Rituel de l’écriture manuscrite chez Paul Chamberland W' »
Introduction. Le livre: objet culturel en mouvement
Au Québec comme ailleurs en Occident, la perspective historique des mutations culturelles qui se trament à partir du milieu des années soixante ne peut s’envisager que sous un éclairage pluriel, selon des dynamiques où chaque micro-événement repose sur une multitude d’autres, s’influençant mutuellement, se répondant, se complétant, se heurtant. Percées technologiques en matière de communications permettant une circulation accrue des discours, démocratisation de la culture progressivement pensée comme un bien de consommation, élargissement du politique vers une sphère globale d ‘enjeux sociaux portés par des mouvements populaires, remise en question des avant-gardes, décloisonnement disciplinaire et multiplication des pratiques artistiques: tout semble bouger en spirales, mû par le vent d’une jeunesse née après-guerre, dotée de moyens économiques et de tribunes de parole inédits.Le champ de l’imprimé, lui-même en constantes transactions avec les changements technologiques et situé dans un inévitable carrefour multidisciplinaire entre la littérature, les communications, le design graphique et les arts visuels, au sein d’un marché de la culture également en profonde transformation, deviendra un théâtre privilégié de l’ébullition culturelle des années soixante en tant que vecteur incontournable de diffusion des discours. Que l’on pense à des phénomènes aussi variés que l’inquiétude des milieux du livre face à une possible hégémonie de la télévision dès son apparihon dans l’espace culturel, le rôle majeur joué par les affiches et slogans durant Mai 68, la croissance spectaculaire du livre pour consommation de masse, la prolifération de revues de création et le questionnement grandissant quant aux formes et usages du livre traditionnel qui se manifeste notamment par l’apparition de micro-publications expérimentales et autoéditées, on constate aisément que le champ de l’imprimé est tout aussi directement touché par cette effervescence culturelle que porteur de cette dernière. Et si l’époque interroge le rôle de l’imprimé, celui-ci répondra de manière concrète, en lui-même, affichant ses transformations , ses nouvelles valeurs esthétiques et ses nouvelles formes, se réinventera tout en relayant le discours dans l’espace public.
«as performance» : un processus plutôt qu’une fin
Si la performativité constitue le principe épistémologique des performance studies, la performance en est l’objet d’étude. Concept englobant, la performance se manifeste dans de nombreux domaines liés essentiellement aux sciences sociales et aux arts dont les gender studies, les théories de la communication, le théâtre, l’art performance et combien d’autres, mais il importe de comprendre que tous ces domaines d’application sont pensés, à travers le filtre des performance studies, sur un continuum d ‘activités : Performance is an inclusive term. Theater is only one node on a continuum that reaches from the ritualizations of an imais (including humans) through performances in everyday life greetings, displays of emotion, family scenes, professional roles, and so on – through to play, sports, theater, dance, ceremonies , rites, and performances of great magnitudes69 . Richard Schechner, théoricien incontournable des performance studies, note parailleurs que notre époque a vu s’effriter considérablement les frontières entre ce qui est véritablement une performance «<is performance» : un rituel sacré ou unereprésentation théâtrale, par exemple) et ce qui peut être pensé en tant que performance «<as performance»), à mesure que la médiatisation du monde a pu rattacher de façon exponentielle des activités humaines qui auraient traditionnellement appartenu à des reg istres différents70 , un propos qui laisse voir du même souffle les affinités de Schechner avec le paradigme de l’histoire culturelle.Il faut également avoir en tête que l’émergence des performance studies au courant des années 70 est intimement liée au développement de l’art de la performance, pratique artistique intermédiatique à la fois associée au défilement des avant gardes du 20 8 siècle 71 et à un profond questionnement qui a traversé les études théâtrales à la même période. Art du faire, action signifiante qui échappe à la réification , la performance repose sur une activité du corps plutôt que sur la représentation sur laquelle est fondé le théâtre traditionnel; dans cette perspective, elle marque une rupture importante avec la théâtralité72 opposant à sa discursivité et à sa mise en scène d ‘un texte préalable une qualité de présence du corps en relation avec un ici et maintenant. À travers cette présence, cet ici et ce maintenant, au sein d’un moment dit «liminal » – j’y reviendrai à la prochaine section – , la performance peut advenir, sous un mode de potentialité qui se voudrait total. Ainsi tournée vers ses propres processus plutôt qu ‘orientée vers une finalité anticipée et contrôlée , la performance a donc plus à voir avec la production de sens, d’où son attachement premier aux théories du langage, qu’à ses formes et conventions disciplinaires spécifiques, bien que la performance puisse aussi être fortement codifiée dans certains contextes.
Performatif du livre de contre-culture
[U]ne culture si radicalement détachée des idées générales de notre société que pour beaucoup elle ne ressemble plus du tout à une culture mais prend l’apparence inquiétante d’une intrusion barbare. Theodore Roszak, Vers une contre-culture, 1970.
La contre-culture québécoise émerge dans des circonstances sociohistoriques particulières qui sont entre autres marquées par une croissance exponentielle du champ de la communication, marquée par le développement de nouvelles technologies et de médias de masse d’une accessibilité inédite. Dans ce contexte, les courants de pensée s’interpénètrent plus que jamais, s’influencent et se structurent selon un mouvement nécessairement plus dispersé qu’une avantgarde: […] la contre-culture est une notion moderne, qui surgit seulement dans les années 1960, quand la technologie
permet d’opposer à la culture une réponse globale. L’apparition de la contre-culture va de pair avec la démocratisation de la création, liée à l’essor technologique. Auparavant, les surgissements d’anomalies ne constituaient pas à proprement parler des cultures alternatives, mais simplement des traces éparses. On assiste désormais à la mise en place d’un dispositif, qui structure l’éclosion des singularités et préfigure une contre-société . Le livre peut absolument agir comme un tel dispositif. J’ai montré au chapitre premier que certaines expérimentations sur la typographie et les formes matérielles du texte écrit qui ont été menées à partir du tournant du 20 8 siècle ont mis en évidence la relation multisensorielle du livre dont les composantes visuelles sont ainsi exploitées avec celui ou celle qui le regarde, manipule et décode. Au cœur de Christophe Bourseiller et Olivier Penot-Lacassagne [dir.], Contre-cultures!, op. cif., p. 24.
cette relation , le livre agit ainsi comme médium d’échanges entre le lecteur et les contenus du livre, ceux-ci entretenant avec le monde un rapport fondamental de représentation du réel et de vecteur de circulation de discours. Ce qui change à partir des années 60 est la plus grande immédiateté de cette relation du livre avec le monde et, partant, d’un rapport du monde avec le lecteur, médiatisé par le livre. La diffusion même de certains de ces livres et surtout des périodiques contreculturels se rapproche du lecteur, alors que «[I]a plupart de ces publications sont vendues dans les librairies parallèles et les boutiques d’articles pour utilisateurs d ‘hallucinogènes, ou à la criée lors de spectacles ou dans la rue 57 .»La disponibilité de machines permettant de composer des textes sans recours à des typographes – notamment avec la machine à écrire IBM Selectric, apparue en 1961 58 , moins d ‘une décennie avant les débuts de la publication assistée par ordinateur, d’abord coûteuse, à la fin des années 60 – et surtout l’accessibilité économique des presses offset ou , plus encore, de la photocopie et de la sérigraphie ont quant à eux favorisé une spontanéité nettement plus grande dans les processus d ‘édition.
Transactions typographiques entre privé et public chez Josée Yvon
Intimement liée à la vie et à l’œuvre de Denis Vanier, l’œuvre de Josée Yvon a longtemps été systématiquement agglutinée à celle de son complice Langue de feu. S’il est vrai , ainsi que je l’ai montré plus haut et continuerai de l’exposer ci après, que leurs œuvres entretiennent entre elles des correspondances extrêmement étroites, la production littéraire de Josée Yvon se distingue néanmoins à plusieurs égards, à commencer par le discours féministe qu’elle véhicule , qui va de pair, dans la perspective qui m’intéresse, avec une iconographie et des ,dispositifs typographiques propres à exprimer des enjeux de pouvoir spécifiquement liés au féminisme à l’encontre de la domination patriarcale. À la différence de la poétique du livre chez Vanier dont j’ai affirmé qu’elle s’appropriait un réel brut afin d ‘y apposer la menace d’un assaut tout en parvenant à appliquer quelques bons coups bien tangibles, chez Yvon on assistera plutôt à une vaste mise en scène, à une représentation perpétuelle des sujets montrés dans le monde. Ceux-ci, exclusivement féminins, ou alors travestis, forment une sororité comparable à la meute vaniérienne , mais organisée et déployée autrement dans le monde, à savoir en participant de plein fouet au carnaval violent de l’exploitation , avec pour objectif de le faire imploser.Chez Yvon , le monde est envisagé dans la double perspective d’une marchandisation et du spectacle. Au cœur de cette dynamique, le rapport à l’image est fondamental en ce qu ‘il témoigne d ‘une objectification des relations humaines à travers la circulation d’argent et de marchandises auxquelles elles apparaissent réduites. Dans cette économie, les images véhiculées, comme l’auront montré les boîtes de soupe de Warhol et les objets du néo-réalisme dont je traitais au chapitre précédent, sont des territoires de tensions idéologiques à travers lesquels se transigent des rapports sociaux et des enjeux politiques. C’est au cœur de ce phénomène que se trame le spectacle, au sens de Guy Debord: «Le spectacle n’est pas un ensemble d ‘images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images97 . »
|
Table des matières
Introduction. Le livre: objet culturel en mouvement aar l
1ère partie. Matérialité et performatif typographique du texte
Chapitre 1. Poésie et expérimentations typographiques: les pionniers du 20e siècle aar
Chapitre 2. Des performance studies au performatif typographique
2.1 «as performance» : un processus plutôt qu’une fin aar
2.2 Une poétique du performatif : vers une esthétique aar
a) Processus et éphéméréité aar
b) Dynamique d’échanges et de co-présences aar
c) Potentialité et continuum aar
2.3 Le corps du texte: efforts et affects de lecture aar
2 e partie. Poétique et performatif typographique du livre de contreculture québécoise
Chapitre 3. La contre-culture par ses sources: difficultés épistémologiques aar
Chapitre 4. Performatif du livre de contre-culture aar
3 8 partie. Le livre de poésie de contre-culture québécoise Denis Vanier, Josée Yvon, Patrick Straram et Paul Chamberland Prologue: Longueuil, 1965 W' »
Chapitre 5. Effractions typographiques et contamination : Denis Vanier
5.1 «II faut faire des expériences»
5.2 Entre le livre et son lecteur: le sous-texte sensible
5.3 «ouvrez grand vos bras que tout explose»
5.4 «loin des images qui questionnent»
Chapitre 6. Transactions typographiques entre privé et public chez Josée Yvon
6.1 «ma devise reste toujours « tout ou rien » » W' »
6.2 «pour arracher la plogue d ‘avec le réel/elle lèche les miroirs» W' »
6.3 «son sexe varie comme ses faux-chèques» W' »
Chapitre 7. Métagraphies et écriture-collage chez Patrick Straram W' »
Chapitre 8. Rituel de l’écriture manuscrite chez Paul Chamberland W' »
Conclusion W' »
Bibliographie W' »
A. Histoire du livre et de l’édition , histoire de l’art et du design graphique, typographie , arts graphiques, livre d ‘artiste, histoire de l’écriture et de la lecture, histoire culturelle, etc.
B. Contre-culture
C. Performance studies, poésie performée, poesie orale, poésie expérimentale, poésie visuelle, art performance, avant-gardes, etc.
Télécharger le rapport complet