Rousseau, critique de son siècle

Le monde à ses début, c’est-à-dire quand il sortait des mains du Créateur, ne souffrait d’aucune contradiction. Il y régnait la paix, la beauté, l’abondance, l’équilibre… Tout a commencé à dégénérer lorsque le monde s’est incliné dans la pente de l’évolution. C’est pathétique ! Mais ce n’est pas là une vérité historique. Ce ne sont que de pures suppositions philosophiques. Tout part d’une remarque : l’inégalité sociale est un fait. Elle existe, hélas, dans toutes les sociétés. Donc, il n’est point besoin de démontrer la vérité de l’inégalité sociale. Mais, estil juste que cette inégalité existe ? Cela semble insoutenable car les inégalités sociales ne changent pas la nature des hommes. Celui qui est le plus puissant n’est pas pour autant plus humain. Seule la reconnaissance de l’égalité intrinsèque des hommes est légitime et peut être justifiée. Alors dans sa volonté d’expliquer l’origine de la dégradation de l’homme déchu, Rousseau arrive à cette vérité non moins terrible : l’homme est lui-même responsable de son propre malheur. Seulement, ce n’est pas l’homme en tant qu’individu qu’il faut accuser mais l’homme mal gouverné, c’est-à dire de la société. L’homme est naturellement bon, c’est la société qui le déprave et le pervertit. Voici l’amorce de la critique rousseauiste de la société. Celle-ci atteint son summum avec la critique des progrès de la civilisation. Dans la note i, Rousseau écrit : « l’homme est naturellement bon (…) ; qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits et les connaissances qu’il a acquises ? Qu’on admire tant qu’on voudra la société humaine il n’en sera pas moins vrai qu’elle porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables. »  L’on sait que deux principes antérieurs à la raison régissent la vie dans l’état de nature. Il s’agit de l’amour de soi et de la pitié. L’amour de soi bien qu’il est le sentiment qui permet à tout un chacun de s’intéresser à sa propre personne n’a rien de mauvais, et n’empêche nullement l’homme d’être altruiste puisqu’il est tempéré par son corollaire la pitié. Celle-ci émousse l’ardeur de l’amour de soi. Cependant, cet amour dégénère en amour-propre dans la société. L’amour-propre bien qu’ayant quelque chose de commun avec l’amour de soi – toutes les deux sont des amours que l’homme porte sur lui-même – produit souvent des effets néfastes. Il s’agit là, à la différence de l’amour de soi, d’un amour exclusif. Il en est ainsi parce que l’homme se prend pour le centre du monde, et sur ce, il va chercher à avoir l’avantage sur les autres auxquels il prend plaisir à se comparer. Un tel désir ne se satisfait pas facilement car il est relatif et place d’emblée l’homme dans la dépendance de l’opinion des autres. C’est en cela que Rousseau dit que l’amour propre asservit l’individu d’autant plus qu’il ne peut jamais être satisfait. C’est même, à la limite, un principe de servitude, de malheur et de méchanceté. C’est lui qui va donner l’effectivité à l’inégalité naturelle qui n’avait aucune conséquence dans l’état originel puisque l’homme vivait solitaire. « Mais quand la nature affecterait dans la distribution de ses dons autant de préférences comme on le prétend, quel avantage les plus favorisés en tireraient-ils, au préjudice des autres dans un état de choses qui admettrait presque aucune sorte de relation entre eux ? » L’on voit que c’est la société qui est la grande coupable quant à la dénaturation de l’individu. Et ce n’est pas le seul désordre qu’ait créé la société. Elle est aussi à l’origine du développement de l’inégalité : « l’inégalité, étant presque nulle dans l’état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l’esprit humain (…) » Donc, non seulement la société donne corps à l’inégalité physique mais elle crée aussi une autre, celle politique. Cette inégalité est autorisée par le consentement des hommes. Sa particularité, c’est de créer la dépendance entre les hommes puisqu’elle anéantit définitivement l’égalité fondamentale des hommes.

ROUSSEAU, CRITIQUE DE SON TEMPS 

La critique de la société et de son produit, l’homme civique, semble partir d’un constat : « nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » La vertu a cédé la place à l’amour-propre. Être et paraître sont scindés. Cette situation n’est plus à démontrer. Elle s’impose comme un fait. Cependant, cet état des lieux ne conduira pas Rousseau au pessimisme et à l’inaction. Le second Discours prétend découvrir les causes de cette dégradation. C’est en cela qu’il est le prolongement nécessaire du Discours sur les sciences et les arts, tout en étant une préparation au Contrat social et à l’Emile. Dans la deuxième partie du second Discours consacrée à la description de la dégradation de l’homme, Rousseau montre que l’homme a bien chuté de l’état de nature où il vivait sain, bon et heureux. Par contre, les vices désormais entrés dans son cœur « n’appartiennent pas tant à l’homme, qu’à l’homme mal gouverné. » L’homme est naturellement bon, le mal n’apparaît qu’avec la société. Si on dépouillait l’homme naturel de toutes les qualités de l’homme social, on se rend compte de tout le fossé qu’il y a entre l’état naturel et l’état social. Pourtant, rien n’indiquait que l’homme faille sortir de l’état de nature. C’est un état de bonheur et d’équilibre qui se suffit à lui-même. Il est immuable et dépourvu d’histoire. Par conséquent, cet état ne peut en aucune manière annoncer l’état social. L’homme est entré dans l’histoire par quelque « funeste hasard qui pour l’utilité commune eût dû ne jamais arriver.» Mais, hélas, le mal a subrepticement glissé dans le monde. Qui en est responsable ? La réponse de Rousseau est péremptoire. « L’homme est naturellement bon (…) ; qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits et les connaissances qu’il a acquises ? Qu’on admire tant qu’on voudra la société humaine il n’en sera pas moins vrai qu’elle porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables. » Cependant, ce n’est pas l’homme essentiel qu’il faut accuser, ni même Dieu ; il faut plutôt voir du côté de l’homme en relation. « Le mal se produit par l’histoire et la société, sans altérer l’essence de l’individu. » Cette critique violente de la société s’articule autour de trois axes principaux. Elle s’intéresse d’abord à l’homme du point de vue individuel car « l’âme humaine [est] altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes. »  Ensuite, elle porte au niveau collectif car l’apparition de la société a pour conséquence inévitable l’inégalité. Et enfin, elle porte sur les progrès de la civilisation.

La société pervertit l’âme humaine

Dans son réquisitoire contre le processus de dénaturation de l’homme, Rousseau avance un postulat qui restera central dans toute sa pensée politique : c’est la bonté originelle de l’homme. Ce postulat semble dirigé contre Hobbes qui affirme que l’homme est un loup pour l’homme. En aucun moment de sa réflexion, il n’a cessé de croire fondamentalement à cette inclination naturelle et spontanée de l’homme vers le bien. Dans le second Discours il démontre le calme des passions du sauvage. Cet état de fait découle de « deux principes antérieurs à la raison ». Il s’agit de l’amour de soi et de la pitié. Ce sont là deux passions bonnes et naturelles.  En effet, toutes les passions ne sont pas qualifiées négativement par Rousseau. Il y en a qui appartiennent à l’homme naturel et d’autres à l’homme social. Les premières dues à une impulsion naturelle sont peu nombreuses et bénéfiques. Elles sont communes à l’homme et l’animal. Les secondes dues au développement de notre connaissance et à la vie en société sont nombreuse violents et impérieuses. Parmi toutes ces passions sus-mentionnées, trois sont fondamentales : l’amour de soi et la pitié appartenant au premier type, l’amour-propre au second. Ce qu’il convient de retenir des deux premiers c’est qu’ils n’incitent pas l’homme à l’excès : « L’homme sauvage, quand il a diné, est en paix avec la nature, et l’ami de tous ses semblables. »  L’amour de soi est toujours bon parce qu’il est tempéré par son compagnon naturel la pitié. C’est sur cette dernière que se bâtit toute la moralité qui préfigure la bonté naturelle. Cependant, l’amour de soi dégénère dès que l’homme entre dans l’histoire car la pitié y est entièrement étouffée par les couches sédimentaires. C’est alors le règne de l’amourpropre. Celui-ci est tout le contraire des passions naturelles. Il est « un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire au hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l’honneur. »  Il représente, pour Rousseau, le principe qui régit la vie des hommes en société.

Cette petite démonstration nous permet de mettre en évidence deux moments constitutifs de l’histoire humaine : l’état de nature et l’état social. Ce dernier est tellement loin du premier qu’on a même du mal à comprendre que c’est de lui qu’il est sorti. Si le sauvage gagne de par la simplicité de son état, le civilisé perd sur tous les fronts. L’homme vivant désormais, par le fait d’un hasard, au milieu de ses semblables va apprendre à se comparer à eux. Il se prendrait comme fin et cherche à avoir l’avantage sur les autres. Ce qui fait dire Rousseau que l’amour-propre asservit l’homme. « L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfait ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. » Et le plus étrange, c’est qu’il est difficile de combattre l’amour-propre car il vient de l’homme lui même. C’est un principe de servitude, de malheur, et de méchanceté. L’homme est réellement devenu « méconnaissable ». Le Premier Discours témoignait déjà toute la souffrance de Rousseau devant l’opacité d’autrui. « Qu’il serait doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure était toujours l’image des dispositions du cœur. »  Ce rêve restera toujours un souhait. Jamais la « contenance extérieure » ne correspondra avec les « dispositions du cœur ». C’est la vie en société qui exige que l’on porte un masque, et d’incarner toutes les apparences de vertus sans en avoir aucune en réalité. On ne pourra jamais percer le mystère que constitue autrui, à moins qu’il se décide à se dévoiler publiquement lui-même. En vérité, dans la société, « on ne saura jamais à qui l’on a affaire » ; la transparence mutuelle est totalement détruite. Elle se cache sous le « voile uniforme et perfide de politesse » . C’est pourquoi Rousseau hait la politesse et s’attaque aux règles qui régissent la société de ceux qu’il appelle « gens à la mode ». Il hait également la galanterie, les jeux d’esprits et tout ce qu’il y a comme mondanité car ils étouffent le but ultime de toute société heureuse : la liberté.

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Table des matières

Introduction
Première Partie : Rousseau, critique de son siècle
1. La société pervertit l’âme humaine
2. L’inégalité comme résultat de la vie en société
3. La critique de la civilisation
Deuxième Partie : Le jugement moral ou la nécessité de rétablissement du droit
1. La nostalgie des origines
2. Le recours à un futur abtrait ou la cité contractuelle
3. L’“Emile restauré”
Conclusion
Bibliographie

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