Exploiter la végétation spontanée en Méditerranée grâce aux troupeaux de petits ruminants
Le pastoralisme est une composante de longue date des systèmes d’élevage méditerranéens (e.g. Hadjigeorgiou, 2011 ; Tchakérian, 2008). Ses multiples définitions illustrent la variabilité des conduites pastorales du troupeau, variabilité qui peut être temporelle et/ou spatiale (Bourbouze et Rubino, 1992). Le pastoralisme corse en est un exemple. Au début des années 90, les élevages pastoraux corses sont par exemple associés à la location de pâturages à l’année, la surveillance du troupeau, mais aussi à d’autres pratiques et ressources telles que la traite manuelle ou l’utilisation exclusive de la race Corse (Vallerand et al, 1991). La variabilité des conduites s’illustre alors à travers deux modes divergents d’élevage pastoral que sont le mode « cueilleur » et le mode « pasteur en dynamique », qui répondent notamment à différentes natures des ressources pâturées et différents niveaux d’apports en concentrés et en foin (Vallerand et al, 1991). L’élevage pastoral corse est ensuite redéfini par Santucci (2004) comme un ensemble de relations fonctionnelles entre (i) une base prairiale, des surfaces de parcours et un mode d’utilisation libre par le troupeau, (ii) le troupeau, et (iii) des pratiques appropriées pour la conduite de ce troupeau sur le territoire pâturé. La notion de pastoralisme s’étend ainsi, au-delà de la ressource végétale, au troupeau et à sa conduite. Cet élargissement permet de repérer des « atouts pastoraux » au sein d’élevages corses ayant évolué vers la spécialisation laitière et vers l’utilisation de ressources fourragères cultivées : utilisation de génotypes locaux, conduite zootechnique raisonnée, production saisonnée ou alimentation à l’herbe (Santucci, 2004). Les conduites pastorales dans les pays du Nord de la Méditerranée dépendent également de la politique de restructuration foncière mise en place après l’exode rural, des conflits d’usage avec utilisateurs des parcours, du statut du foncier utilisé et des phénomènes locaux d’enfrichement (Bourbouze and Rubino, 1992). Enfin, la nature des ressources pastorales varie également entre pays méditerranéens et inclut une végétation herbacée et/ou ligneuse (e.g. Caballero et al, 2009 ; Jouven et al, 2010).
L’utilisation de la végétation spontanée par le troupeau, composante commune des élevages pastoraux, est associée à une diversité de contraintes de l’environnement biophysique (FAO, 2008). Ces contraintes sont liées : (i) aux variations climatiques stricto sensu, (ii) aux variations de l’offre et de la qualité des fourrages sur l’année (e.g. Nardone et al, 2010 ; Bellon et Guérin, 2004), et (iii) aux irrégularités de relief et de surface (Blanc et al, 2010), (iv) à l’hétérogénéité du potentiel productif des sols et de leur couverture végétale, et (v) aux menaces pour la santé animale. Audiot (1995) définit d’ailleurs l’adaptation animale à l’utilisation des surfaces pastorales comme les réponses animales aux contraintes du climat (résistance aux écarts de température, régulation thermique, résistance à la sècheresse) et du parcours (utilisation de ligneux, choix des espèces consommées, aptitude à la marche, format et toison, résistance aux maladies vectorielles par exemple).
Les petits ruminants sont utilisés par les éleveurs méditerranéens pour faire face aux fortes chaleurs estivales (e.g. Aboul-Naga et al, 2014 ; Todaro et al, 2015) et exploiter les reliefs accidentés des zones défavorisées (de Rancourt et al, 2009). Les petits ruminants présentent également des qualités d’adaptation comportementale (e.g. Agreil et Meuret, 2007 ; Blanc et al, 2010) ou physiologiques (Blanc et al, 2004) à la variabilité de l’offre fourragère sur l’année (en nature et en quantité). Les ovins sont notamment cités comme l’espèce domestique la moins vulnérable aux épizooties liées au changement climatique dans des élevages pastoraux au Kenya (Oseni et Bebe, 2010). Cette dernière contrainte prend tout son sens en zone méditerranéenne avec les épizooties récentes de pathologies à transmission vectorielle (e.g. fièvre catarrhale ovine). L’adaptation des petits ruminants à l’environnement biophysique méditerranéen se traduit par la prépondérance de longue date des ovins-caprins au regard d’autres espèces dans le bassin méditerranéen (Boyazoglu et Flamant, 1990 cités par Boyazoglu et Hatziminaoglou, 2005). De nos jours, le cheptel de petits ruminants dans les 4 principaux pays méditerranéens de l’UE-28 (Portugal, Espagne, Italie, Grèce) représente 67% du cheptel de petits ruminants de l’UE-28 en 2015 contre 17% pour les bovins (données EUROSTAT, 2016 citées par Porqueddu et al, 2017).
Utiliser la rusticité des races locales pour valoriser la végétation spontanée
Les aptitudes animales décrites précédemment pour les petits ruminants font partie d’un ensemble d’aptitudes plus larges souvent associé au terme de « rusticité » (Hubert, 2011 ; Vallerand, 1988). Nous nous concentrerons ici sur le terme de rusticité et en particulier sur la dimension « innée » de cette rusticité (i.e. génétique, héritable et sélectionnable par opposition à « acquise », Casabianca, 2011).
Cette rusticité « innée » est en effet souvent associée aux races locales dans la littérature (Pellegrini, 2007 ; Bouix, 1992) . La rusticité est définie par Vallerand (1988) comme « un ensemble d’aptitudes permettant à un matériel génétique de surmonter les variations aléatoires du milieu ». Pour Brunschwig et Blanc (2011), ces variations sont essentiellement celles de la disponibilité alimentaire en système pastoral. Gunia et al (2011) et Tesnieres et al (2013) réitèrent l’idée d’une variabilité temporelle de la contrainte et insistent sur la multiplicité de contraintes auxquelles répond un animal rustique (dont climatiques, alimentaires et pathologiques). La rusticité sous sa forme « innée » exprime donc une réponse animale à un ensemble de contraintes de l’environnement de production. L’environnement de production dans lequel est placé l’animal est la combinaison d’un environnement biophysique ou « naturel » et de conditions d’élevage définies par les pratiques de l’éleveur (FAO/WAAP, 2008).
Suivant cette définition, on peut donc considérer que les races autochtones (ou « native breeds », sous-groupe des races localement adaptées), définies par la FAO comme « originaires, adaptées et utilisées dans une région géographique particulière» (CGRFA, 2012), sont aussi des races rustiques lorsque leur environnement de production présente les contraintes sus citées.
Le recours aux races locales en élevage suit-il pour autant l’engouement qu’elles suscitent au sein de la communauté scientifique ?
Les races locales sont mises en avant dans la littérature pour leur capacité à répondre à des contraintes de l’environnement de production et en particulier les contraintes liées à l’utilisation pastorale des ressources fourragères. La situation des races locales dans les pays incluant de l’élevage pastoral est paradoxalement considérée comme fortement préoccupante au Nord comme au Sud (e.g. FAO, 2015) y compris en zone nord méditerranéenne (e.g. Verrier et al, 2015 ; Georgoudis, 2001 ; Gandini et al, 2010). Si l’érosion globale de la diversité génétique à l’échelle de la population d’animaux d’élevage fait consensus, dans de nombreux pays cette menace est d’autant plus forte que le manque de données nationales sur les ressources animales génétiques ne permet pas d’en apprécier l’ampleur (Scherf et al, 2005).
Cette situation des races locales est partiellement expliquée par deux menaces principales que sont les facteurs économiques suivis de l’insuffisance de politiques de soutien aux filières d’élevage (Hoffman, 2009 ; Leroy et al, 2017). Mais il reste un paradoxe entre l’intérêt consensuel pour les qualités d’adaptation des races locales, d’une part, et leur progressive diminution, d’autre part. Ce paradoxe montre que la façon dont les gestionnaires de ces races prennent en compte l’adaptation dans leurs pratiques effectives de gestion est encore mal comprise. Cette prise en compte a été décrite à l’échelle du collectif : elle peut amener un collectif d’éleveurs intégré au sein d’un dispositif multi-acteurs de gestion des populations animales à questionner ou faire évoluer l’orientation d’une race (Lauvie et al, 2007b ; Tesnieres et al, 2013). Mais à l’échelle individuelle et au niveau d’analyse du troupeau, la façon dont les éleveurs méditerranéens choisissent leurs reproducteurs en élevage doit être approfondie. Les travaux actuels traitent en effet majoritairement de la question en zone tropicale (e.g Gizaw et al, 2010 ; Dossa et al, 2015). En ce qui concerne la zone méditerranéenne, ilssont surtout centrés sur les préférences des éleveurs en termes de caractères d’intérêt (e.g. Ragkos et Abas, 2015). Au-delà de ces préférences, la configuration du troupeau de reproductrices en élevage renvoie à un ensemble d’actions mises en œuvre par l’éleveur (Moulin et Bocquier, 2005), que nous appellerons « pratiques de gestion génétique » (PGG).
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Table des matières
Remerciements
Institutions et financements
Productions réalisées durant le doctorat
Table des matières
Liste des encadrés
Liste des figures
Liste des tableaux
Liste des abréviations
1. Introduction
1.1. Exploiter la végétation spontanée en Méditerranée grâce aux troupeaux de petits ruminants
1.2. Utiliser la rusticité des races locales pour valoriser la végétation spontanée
1.3. Le recours aux races locales en élevage suit-il pour autant l’engouement qu’elles suscitent au sein de la communauté scientifique ?
1.4. Termes utilisés dans la question de recherche et caractéristiques des terrains d’étude
1.5. Question de recherche
Rappel de la problématique
Enoncé de la question et hypothèse de recherche
Sous-questions et réponse à l’hypothèse de recherche
Récapitulatif de la démarche de réponse à la question de recherche
2. Dispositif et méthode
2.1. Choix des terrains d’étude
L’élevage ovin laitier en Corse
L’élevage ovin laitier en Thessalie
Conclusion
2.2. Cadres conceptuels sur les pratiques d’élevage : application aux PGG
Analyser les pratiques en élevage
Analyser les pratiques de gestion génétique en élevage
Analyser les changements de pratiques en élevage
2.3. Définition de l’objet d’étude : les PGG et leurs opportunités
Pratiques de gestion génétique
Opportunités de PGG : en situer l’origine dans le SE et son environnement
2.4. Méthodologie de collecte et analyse de données
Statut de la mise en perspective des 2 terrains
Modalités de l’approche qualitative : échantillonnage et méthodes d’entretien
Articulation des corpus de données
3. Genetic management of the Corsican ewe: collective tools are used by farmers performing a diversity of breeding practices
3.1. Introduction
3.2. Material and methods
Modes of data collection
Sampling for semi-structured interviews with farmers
Data processing
3.3. Results
Farmers participating in the breeding scheme
Farmers not participating in the breeding scheme
Farmers buying rams from CORSIA
3.4. Discussion
3.5. Conclusion
4. Challenges for local breed management in Mediterranean dairy sheep farming: insights from central Greece
4.1. Introduction
4.2. Material and methods
Data collection
Statistical analysis of interview data
4.3. Results
Breeding strategies involved local breeds and exotic highly productive breeds
Local breeds farming was based on the use of native grazing lands
The regional context challenged the Karagouniko breed farming
Karagouniko breed farmers used different strategies to maintain their activity
4.4. Discussion
5. Conclusion
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