROMAN MEDIEVAL AUJOURD’HUI
BIBLIOGRAPHIE
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