Romantisme français et culture hispanique

Le romantisme, dans sa dimension européenne, a profondément renouvelé les sources de l’inspiration littéraire, affirmant son ambition de découvrir et d’explorer un triple espace : celui du moi, celui de l’autre (et des autres), celui de l’histoire. Son imaginaire s’est ainsi fixé sur l’aventure intemporelle de la conscience et les replis de l’intimité, mais s’est déployé en même temps en direction du spectacle du monde et dans la plongée du temps, se nourrissant de l’épaisseur de la durée, ce qui était une autre manière de retrouver la conscience et l’âme, celles des peuples et des nations, les sources originelles qui ont façonné leur identité et forgé les traits multiples de leur visage, déterminant le cours de leur destin et leur mode d’être au monde.

On comprend que le « programme » romantique, dans les arts plastiques mais surtout dans la littérature, ait ainsi impliqué l’ouverture vers le monde extérieur et le monde « différent », dans sa double dimension spatiale et temporelle, pour remonter, en quelque sorte, à l’essence métaphysique et morale de l’âme des peuples, par delà les attraits de la couleur locale et du pittoresque, si séduisants fussent-ils. Mais il importe de se demander jusqu’à quel point le romantisme – et spécifiquement le romantisme français – a été à la hauteur de son ambition et a mesuré les enjeux et les implications que comportait son projet. C’est dans cette perspective que prennent leur signification historique et culturelle, à l’aube du mouvement romantique en France, les deux ouvrages fondamentaux de Madame de Staël, De l’Allemagne (qui lui valut les foudres de Napoléon, lequel en saisit la portée subversive) et Corinne ou l’Italie. Certes, une vive curiosité pour les peuples étrangers s’était manifestée dès la fin du XVIIème siècle, se traduisant par le rapide essor de la « littérature de voyage», dont, au demeurant, on pouvait déjà trouver d’insignes précurseurs dès le Moyen Âge : songeons, pour ne citer qu’un exemple, au célèbre récit de Marco Polo. Mais ce qui change, au tournant du XVIIIème siècle finissant, qui voit éclore les mouvements préromantique et romantique, c’est l’objet de cette curiosité : elle ne se limite plus à la seule « observation des caractères et des mœurs » – bien qu’elle en reste un élément essentiel – ou au voyage « d’art », à la manière du Voyage en Italie de Goethe, un chef d’œuvre du genre, mais se double d’une volonté d’exploration intégrale des cultures des nations, de leurs composantes et de leurs stratifications séculaires, de leurs coordonnées intellectuelles et affectives, des valeurs qui sous tendent leur spiritualité : c’est bien ce qu’a cherché à faire Mme de Staël en se penchant, tour à tour, sur un pays du Nord de l’Europe et sur un pays du Midi.

Entre passé et présent, l’actualité impossible 

La Nation et l’Etat 

La recherche du passé de l’Espagne : un destin contrasté 

1- Importance nouvelle de la perspective historique, absente dans l’espagnolisme baroque et fondamentale chez les romantiques.
2- Le voyage dans le temps: une curiosité passionnée, mais une information souvent peu sûre, chaotique et fragmentaire.
3- La succession des époques: le Moyen Age féodal, chrétiens et maures, la Reconquista, les Siglos de Oro, la décadence; l’Espagne contemporaine.
4- De l’histoire à l’anthropologie: les coordonnées de l’univers mental espagnol; l’Espagnol et le monde.
5 – Trois visages de l’Espagne: esquisse d’une histoire poétique de l’Espagne chez Victor Hugo: de Hernani à Ruy Blas; les œuvres tardives : La légende des siècles, Torquemada.
6- Figures et événements (Histoire de Don Pèdre de Prosper Mérimée)

Cadre politique, institutions et société

De Napoléon Ier à Napoléon III :
1- L’invasion napoléonienne et la guerre d’indépendance (1808)
2- La restauration (le retour du Deseado)
3- La révolution libérale et l’intervention française (1823)
4- La répression et la fin du régime de Ferdinand VII
5- La succession de Ferdinand VII et les guerres carlistes.

Absence d’une vision générale et d’une interprétation d’ensemble du destin historique de l’Espagne

La recherche du passé de l’Espagne : un destin contrasté 

Importance nouvelle de la perspective historique, absente dans l’espagnolisme baroque et fondamentale chez les romantiques.
Les contacts entre la France et l’Espagne remontent (comme nous l’avons déjà vu dans l’introduction à cette étude) bien loin dans le temps. Dès le Moyen Age, les Français avaient une connaissance directe de la vie de la Péninsule ibérique et des péripéties politiques de ses différents royaumes. La participation de la chevalerie française avait été décisive à la victoire de Las Navas de Tolosa. Par la suite, les relations ont souvent pris le caractère d’affrontements, notamment sous le règne de Charles Quint en Espagne et de François Ier en France, et plus tard lors de la guerre de Trente ans. L’arrivée sur le trône d’Espagne en 1700 d’un prince Bourbon, devenu Philippe V a rapproché les deux Etats, mais ce rapprochement sera très sérieusement compromis au début du XIXème siècle par « le coup d’Etat de Bayonne » et l’invasion napoléonienne (qu’on étudiera dans la deuxième partie de ce chapitre). Avec le cri de Chateaubriand qui, en 1831, s’exclame : « tout prend aujourd’hui la forme de l’histoire: polémique, théâtre, poésie, roman », on peut affirmer que les romantiques ont joué un rôle primordial dans l’introduction, par le biais de leur vision du destin des peuples et de leurs caractéristiques, d’une conscience historique qui avait fait jusque là défaut chez leurs ancêtres baroques et classiques surtout. Ce qui importait aux écrivains baroques, Alexandre Hardy, le jeune Corneille, Rotrou, Scarron, était de peindre l’idéal de leur génération en s’inspirant des thèmes et des modèles espagnols, de peindre l’énergie, l’héroïsme, le sens de l’honneur, de multiplier les intrigues aux rebondissements spectaculaires, aux péripéties souvent extravagantes qu’affectionnait le public de leur temps. Le Cid de Pierre Corneille, par exemple, aborde des thèmes politiques en rapport avec l’actualité : « il n’y a pas dans Le Cid », écrit le professeur Hubert Carrier, « de couleur locale, au sens où l’entendaient les Romantiques. Une reconstitution historique, telle qu’on l’entend aujourd’hui était impossible au XVIIème siècle. Corneille aurait pu du moins conserver les traits de moeurs qu’il rencontrait chez Castro et surtout dans les romances: il a soigneusement effacé, au contraire, tout ce qui aurait rappelé de façon trop visible, trop particulière, l’Espagne et le Moyen âge. Si l’on changeait les noms des personnages, ce serait, pour le public du XVIIème siècle, une action qui pourrait se passer n’importe où. C’est que, dans Le Cid comme dans toutes ses autres grandes tragédies, il a bien moins cherché à représenter les temps anciens que la société qu’il avait sous les yeux. Bien entendu, il l’a embellie: mais son théâtre n’en est pas moins le reflet d’une époque, il baigne dans l’atmosphère contemporaine (1) ». Corneille lui-même est plus nuancé quant à son “esprit” de l’histoire; il insiste sur l’effort qu’il a mis à concilier “le théâtre avec la vérité de l’événement”: « Il est vrai », avoue-t-il, « que dans ce sujet il faut se contenter de tirer Rodrigue du péril, sans le pousser jusqu’à son mariage avec Chimène. Il est historique et a plu en son temps; mais  bien sûrement il déplairait au nôtre; et j’ai peine à voir que Chimène y consente chez l’auteur espagnol, bien qu’il donne plus de trois ans de durée à la comédie qu’il en a faite. Pour ne pas contredire l’histoire, j’ai cru ne me pouvoir dispenser d’en jeter quelque idée, mais avec incertitude de l’effet; et ce n’était que par là que je pouvais accorder la bienséance du théâtre avec la vérité de l’événement (1) ». Or, en dépit du souci du dramaturge français de ne pas trop s’écarter de l’événement historique, son texte revêt nombre d’anachronismes, bien évidents pour tout lecteur tant soit peu familier du Moyen Age féodal. Pour s’en tenir à un exemple, lorsque Chimène, s’adressant à Don Fernand, lui dit : « Mourir pour le pays n’est pas un triste sort ; C’est s’immortaliser pour une belle mort.

Le voyage dans le temps : une curiosité passionnée, mais une information souvent peu sûre, chaotique et fragmentaire

L’amour de la terre espagnole ne se limite pas, chez les romantiques français, à l’attrait qu’exercent ses paysages contrastés, son climat, les mélanges de cultures dans l’art, dans les coutumes et dans les mœurs, mais les conduit à se pencher avec une curiosité passionnée sur l’histoire de ce pays afin de mieux pénétrer sa réalité spirituelle et humaine : « qu’est ce qu’un peuple sans son passé ? », se demande Hugo en voyage et, comme le dira Menéndez Pelayo, « donde no se conserve piadosamente la herencia de lo pasado, pobre o rica, grande o pequeña, no esperemos que brote un pensamiento original, ni una idea dominadora (1) » ; mais il y eut le romantique tel que Dumas par exemple qui était d’avis qu’on pouvait « violer l’histoire pourvu qu’on lui fît un enfant ». La perspective et la dimension historiques ont été sérieusement prises en compte par le romantisme français, variant sans doute d’un écrivain à un autre. Les romantiques ont eu un double contact avec l’histoire de l’Espagne : celui de l’avant voyage, à travers les lectures, d’où assez souvent des jugements hâtifs et non rarement entachés de partialité. Il n’en expriment pas moins, chez les mieux informés, une vérité parfois reconnue par les historiens contemporains ; et celui de l’après voyage, beaucoup plus intéressant, selon notre point de vue, car les écrivains, mieux outillés, ne voudront plus se contenter de rapides croquis mais plongeront dans le monde de la recherche et de l’interprétation historiques.

La succession des époques : le Moyen Age féodal, chrétiens et maures, la Reconquista, les Siglos de Oro, la décadence; l’Espagne contemporaine

L’originalité du destin historique de l’Espagne passionne les esprits romantiques français, qui se lancent dans l’exploration de son passé depuis le Moyen âge jusqu’à leur époque car « le passé est chose grande, vénérable et féconde », dira Hugo. Ramiro de Maeztu explique cet intérêt pour l’histoire, rejoignant la vision de certains Romantiques, non toutefois sans se démarquer des positions idéologiques sous jacentes à leurs interprétations et à leurs jugements ; « si ahora », écrit-il, « vuelven algunos espíritus alertas los ojos hacia la España .

On a toujours parlé de « Mérimée et l’Espagne » et de « Stendhal et l’Italie ». Mais ce dernier a également manifesté un intérêt marqué pour l’Histoire de l’Espagne, supérieur, selon Jules Deschamps, à l’opinion qu’il a montrée pour sa littérature ou son art. Il commença une Histoire de la guerre de succession d’Espagne. Il connaissait l’Histoire de l’Inquisition de Llorente, le Voyage en Espagne d’Arthur Young. Stendhal a dû avoir eu à sa disposition plusieurs manuels relatifs à l’Histoire de l’Espagne, dont ceux de Saint-Réal, d’Arthur Young, de M. de Rocca et, probablement, d’autres que nous ignorons. Stendhal, qui avait des ambitions d’historien, les manifestera pleinement plus tard dans ses écrits sur l’Espagne de 1808. Il reprochait sans cesse à ses contemporains le manque de curiosité et de connaissances pour l’Histoire de l’Espagne : « combien de personnes », écrivait-il en1825, « ignorent les traits principaux de l’Histoire de l’Espagne qui, seraient bien aises de les trouver dans un livre moins gros qu’un numéro du New Monthly (2) ». Pour sa part, il s’était profondément intéressé aux « choses d’Espagne », plus particulièrement au soulèvement anti-français de 1808 à 1813, puis aux luttes des realistas et des liberales, des cristinos et des carlistas. Il a consulté de nombreux ouvrages sur ces événements. Tout en reprochant à Napoléon ses maladresses, il regrette en conclusion « que l’Espagne ait repoussé le régime viril et réparateur dont l’empereur la voulut doter » ; et tout en laissant filtrer une réflexion critique sur l’exercice du pouvoir et du despotisme, il n’hésite pas à passer à un jugement personnel considérant que « l’Espagne manqua une occasion que la suite des siècles ne lui représentera plus […] et qu’elle lui (à Joseph Bonaparte) préféra le monstre nommé Ferdinand VII ». Il écrit, dans une lettre datée de juillet 1818, à son cousin R. Colomb : « j’ai la tête farcie d’écrits sur l’Espagne de 1808, de cette Espagne ignorante, fanatique, héroïque. Le sujet m’a fortement intéressé et tu vas avoir quelques bouffées de la chaleur dont je me sens pénétré. Ce ne sont que des sensations isolées, sans ordre, sans suite. Veux-tu en savoir davantage ? Fais comme moi, lis de Pradt, Escoïquiz, Cevallos, Rocca, Azanza, etc. (1) ». Ses convictions ne l’ont toutefois jamais empêché d’admirer le sentiment de l’honneur chez les Espagnols, qui l’avait impressionné dans ses jeunes années : « j’admire le sentiment d’honneur qui enflamma les braves Espagnols ; mais quelle différence pour leur bonheur si, depuis 1808, ils avaient été gouvernés par le sage Joseph et par sa constitution (2) ». Il attaquera sans cesse les exagérations ridicules du caractère politique de l’Espagnol. Qu’on se souvienne, à cet égard, des notions « les plus exagérées, les plus espagnoles » qui remplissaient la tête de Julien Sorel auprès de Mme de Rênal.

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Table des matières

Introduction
– 1- Pourquoi le voyage ?
Du baroque au romantisme: l’Espagne revisitée. France/Espagne = conscience de l’intérêt qu’elles avaient l’une pour l’autre.
– 2- Quel type de voyage ?
L’Espagne, paradigme de la vision et de la sensibilité romantiques: grandes passions, couleur locale, images exotiques.
– 3- Au-delà du voyage, la réflexion sur le sens.
Sources, relais, médiations culturelles. Rôle de l’histoire récente (à partir de l’invasion napoléonienne de 1808)
Chapitre I : La Nation et l’Etat
I – La recherche du passé de l’Espagne : un destin contrasté
1- Importance nouvelle de la perspective historique, absente dans
l’espagnolisme baroque et fondamentale chez les romantiques.
2- Le voyage dans le temps: une curiosité passionnée, mais une information souvent peu sûre, chaotique et fragmentaire.
3- La succession des époques: le Moyen Age féodal, chrétiens et maures, la Reconquista, les Siglos de Oro, la décadence; l’Espagne contemporaine
4- De l’histoire à l’anthropologie: les coordonnées de l’univers mental espagnol; l’Espagnol et le monde
5 – Trois visages de l’Espagne: esquisse d’une histoire poétique de l’Espagne chez Victor Hugo: de Hernani à Ruy Blas; les œuvres tardives : La légende des siècles, Torquemada.
6- Figures et événements (Histoire de Don Pèdre de Prosper Mérimée)
II – Cadre politique, institutions et société
A) De Napoléon Ier à Napoléon III :
1- L’invasion napoléonienne et la guerre d’indépendance (1808)
2- La restauration (le retour du Deseado)
3- La révolution libérale et l’intervention française (1823)
4- La répression et la fin du régime de Ferdinand VII.
5- La succession de Ferdinand VII et les guerres carlistes.
B) Absence d’une vision générale et d’une interprétation d’ensemble du destin historique de l’Espagne.
Chapitre II : La littérature
La littérature espagnole dans la mouvance romantique A Une présence éclipsée par celle des littératures du Nord : romantisme français et romantismes étrangers (surtout allemand) face à la littérature espagnole.
B 1 – Les romantiques et le Moyen Age : fascination mais connaissance fragmentaire et indirecte.
2- La littérature espagnole et l’esthétique des genres médiévaux chez les romantiques français : Chanson de geste – Romancero – Roman de Chevalerie – La Celestina
3- Les romantiques et les grands écrivains des Siglos de Oro :
l’attrait pour le roman picaresque (Lazarillo, Mateo Alemán, Quevedo)
Le roman pastoral
La Comedia (Tirso de Molina, Lope de Vega, Calderón) mis en concurrence avec Shakespeare.
les autres secteurs de la littérature : la poésie, la littérature mystique
C La littérature comme source d’inspiration
1. Imitations, transpositions, adaptations
Le théâtre de Clara Gazul de Mérimée
Inès de las sierras de Charles Nodier
Piquillo d’Alexandre Dumas
Le Capitaine Fracasse de Gautier
2. Du regard direct au regard médiatisé :
Les traductions: des résultats mitigés ?
Don Quichotte (Louis Viardot)
Les dramaturges du siècle d’or (A. La Beaumelle, DamasHinard…)
Chapitre III : L’ art
L’Espagne à travers ses monuments ; peintres et sculpteurs
A- Les jugements sur l’architecture espagnole
l’art mauresque : * La mosquée de Cordoue
* L’Alcazar de Séville
* L’Alhambra de Grenade
l’art gothique : les cathédrales et les églises
* La cathédrale de Burgos
* La cathédrale de Tolède
* La cathédrale de Séville
B- Les jugements sur la sculpture
la sculpture civile et religieuse
C- Les jugements sur les grands peintres et l’Ecole espagnole
Les Musées
Le Greco
Velazquez
Ribera
Zurbarán
Murillo
Valdés Leal
Goya
Conclusion

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