La fabrique patrimoniale : éléments d’interprétation
Il est inutile de nous affairer, ici, à reproduire l’inlassable musique du patrimoine qui consiste à décrire la notion par son élargissement sémantique progressif (les antiquités nationales, les monuments historiques, le bâti urbain et rural, le paysage, le folklore, les arts et traditions populaires, l’industriel, l’ethnologique, l’immatériel), tant nombre d’auteurs se sont déjà livrés à cette tâche . Nous nous limiterons au cadre contextuel qui conditionne notre objet d’étude et qui suscitera le questionnement auquel nous nous livrerons ensuite. Pour commencer, le patrimoine n’existe pas a priori : comme Jean Davallon, nous nous proposons d’appréhender le patrimoine comme un construit social, en tant que résultat d’un processus d’interactions entre acteurs sociaux, sans lequel il n’existerait pas ; autrement dit, « est patrimoine ce que les acteurs considèrent comme patrimoine » (Davallon, 2012 : p.41). Alors qu’il est une notion usuelle dans le langage courant et fait l’objet d’une attention populaire toute particulière, il est un objet abstrait et peu objectivé par les sciences humaines et sociales.
De son origine étymologique, le patrimoine est un héritage qui se transmet par le père (« patronium » en latin). Cette acception élémentaire évolue au fil des siècles. Il est un objet de curiosité personnelle et savante à partir du XVe siècle (« antiquité nationale »), puis prend une nouvelle fonction, fondatrice de l’appareil d’Etat que l’on connait aujourd’hui, lorsqu’il devient « monument historique » (XVIIIe -XIXe siècle) ; il est désormais saisi, collectivement, comme un objet digne d’être préservé pour assurer sa pérennité. C’est sur la base de cette dernière acception qu’est institutionnalisée et normalisée la notion de patrimoine, la façon de le traiter (recensement, conservation et restauration d’une authenticité passée), et que sont érigés des personnels et corps professionnels (conservateurs, restaurateurs, architectes, archéologues, muséologues). Sa fonction est devenue essentiellement mémorielle. En outre, le patrimoine comme objet à préserver concerne nettement moins le domaine des expressions vivantes (dans le sens de contemporain, d’intangible et de muable), issues et portées par des groupes sociaux, sauf à travers la conservation archivistique de ses traces écrites, visuelles et sonores, et de ses supports matériels par le Musée.
Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale sont marqués par une « explosion patrimoniale » (Nora, 1997) : la société civile s’organise pour préserver le patrimoine, notamment à travers la prolifération d’associations de défense des formes immatérielles du patrimoine comme support d’identités locales, dans un contexte de crise du politique (Glevarec & Saez, 2002). Cette nouvelle inflexion de la notion de patrimoine s’accompagne d’une fonction sociale inédite. Elle est le symptôme d’un glissement d’« un rapport mémoriel à l’antériorité » à un « rapport expérientiel au passé » : désormais, « le patrimoine, c’est une expérience du passé, c’est un passé que l’on voit, que l’on touche, que l’on écoute, que l’on parcourt… » (Fabre, 2016 : p.55). Ainsi, « l’année 1980, qui fut déclarée « Année du patrimoine » », « marqu[e] le début du « tout patrimoine » » (Davallon, 2014 : p.3).
Mais tout n’est pas patrimoine : celui-ci résulte d’un processus d’élection (Poulot, 1992), d’un tri, d’une « requalification de l’ordinaire » (Dassié, 2016 : p.231). La patrimonialisation – « machine patrimoniale » (Jeudy, 2008), ou encore « fabrique du patrimoine » (Heinich, 2009) – est le « processus social par lequel les objets, appartenant à un groupement social (c’est-à-dire une communauté, un groupe, un collectif ou un ensemble sociétal comme une nation), vont changer de statut pour acquérir celui de patrimoine » (Davallon, 2012 : p.41). Pourquoi mettre en patrimoine ? Un élément de culture devient patrimonial en réponse à « la possibilité de perdre le sens de sa propre continuité » (Jeudy, 2008 : p.21) ; ainsi on remarque souvent qu’un élément entre en processus de patrimonialisation lorsqu’il est en péril.
Cela pose une deuxième question, celle de « qui décide » d’instituer un objet8 au rang de patrimoine, « et selon quelle procédure » (Cornu & Wagener, 2018 : p.38). Le processus de fabrication du patrimoine se caractérise par l’enchaînement d’opérations, étape par étape, selon un schéma standardisé, dit « chaîne patrimoniale » . A partir de données empiriques, Jean Davallon en propose un modèle général (2014 : p.1-2) et identifie cinq gestes : la « trouvaille » (l’on trouve à l’objet une valeur « qui fait qu’il doit être gardé » car il répond à un intérêt social ); la production de savoir sur l’objet pour comprendre cette valeur ; la « déclaration du statut de patrimoine » (simple déclaration énoncée ou décision juridique) ; l’information sur les données définissant la valeur conférée aux acteurs sociaux (notamment par l’exposition ) ; la « transmission aux générations futures de ces objets patrimoniaux » .
Cette distinction symbolique s’opère de deux façons générales et distinctes et implique deux types d’acteurs. La première est issue d’une patrimonialisation « institutionnelle » (Davallon, 2014), qui se manifeste par une validation officielle et une reconnaissance juridique résultant d’une évaluation d’agents de l’État répondant à des critères. La deuxième est dite « sociale » (ibid. ; Rautenberg, 2003) ; elle a des contours plus flous et est survenue plus récemment (notamment dans le cadre du patrimoine ethnologique à partir des années 1970) ; elle se caractérise comme une reconnaissance au sein du groupe social et par lui-même. Mais bien souvent, la recherche d’une reconnaissance par une instance extérieure apparaît comme une nécessité pour garantir les structures financières, matérielles et institutionnelles de sa pérennisation (Davallon, 2014) : ainsi intervient l’État, avec ses subventions, son administration patrimoniale et ses experts (à travers ses inventaires et ses listes de classement). Michel Rautenberg oppose patrimoine « savant » (issu du modèle institutionnel) et patrimoine « social » (vécu comme un bien collectif) (2003), lequel fut toutefois investi par des ethnologues institutionnalisés à partir de 1980, leur conférant une reconnaissance savante (par la production de connaissances sur ses objets), sans lui donner de poids juridique (ce qui, pour faire un résumé compendieux, conduisit à son remplacement par l’inventaire du PCI en 2006).
Mais il « n’y a de « patrimoine local » que parce qu’il existe déjà le « patrimoine » comme catégorie argumentée » (Glevarec & Saez, 2002 : p.37). Qui donc définit cette catégorie de patrimoine ? L’effective prise en charge populaire du patrimoine ne doit pas occulter le monopole étatique : « il serait naïf d’oublier » que le patrimoine est « une catégorie de la pratique politico-administrative et politico-scientifique et qu’à ce titre, elle manifeste une représentation « dominante » de la culture » (Glevrac & Saez, 2002 : p.17). Cela pose de fait la question de la légitimité de la participation de la société civile à la production patrimoniale (Rautenberg, 2003) et l’éventualité d’un écart croissant entre patrimoine d’en-haut et patrimoine d’en-bas.
La convention Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003)
La convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel a été adoptée en 2003 dans le but de promouvoir la diversité culturelle contre les effets négatifs de l’homogénéisation culturelle. Elle est aujourd’hui ratifiée par 180 États . Elle élargit significativement le périmètre des règles et principes internationaux servant de base aux politiques patrimoniales nationales. Ceux-ci se fondaient, jusqu’alors, sur la convention de l’Unesco de 1972 pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, qui prend exclusivement en compte la dimension matérielle (i.e. objectale, monumentale, architecturale) du patrimoine culturel.
La convention de 2003 (dite « la convention » désormais) est toutefois l’aboutissement de plusieurs décennies de réflexion. En effet, dès 1973, la demande bolivienne d’y ajouter un dispositif juridique pour le folklore, lance un long processus menant à la prise en compte progressive et à la reconnaissance des objets non-matériels comme composants du patrimoine. L’adoption de la Recommandation sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire en 1989 est l’étape qui marque formellement la prise en compte du patrimoine culturel immatériel au niveau international et la nécessité de le sauvegarder. S’en suivent des indécisions successives pour le nommer, tant les traditions politico-culturelles des États membres sont diverses : « folklore », « culture traditionnelle et populaire», « patrimoine oral et immatériel », ou encore, « patrimoine vivant » (Aikawa, 2009).
La convention de 2003 induit « un nouveau régime de patrimonialité » (Turgeon, 2010 : p.2) et offre une innovation historique à la conception européo-centrée du patrimoine. Elle est le premier instrument international – et pour certains pays comme la France, le premier instrument national – donnant un fondement juridique à l’immatériel. L’Unesco présente cette convention comme la traduction d’une volonté de « rééquilibrage » (Smeets, 2011 : p.220) entre pays du Nord – dont la conception matérielle du patrimoine est soutenue par la convention de 1972 – et pays du Sud, pour lesquels les pratiques vivantes faisaient déjà l’objet d’une attention spécifique au niveau national mais dont la démarche ne trouvait aucune traduction au niveau international.
L’Unesco est une assemblée d’États qui se place au-dessus de ces derniers. Ses conventions internationales sont des traités dont la ratification par les États les engage formellement à en accepter les règles et à en appliquer les directions . Ainsi, ratifier la convention Unesco de 2003 implique de suivre la définition qu’elle fait du patrimoine culturel immatériel dans son article 2 :
« 1. On entend par “patrimoine culturel immatériel” les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que des savoirs, savoir-faire, instruments, objets, artefacts et lieux qui leur sont nécessairement associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. […] .
2. Le « patrimoine culturel immatériel », tel qu’il est défini au paragraphe 1 ci-dessus, couvre les domaines suivants :
(i) les expressions orales ;
(ii) les arts d’interprétation ;
(iii) les pratiques sociales, rituels et événements festifs ;
(iv) les connaissances et pratiques concernant la nature. » .
Au-delà du constat évident qu’il s’agit d’éléments pratiqués dans le présent et non passés, cette définition s’accompagne de principes fondamentaux qui lui sont propres, qui introduisent, par rapport au patrimoine culturel matériel, un registre nouveau en termes de normes patrimoniales.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
Chapitre 1 Questions et méthode de recherche
1. Mise en contexte
2. S’approprier l’Unesco : axes et questions de recherche
3. Terrains et méthode
Conclusion du chapitre 1
Chapitre 2 L’inventaire et le PCI : processus d’émergence en France
1. Une gestion du patrimoine savante et régalienne en héritage
2. La consolidation de l’appareil patrimonial jusque dans les années 2000
3. L’inventaire du PCI : entre continuités et ruptures
Conclusion du chapitre 2
PARTIE I – Effet miroir et embellissement : le PCI dans des doctrines régionales
Introduction de la partie I
Chapitre 3 En Basse-Normandie : le PCI au service du développement territorial
1. Le CRéCET (1984-2015) : un organisme parapublic pour le patrimoine ethnologique
2. La création de La Fabrique de patrimoines en Normandie : une reconnaissance de sa compétence
3. Une doctrine patrimoniale et un positionnement institutionnel en cours de légitimation
Conclusion du chapitre 3
Chapitre 4 En Bretagne : le PCI au nom de la diversité culturelle
1. Le mouvement culturel breton : un héritage favorable au PCI à l’impératif participatif
2. Bretagne Culture Diversité : un « outil professionnel »
3. L’affirmation d’un positionnement sur le territoire breton
Conclusion du chapitre 4
Conclusion de la partie I
PARTIE II – La mise en fiche du PCI au prisme de l’impératif participatif
Introduction de la partie II
Chapitre 5 Les fiches d’inventaire : normes et critères
1. Analyse croisée des fiches déposées par la Bretagne et par la Normandie
2. L’impératif participatif à l’épreuve de la mise en fiche : ambivalences
3. Des critères à la patrimonialité ordinaire : tentatives de normalisation de la mise en fiche
Conclusion du chapitre 5
Chapitre 6 Identifier le PCI par l’enquête et pour la « participation »
1. Préparer l’enquête : du consentement à la mobilisation des praticiens
2. Enquêter avec la participation des praticiens
3. Rédiger, restituer et analyser les effets de la fiche
Conclusion du chapitre 6
Conclusion de la partie II
PARTIE III – Susciter la « participation des communautés, groupes et individus »
Introduction de la partie III
Chapitre 7 Présenter et transmettre le dispositif et la méthode : nommer pour normer
1. Présenter le PCI à la société civile : une entreprise incertaine
2. Transmettre le PCI aux pairs : une compétence empirique
3. La nomenclature du PCI : une tentative de normalisation ?
Conclusion du chapitre 7
Chapitre 8 Populariser le PCI : les expositions itinérantes
1. Concevoir l’exposition-PCI : conditions, fonctions, méthodes
2. Support textuels et multimédias : présenter et impliquer
3. Réception immédiate et effets latents
Conclusion du chapitre 8
Conclusion de la partie III
LIVRE II
PARTIE IV – Identifier le PCI : pratiques de participation
Introduction de la partie IV
Chapitre 9 L’inventaire « participatif » en Bretagne : de la culture bretonne aux solidarités locales
1. Contexte et formulation de la méthode
2. Les actions mises en œuvre pour impliquer la population
3. Difficultés, « diagnostics » et « préconisations »
Conclusion du chapitre 9
Chapitre 10 Co-produire le savoir : faire participer et participer. Des enjeux croisés
1. Des objectifs communs au prototypage de la méthode : inventer un modèle de « participation » dans le Sud-Manche
2. Des actions aux résultats : la participation, un engouement chimérique ?
3. Les inventaires « participatifs » : du malentendu à la compétence professionnelle
Conclusion du chapitre 10
Conclusion de la partie IV
PARTIE V – L’expertise du PCI : enjeux de mises en valeur
Introduction de la partie V
Chapitre 11 La recherche patrimoniale
1. Les actions de « recherche » au sein des organismes régionaux
2. Se vivre « chercheur » pour « déconstruire » et se « distancier »
3. Restituer la recherche patrimoniale « au seuil des sciences sociales »
Conclusion du chapitre 11
Chapitre 12 L’«accompagnement des communautés»: de l’intervention à l’expertise patrimoniales
1. La maïeutique de l’intermédiaire : se positionner dans l’« accompagnement »
2. L’émancipation par la compétence d’intervention : de la fiche à l’« ingénierie culturelle »
3. Un nouveau registre d’« expertise » pour exister professionnellement
Conclusion du chapitre 12
Chapitre 13 Fabriquer du PCI: un enjeu de légitimation professionnelle
1. La mise en fiche : de l’évaluation patrimoniale à l’expertise
2. Des valeurs privées au service de l’expertise
3. Conquérir une légitimité professionnelle
Conclusion du chapitre 13
Conclusion de la partie V
CONCLUSION GENERALE
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE