Dans le cadre de ce travail doctoral, nous nous intéresserons à la dynamique insufflée par l’introduction de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) dans une entreprise, France Télécom(FT), un service public historique. Cette entreprise (autrefois une administration, la Direction Générale des Télécommunications) est née en 1991 sous le statut d’exploitant de droit public pour fournir le service public de téléphonie fixe sur tout le territoire français. Aujourd’hui, privatisée, cotée en bourse, elle a élargi ses activités aux différentes technologies des télécommunications et à la vente de contenus, du e-commerce, de la publicité en ligne,…Elle a aussi largement développé son périmètre géographique.
En 2004 (année de sa privatisation) France Télécom a présenté la RSE comme un axe prioritaire de sa stratégie et créé une direction spécifique pour l’intégrer dans son fonctionnement. Depuis lors, la RSE s’incarne à travers une démarche systématique, dont l’objectif affiché est d’améliorer la compétitivité de l’entreprise tout en contribuant aux enjeux du développement durable (DD) (viser l’efficience économique, maintenir l’intégrité de l’environnement, assurer l’équité sociale). Progressivement, cette démarche s’est renforcée. Et aujourd’hui, à chaque niveau de l’organisation, pour chaque métier et filiale du groupe, des plans d’action sont définis, des tâches sont affectées, des indicateurs élaborés…Depuis 2008, on peut observer dans le rapport RSE de l’entreprise que trois orientations structurent sa démarche :
– « Inclure » comprend des actions améliorant l’accès des technologies de l’information et de la communication (TIC) pour un ensemble large de populations ;
– « Préserver » valorise la politique environnementale de l’entreprise et ses offres de produits et services nouveaux ou traditionnels permettant d’atténuer les nuisances écologiques ;
– « Etre attentif » met en avant les actions de prévention de risques liés aux usages des TIC et aussi aux pratiques quotidiennes des salariés et fournisseurs de l’entreprise.
France Télécom assure toujours le service public des télécommunications en France. Les articles de loi L. 35-1, L. 35-2 et L. 35-3 du code des télécommunications en posent les contours et présentent les mesures de contrôle auxquelles l’entreprise doit se soumettre. Ce service implique la desserte d’un service universel des télécommunications (qui s’applique à tous les Etats européens). Il correspond à un ensemble minimal de prestations d’une qualité définie, accessible à tous les utilisateurs finaux, à un prix abordable, compte tenu des conditions nationales spécifiques, sans distorsion de concurrence. Ces prestations ont en France la particularité d’être soumises aux exigences des trois principes communs à l’ensemble des services publics de ce pays : l’égalité d’accès pour tous et partout, la continuité du service et son adaptabilité aux besoins des individus et de la société. Cependant, face aux évolutions de l’entreprise et des règles de fonctionnement de son marché, ces exigences nationales perdent de leur influence. Par contre, on peut constater à la lecture de son rapport RSE de 2008, et plus particulièrement dans les pages consacrées à l’orientation « inclure » que France Télécom déploie à travers le monde, plusieurs offres de produits et services visant le même objectif que le service public français, celui de lutter contre les facteurs d’exclusion sociale, géographique, économique et culturelle, tout en développant son activité.
La manière dont France Télécom articule le service public (SP) et la RSE semble alors s’inscrire pleinement dans la vision du Centre Européen des Employeurs et des Entreprises à participation Publique (CEEP) auquel elle appartient. Celui-ci considère en effet, le SP et le DD (ou la RSE) comme étroitement liés par leur finalité : servir l’intérêt général. Les entités responsables de service public sont à son sens, doublement concernées par le mouvement de la RSE : elles le sont en tant qu’entreprises en général « soucieuses d’un développement équilibré de l’économie sociale de marché » ; mais aussi en tant qu’entreprises ayant des missions « particulières qui relèvent directement d’enjeux de société, qualifiés d’intérêt général». Le CEEP précise aussi que « la production durable et principale de service d’intérêt général induit chez les prestataires un comportement naturellement attentif à l’intérêt général, donc socialement responsable » ; et ajoute qu’il existe une grande convergence entre les missions d’intérêt général, « fondées sur les valeurs d’équité et de justice sociale » et la RSE.
Le service public, la RSE et leur articulation dans la littérature
Le service public et la RSE en France : une perspective historique
Nous allons maintenant aborder les histoires longues du SP, de la RSE et leur articulation dans le contexte français. Ces analyses permettront de construire le cadre théorique de notre recherche sur le déploiement de la RSE à France Télécom. Nous commencerons par présenter la France au temps de l’essor du SP. Plus précisément, nous nous intéresserons à la manière dont le SP, ses représentations et son mode d’organisation se sont imposés, du début du 20ième siècle jusqu’aux années 1960-1970, pour réguler l’espace du social, jusqu’alors occupé par des Initiatives volontaires d’entreprises regroupées sous le vocable Paternalisme, et assurer le développement de la France. Nous analyserons alors les motivations à l’origine de la mise en œuvre du SP et ses capacités à remplir sa finalité d’intérêt général (I.1). Nous nous centrerons ensuite sur le contexte d’ébranlement du SP. Cela nous situera dans les années 1960-1970, autrement dit vers la fin des « Trente glorieuses » (ou du compromis fordien). Après une présentation des critiques adressées au SP, nous centrerons notre attention sur la façon dont le processus général de libéralisation et de privatisation des services publics, va faire évoluer la situation du rôle de l’Etat et des entreprises dans la société. En France, deux conceptions du SP s’entrecroisent. La conception organique qui assimile le service public à l’entité publique qui en a la charge et la conception fonctionnelle qui met en avant les buts, les finalités et les missions du service public (conception partagée par les différents Etats européens), et non le statut de l’entité qui en est responsable. Nous montrerons que seule la seconde conception est aujourd’hui viable pour penser la refondation du SP, dont le devenir se joue désormais à l’échelle européenne .
Puis, nous aborderons l’essor de la RSE et ses répercussions dans l’entreprise. Il nous faudra la situer à l’échelle internationale et en présenter les principaux traits génériques, pour mieux comprendre ses formes de développement spécifique en France. Nous soulignerons alors que par un jeu d’influences multiples, provenant des référentiels internationaux, des discours de l’Union européenne, des normes, outils,…, en faveur de la RSE, mais aussi de l’histoire d’une France dans laquelle s’inscrit le SP, un système hybride mêlant des politiques d’ordre public et des Initiatives volontairesd’entreprises privées, publiques ou mixtes, s’est instauré dans ce pays. Nous analyserons ensuite, de manière plus générale, la façon dont les entreprises s’approprient la RSE et les préconisations des chercheurs en ce domaine. Ceci nous permettra de saisir la place et le rôle qui lui sont accordés dans le fonctionnement des entreprises et d’identifier dans quelle mesure elle contribue ou pourrait contribuer, dans une vision plus prospective, à servir l’intérêt général .
L’Essor du service public et le déclin du paternalisme
Dans le cadre de l’économie de marché, logique de SP et initiatives volontaires patronales « explicites » (Matten et Moon, 2006) qui visent la protection et le développement de la société, se sont souvent confrontées, substituées les unes aux autres et parfois articulées. Ici, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’essor du SP et à la façon dont la représentation de son rôle dans le développement de la société mène au déclin des initiatives volontaires patronales.
Pour le mettre en évidence, nous nous situerons d’abord, dans la période allant de la veille de la révolution française de 1789 jusqu’au début du 20ème siècle. Nous montrerons que durant cette période, caractérisée par le développement du libéralisme et par la présence d’une croyance collective en les bienfaits de l’ordre naturel, émerge une conception de l’Etat basée sur la « puissance » (Laufer, 2001), et se développent dans les milieux d’affaires des Initiatives volontaires patronales, bien souvent regroupées sous le vocable de pratiques paternalistes (Ballet et De Bry, 2001) pour assurer un développement serein de l’économie de marché. Cependant, ces Initiatives ne parviendront pas à résorber les injustices sociales. Ce contexte mènera alors à repenser le rôle de l’Etat. Ici, la notion de SP n’est pas encore conceptualisée .
Nous poursuivrons notre analyse en examinant les évolutions apparues dans la période allant du début du 20ème siècle jusqu’aux années 1960. Cette période est marquée par la formalisation du modèle du SP, lié à la notion d’intérêt général, et dont la logique s’appuie sur la doctrine du Solidarisme. Nous présenterons ce modèle qui se caractérise par un contenu juridique, renvoie à plusieurs conceptions (organique et fonctionnelle), se structure à partir de principes communs à l’ensemble des services publics (égalité, continuité et adaptabilité) et se déploie selon des modes d’organisation spécifiques (I.1.2). Nous terminerons en soulignant l’étendue des services publics et leur rôle dans la société française. En réalisant cet état des lieux nous comprendrons pourquoi le SP est venu se substituer aux initiatives volontaires patronales « explicites » .
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PARTIE I. LE SERVICE PUBLIC, LA RSE ET LEUR ARTICULATION DANS LA LITTERATURE
CHAPITRE I. LE SERVICE PUBLIC ET LA RSE EN FRANCE : UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE
I.1. L’Essor du Service Public et le déclin du Paternalisme
I.2. L’ébranlement du Service Public
I.3. L’essor de la RSE
CONCLUSION DU CHAPITRE I
CHAPITRE II. LE SERVICE PUBLIC ET LA RSE EN FRANCE : UNE PERSPECTIVE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE
II.1. Saisir les modes d’articulation du Service Public et de la RSE
II.2. Observer, interpréter la démarche RSE d’un grand service public de réseaux
II.3. Construire un cadre méthodologique et choisir les terrains de la recherche
CONCLUSION DU CHAPITRE II
CONCLUSION DE LA PARTIE I
PARTIE II. FRANCE TELECOM ET SON (SES) DISPOSITIF(S) RSE : INTENTIONS, TRADUCTIONS ET USAGES
CHAPITRE III. DE LA DGT A FRANCE TELECOM, DU SERVICE PUBLIC A LA RSE
III.1. Les méthodes de l’enquête de la recherche empirique sur la démarche RSE officielle de France Télécom
III.2. Des télécommunications « biens publics » aux télécommunications « marchandises » (1794-1980/90)
III.3. De l’essor des télécommunications à la crise (1990 -2005)
III.4. De l’après crise à nos jours (2005 -2011)
CONCLUSION DU CHAPITRE III
CHAPITRE IV. LE DISPOSITIF RSE « HYBRIDE » DE FRANCE TELECOM
IV.1. Du déploiement du dispositif RSE officiel du Groupe au développement de dispositifs autonomes
IV.2. La réception du dispositif RSE dans la filiale française du Groupe
IV.3. Le dispositif « Achats responsables » de France Télécom et ses spécificités
IV.4. Le dispositif « Accord cadre international sur les droits sociaux fondamentaux au travail » de France Télécom et ses spécificités
CONCLUSION DU CHAPITRE IV
CONCLUSION DE LA PARTIE 2
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE