Les séries télévisées : une forme primordiale de la télévision délaissée par la recherche universitaire
La série télévisée se trouve aujourd’hui dans une situation paradoxale : alors qu’elle est présentée par beaucoup comme la forme télévisuelle par excellence, qu’elle occupe un temps d’antenne sans cesse croissant et que son influence sur les autres types de programmes n’a jamais été aussi grande, le discours universitaire à son sujet est quasi-inexistant en France.
Les séries télévisées : une forme économiquement et culturellement majeure aux États-Unis
Les fictions sérielles et feuilletonesques ont été présentes sur les ondes télévisées dès le début de leur exploitation commerciale. Ce sont donc, comme tout objet culturel, des formes de narration historiquement marquées. Nous ne nous intéressons, dans cette thèse, qu’aux séries télévisées produites après 1990. Cependant, elles ne sont pas nées ex nihilo et sont le produit de quarante ans d’histoire de télévision non seulement de soirée, mais aussi de journée puisque les feuilletons quotidiens, les soap operas, ont fortement influencé les séries dramatiques de soirée de notre corpus. En outre, il est impossible de saisir les enjeux réels de ces programmes sans s’intéresser aux conditions industrielles dans lesquelles ils naissent : la télévision est une structure économique qui, contrairement à la représentation mentale la plus répandue en Europe continentale, influence tous les aspects d’un programme, même ceux qui en paraissent le plus déconnectés. C’est pourquoi nous commencerons cette introduction par une présentation de l’organisation industrielle de la télévision aux États-Unis ; nous définirons ensuite quels sont les grands principes du soap opera en tant que forme télévisuelle ; enfin, proposerons un rapide historique de la série de soirée afin que nos lecteurs puissent avoir tous les éléments contextuels nécessaires à la compréhension de notre travail .
Quelques éléments sur la structure économique de la télévision américaine
Contrairement aux télévisions européennes, la télévision américaine a dû faire face à un problème de diffusion spécifique : le fait que le pays s’étende sur trois fuseaux horaires. Des télévisions centralisées, diffusant les mêmes programmes au même moment sur tout le territoire, n’étaient pas possibles. La solution trouvée a été d’avoir d’un côté des stations de télévision locales, réparties sur tout le territoire, et de l’autre des têtes de pont proposant des programmes : ce sont les networks. Les stations locales ont ainsi la possibilité de s’affilier à une (plus rarement deux) tête(s) de pont nationale(s) pour reprendre tout ou partie de leurs programmes (le reste de la grille étant occupé par des programmes locaux, par exemple des journaux télévisés de proximité).
Les chaînes américaines les plus connues en France — NBC, CBS et ABC — sont ces têtes de ponts proposant aux stations locales leurs programmes. Cela ne les empêche pas de détenir quelques stations en propre, mais leur nombre est limité par la FCC — Federal Communications Commission, sorte de CSA américain, mais aux pouvoirs bien plus étendus. Certains chaînes qui ont repris cette structure de diffusion (une tête de pont nationale proposant des programmes à des stations de télévision locales) sont aussi appelées network, même si elles ne répondent pas aux critères définitoires du FCC (qui a établi un certain nombre de règles industrielles à respecter pour les networks) : c’est le cas de la FOX (voir infra) qui, en diffusant moins de vingt heures de programmes hebdomadaires, n’est pas considéré comme un network du point de vue de la loi, ou de The CW. On en compte aujourd’hui environ une vingtaine. La trois networks historiques sont issus de réseaux de radiodiffusion. Aux débuts de la télévision américaine, cependant, il y avait un quatrième network, DuMont, fondé par un ingénieur américain qui avait amélioré la technologie des tubes cathodiques. Mais il ne réussit pas à s’installer face à ses concurrents et arrêta ses activités en 1956. Le vrai quatrième network sera FOX, qui devient un vrai concurrent pour les Big Three — c’est ainsi que sont surnommées ABC, CBS et NBC — dans les années 1990. À côté de ces networks, qui sont assez comparables à nos chaînes hertziennes en termes de couverture du territoire, il existe deux autres types de chaînes, créées à partir des années 1970 : d’une part, les chaînes du câble et du satellite ; d’autre part, les chaînes dites « Premium ». Les chaînes du câble et du satellite ont une grille de programmation nationale diffusée sans l’intermédiaire de stations locales, par le biais d’abonnement à des bouquets de chaînes. Ce sont par exemple USA Network, ESPN, A&E, Comedy Central, TNT… Les chaînes « Premium » proposent des programmes diffusés nationalement par le biais d’abonnement spécifique, comme, en France, Canal Plus. Leur nombre est beaucoup plus restreint et les plus connues sont HBO et Showtime. Il existe aussi des chaînes locales non affiliées, qui, en termes de séries télévisées, rediffusent les grands succès des networks après les avoir achetés aux studios sur le marché de la syndication, accessible après la production de cent épisodes. Ces chaînes ont donc toute latitude sur leurs grilles de programmation, contrairement aux chaînes locales affiliées. Chacune de ces structures a sa propre pyramide de financement. Le cas le plus simple est celui des chaînes « Premium » qui ne sont financées que par l’achat d’abonnements et ne diffusent pas de publicités. Cela leur permet de s’affranchir des demandes d’audience minimale des annonceurs, par exemple, et de proposer des programmes réellement différents de ceux des networks. Ces derniers, en revanche, ne sont financés que par la publicité, dont 44% du marché total passait par la télévision au premier semestre 2006 . En 2007, pour quarante et une minutes de programmes sur un network, on compte en moyenne deux minutes et trente secondes de promotions pour la chaîne ou le network, quatre minutes de publicité locale et douze minutes de spots nationaux. Les incrustations sur l’écran, au cours d’une série, sur les émissions à venir ou tel événement de programmation, permettent de maximaliser l’autopromotion et de faire éventuellement baisser le temps alloué à cette dernière au profit des annonceurs. Dans cette économie, une station locale affiliée a deux sources principales de revenus : des indemnités de la part de la tête de pont à laquelle elle est affiliée, qui se montent à environ 10% du montant des annonces publicitaires nationales vendues par le network ; l’intégralité des revenus générés par les spots locaux. La tête de pont, pour sa part, a ce qui reste après le versement des indemnités, soit environ 90% du montant des spots de publicité nationale. Ce marché publicitaire des networks pesait, au premier semestre 2006, 12,3 milliards de dollars, soit environ 17% du marché total national de la publicité, tous supports confondus. Les revenus générés par les seules stations locales, pour leur part, s’élevait à 7,7 milliards de dollars. Les chaînes du câble et du satellite, sur la même période, ont engrangé 8,1 milliards de dollars de recettes publicitaires.
Les espaces publicitaires des networks sont majoritairement vendus en mai, lors des upfronts. Il s’agit d’une période lors de laquelle ils invitent les annonceurs pour leur montrer leur nouvelle grille de programmes et, éventuellement, les résultats d’audience de la saison passée. Les annonceurs analysent alors la nouvelle grille, estiment la pénétration possible du programme par rapport au public qu’ils veulent toucher et achètent des lots d’écrans pour l’année. Le prix est ainsi fixé des mois avant la diffusion même de l’émission et les networks assurent des audiences minimales à leurs annonceurs. S’ils ne les atteignent pas, ils les dédommagent alors en leur donnant des espaces dans d’autres émissions. Dans ces conditions, il est nécessaire, pour les chaînes, de proposer soit des séries qui, au fur et à mesure des années, sont devenues des piliers de la grille, soit des nouveaux concepts particulièrement séduisants ou rassurants : c’est pour cela qu’il y a régulièrement des vagues de spin offs, qui, en étant dérivées d’un programme qui fonctionne bien, sont censés représenter une prise de risque moindre. Les upfronts permettent aux networks de vendre 75 à 80% des espaces publicitaires de l’année. Les 20 à 25% restants, qui constituent le scatterd market (« marché dispersé »), servent à proposer les spots donnés en dédommagement et le résiduel est remis en vente à chaque début de trimestre, avec des chiffres de vente réactualisés selon les audiences effectivement réalisées. Cette situation explique que les chaînes ne laissent pas beaucoup de temps à une série qui fait de mauvais résultats ou qui peine à décoller, car le marché dispersé peut sauver une mauvaise saison. Ainsi, en mai 2004, ABC arrive à vendre, malgré les échecs de sa saison précédente, 75% de ses espaces, avec des garanties d’audience beaucoup plus basses que ses concurrentes. Les nouvelles séries, telles Desperate Housewives (idem), ne convainquaient pas les annonceurs : pour cette dernière, seule une faible partie des espaces était vendue en mai, au prix de 150 000 dollars. La série connut le succès que l’on sait : fin septembre, le prix était passé à 255 000 dollars ; en janvier 2005, à 400 000 dollars. Certains annonceurs, qui n’avaient pas cru à la série en mai ont donc dû augmenter leur budget pour acheter, sur le marché dispersé, des espaces publicitaires très chers dans cette série finalement très populaire.
La façon dont l’audience est mesurée pour évaluer le prix des différentes cases est différente du système français. Chaque semaine, l’institut Nielsen — l’équivalent de notre Médiamétrie — publie les Top 10 et 20 des programmes, c’està-dire les dix ou vingt programmes ayant fait les meilleures audiences. Mais ce chiffrage est relativement approximatif. C’est pourquoi, quatre fois par an ont lieu les sweeps — en novembre, février, avril et juillet. Durant ces périodes, l’institut Nielsen envoie des cahiers de visionnage dans un certain nombre de foyers, de la côte Est à la côte Ouest en balayant (d’où le nom de sweeps) tout le pays. Les membres des foyers retenus remplissent très précisément ces documents pendant les quatre semaines de l’année choisies par Nielsen pour mesurer les audiences. Ce sont les chiffres obtenus par les chaînes pendant ces périodes qui déterminent les audiences de référence sur lesquelles sont fondés les prix de vente des espaces publicitaires. C’est pourquoi il est impératif pour les networks d’engranger les chiffres les plus hauts possible afin de rentabiliser au maximum leur grille de l’année suivante — avec la quasi-assurance, pour les maisons de production, de voir être renouvelées les séries ayant réalisé de bonnes audiences. À cette fin, les producteurs rivalisent d’inventivité pour rendre les épisodes concernés particulièrement attractifs : crossover, guest stars, départ d’un personnage moteur de la série ou arrivée d’un nouveau personnage incarné par un acteur populaire… Les sweeps sont ainsi toujours des moments très attendus par les amateurs de séries qui savent qu’ils y verront des épisodes particulièrement soignés. En ce qui concerne les maisons de production, le modèle économique est celui de « deficit financing » : le coût d’un épisode de série télévisée est supérieur à son prix de vente au network. En contrepartie, tous les droits appartiennent à la firme, et non à la chaîne. Ainsi, ce sont les maisons de productions qui revendent la série aux chaînes locales (pour la diffusion en syndication) et aux chaînes câblées, qui s’occupent des ventes à l’étranger, qui gèrent les droits concernant l’exploitation en DVD ou en VOD, qui créent les éventuels produits dérivés…
Quelques jalons sur le soap opera de journée
Dès les débuts de la radiodiffusion aux États-Unis, un certain nombre de programmes étaient sponsorisés par des annonceurs qui en finançaient la production . Les fictions sentimentales de journée à destinations des ménagères étant majoritairement sponsorisées par les entreprises de savon et de produits d’hygiène et d’entretien, on les a assez rapidement nommées soap operas. Certaines de ces entreprises sont d’ailleurs encore propriétaires de quelques soaps diffusés encore aujourd’hui à la télévision. Ces programmes sont des feuilletons quotidiens, qui mettent en scène plusieurs familles (ce qui implique la présence de très nombreux personnages) et visent le public des femmes au foyer, d’où leur diffusion entre onze heures (elles sont occupées avant) et seize heures (les enfants rentrant de l’école). Ils sont diffusés cinq jours par semaine, sans rediffusion ni interruption pendant les vacances. Ces conditions ont pout conséquences un style bien particulier : le tournage se fait uniquement en studio et en vidéo à plusieurs caméras pour d’évidentes raisons de coût. Le dialogue a une place extrêmement importante, afin que la série soit facilement suivie même sans être devant l’écran. En outre, ce type de scène est plus simple à produire et nécessite moins de mise en place que des scènes d’action, ce qui est rendu nécessaire par le rythme de tournage d’un épisode par jour. Le soap se caractérise par un entremêlement d’histoires mélodramatiques fondées sur le rebondissement, le quiproquo et la révélation (notamment de paternité ou de gémellité cachée). Les différents fils de l’intrigue sont donc dévoilés au fur et à mesure des épisodes successifs, selon une structure spiralique qui permet, par la redondance de l’information, une bonne réception de ces programmes, même si nous sommes occupés pendant la diffusion ou que nous manquons un épisode. The Guiding Light, mis à l’antenne sur CBS en 1952, a fini sa carrière le 19 septembre 2009 et a le record, toutes catégories confondues, du programme diffusé le plus longtemps à la télévision : cinquante-sept saisons (soixante-douze si l’on compte ses saisons radiodiffusées : ce soap a été mis sur les ondes cinq jours après le début du deuxième mandat de Franklin D. Roosevelt). Produit par Procter & Gamble, il narre les aventures des familles Bauer, Spaulding, Chamberlain, Reardon et Lewis. Si les ressorts narratifs sont simples, les thèmes abordés sont souvent progressistes. De nombreux Américains ont été confrontés pour la première fois au SIDA ou à l’homosexalité à travers les aventures des personnages de ces feuilletons qui ont joué un rôle majeur dans de nombreuses avancées sociales. Enfin, ces dernières décennies, la forme du soap opera s’est sophistiquée et s’est hybridée avec des genres a priori éloignés, comme la science-fiction ou le fantastique.
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Table des matières
I)INTRODUCTION
II) GENERALITES
III) METHODOLOGIE
IV) RESULTATS
V) COMMENTAIRES ET DISCUSSION
VI) CONCLUSION
VII) REFERENCES
ANNEXES
RESUME