A la psychologie cognitive en particulier
Pendant la première partie du XXe siècle, le béhaviorisme est un courant dominant en psychologie. Les comportements humain et animal sont étudiés à partir de l’observation de la relation stimulus – réponse (comportement) en laissant de côté ce qui se passe dans le psychisme (« boîte noire »). Ce paradigme n’expliquant pas tout du fonctionnement de l’humain et des comportements, les chercheurs vont s’intéresser aux activités mentales (Kozanitis, 2005 ; Dortier, 1997). La psychologie cognitive s’est développée véritablement à partir des années 50. Comme le remarque Fraisse (1991), elle propose des modèles dérivés du fonctionnement des ordinateurs. En 1956, le système cognitif humain est défini pour la première fois tel un système naturel de traitement de l’information. Il est considéré comme un intermédiaire entre des entrées (informations sensorielles) et des sorties (comportements). Dans cette perspective, les processus par lesquels le cerveau « traite l’information » sont comparés aux étapes du traitement des données d’un ordinateur. Comme lui, il possède des capacités de stockage et de traitement de l’information. Cependant, les fonctions cognitives ne sont sûrement pas toutes calculables, ni programmables comme les fonctions d’un ordinateur. L’homme n’est pas un « homme cognitif désincarné », il existe une part d’affectif chez tout être humain (Damasio, 2001). Son fonctionnement cognitif est influencé par différents facteurs conatifs ou affectifs (motivation, satisfaction, etc.) qui sont importants à considérer pour avoir un point de vue le plus global possible. Les recherches en psychologie cognitive portent sur l’ensemble des fonctions cognitives (langage, mémoire, perception, attention, représentation, etc.) qui permettent à l’homme d’interagir avec son milieu. Dans l’objectif de dégager les propriétés de base de la cognition humaine, ainsi que des invariants pour une personne ou un groupe de personnes (différences intra- et inter-individuelles), les travaux en psychologie cognitive reposent sur l’observation du comportement au cours d’une tâche spécifique. Ils recourent généralement à la méthode expérimentale sur la base d’études réalisées en laboratoire permettant de contrôler un maximum de variables et de rendre les résultats les plus valides possibles (et applicables au plus grand nombre d’individus possible). Toutefois ceci implique que les sujets ne soient pas étudiés dans leur contexte environnemental. La psychologie cognitive nous aide à comprendre les bases du fonctionnement cognitif et affectif dans le comportement des personnes pendant la conduite d’un véhicule routier et de l’évacuation face à une situation de danger. En effet, ces tâches mettent en jeu la perception, l’attention, les représentations, les connaissances, l’anticipation, etc.. Nous allons décrire ces principaux concepts de l’approche cognitive qui seront reprises lorsque nous aborderons l’ergonomie puis l’activité de conduite automobile et l’évacuation lors de situations de danger.
Un modèle général du fonctionnement cognitif de l’être humain
Martin (2005) propose un modèle (Figure 2) qui explique les comportements humains à partir des interactions existant entre l’environnement et l’individu. Ce modèle définit d’un point de vue temporel trois phases principales : une phase d’information, une phase de décision et une phase d’action pendant lesquelles les informations provenant de l’environnement sont traitées pour donner une réponse (comportement). Nous en résumons les principaux aspects. La structure de la pensée présente des caractéristiques invariantes, immuables et universelles dans le temps ou l’espace. Son fonctionnement présente des caractéristiques évolutives, modulables et singulières. La pensée est complexe. A la fois identique et spécifique de l’espèce humaine et, à la fois, plurielle, variable et différentielle. D’après Martin (2005), la mise en place de ce modèle vise à contribuer à la recherche d’un modèle générique de la pensée humaine qui, descriptif et explicatif (à plusieurs niveaux), propose les prémices d’une architecture de base cohérente avec l’architecture biologique. Ce modèle met en exergue les stimulations, les appropriations et le système mnémonique qui sont les grandes catégories de processus obligatoirement pratiqués par tous les sujets, dans toutes les activités quotidiennes de leur vie et dans l’exercice naturel de leur pensée. Les stimulations concernent tous les modèles d’entrée externe et interne. Il y a une cascade d’évènements : une source de stimuli, des signaux physiques ou chimiques, des récepteurs, une voie conductrice, une afférence cérébrale et un ensemble d’interactions. Les appropriations, suivant nos observations, semblent se circonscrire à quatre processus. « Correspondant à des modalités d’approches précises mais spécifiques des objets, il s’agit du recouvrement de processus distincts dénommés traditionnellement avec les concepts suivants : imitation, représentation, désir, identification. Ces processus interagissent et peuvent être mémorisés. » (2005, p. 19). La mémoire permet de conserver les traces d’évènements actuels qui pourront être réactivés ultérieurement. Ce premier sous-système d’informations a pour caractéristique d’être discret, de ne pas déclencher de réponses directes (sauf dans le cas de réactions réflexes). Dans un second sous-système de décisions, les modèles mémorisés et les informations qui continuent d’arriver en provenance des systèmes-objets se hiérarchisent. Selon Martin, « La caractéristique essentielle de ce sous système de décision réside dans une procédure de maturation, de combinatoire, de classement, de hiérarchie donc de choix de la solution considérée ad hoc. » (p. 23). Succède après la prise de décision, un ensemble de conduites qui relèvent de l’observable avec éventuellement ajustement de l’objet pour le rendre conforme aux attentes (sous-système de conduites).
A l’ergonomie cognitive en particulier
Afin de forger ses propres modèles d’analyse de l’activité, l’ergonomie s’appuie sur d’autres disciplines scientifiques, elle est pluridisciplinaire. Face à la composante physique du travail, ce sont principalement des médecins et physiologistes qui ont visé l’adaptation du travail à l’homme. Puis le travail se rapprochant d’une tâche à composante mentale, des psychologues de plus en plus nombreux y ont porté intérêt. La rencontre de la psychologie et de l’ergonomie entraîne la formation de la psychologie ergonomique et de l’ergonomie cognitive. Si certains auteurs dissocient ces deux notions, la plupart d’entre eux reconnaît que les préoccupations de l’ergonomie envers la psychologie ont évolué en même temps que l’activité de travail a intégré des facteurs cognitifs. L’ergonomie s’oriente vers l’étude de l’activité cognitive sous différentes formes. Dans ce contexte, les modèles issus de la psychologie cognitive sont de plus en plus pris en compte dans les études à caractère ergonomique. Leplat définit la psychologie ergonomique comme « L’ensemble des connaissances psychologiques […] pertinentes à l’analyse et à la solution des problèmes ergonomiques. » (1980, p. 7). L’ergonomie cognitive est la contribution spécifique de la psychologie cognitive à l’ergonomie. Sperandio (1995) la définit comme une partie de la psychologie ergonomique qui s’intéresse plus particulièrement à décrire et analyser les aspects perceptifs et cognitifs en jeu dans l’activité de travail. Notre étude se situe dans ce contexte. L’objectif de l’ergonomie cognitive est d’améliorer les conditions d’exécution des tâches avec le souci d’atteindre un certain niveau de performance et de fiabilité. Les recherches en ergonomie ont pour objectif l’application. Ce sont des études de « terrain » en situation réelle d’activité, elles permettent d’assurer une validité écologique aux résultats obtenus. Elles se différencient des études réalisées en psychologie cognitive qui s’effectuent en laboratoire, dans des conditions contrôlées permettant difficilement de généraliser les conclusions en situation réelle. Une critique apportée à l’approche ergonomique porte sur le nombre important de variables à prendre en compte, diminuant le niveau de validité par rapport aux études en psychologie cognitive. D’après Sperandio, les méthodes et techniques utilisées en ergonomie sont diverses et sont pour une large part empruntées aux sciences mères (psychologie, physiologie, linguistique, etc.) puis modifiées et adaptées pour satisfaire les contraintes de terrain. Les trois grandes méthodes de base sont l’observation (méthode centrale), l’expérimentation et les entretiens, « Une forme intermédiaire entre l’observation et l’expérimentation est la simulation de tâches réelles. » (1995, p. 8)
Distinction entre travail prescrit et travail réel
L’activité peut être décrite à partir de deux points de vue : « individuel » et « concepteur ». Les concepteurs, sont le plus souvent issus d’une formation d’ingénieurs, ils définissent les procédures, les interfaces homme-machine, les conditions d’exécution des tâches et les résultats escomptés. Ils ont tendance à minimiser la variabilité des systèmes techniques, la diversité et la complexité des services à rendre ou croire que cette variabilité est prévisible donc maîtrisable. Ils peuvent avoir une « représentation réductrice » de l’homme et de son activité, qui n’est pas toujours en adéquation avec les représentations et le fonctionnement des opérateurs (Malaterre, 2003). L’approche ergonomique propose des éléments méthodologiques originaux pour enrichir le référentiel fonctionnaliste des ingénieurs (Amalberti, 1998). Dans une perspective ergonomique, du point de vue individuel l’analyse de l’activité peut s’effectuer à différents niveaux : la tâche, l’activité ainsi que les conséquences pour l’opérateur et le système. Leplat (1980) distingue l’activité (travail réel) de la tâche (travail prescrit). Le travail réel est représenté par des aspects observables (ce que l’opérateur réalise) et des mécanismes de régulation qui en contrôlent l’organisation. L’activité est l’élément central organisateur, structurant les composantes de la situation de travail. Elle est une réponse aux contraintes extérieures et peut simultanément les modifier. L’opérateur n’est pas un simple exécutant qui applique des règles définies par l’organisation. Il doit gérer des contraintes (pannes, dysfonctionnements, etc.), anticiper ces évènements en se créant des indicateurs personnels, moduler en conséquence son comportement en fonction de sa propre constitution (variation de vigilance, fatigue, etc.). Ces mécanismes de régulation sont liés entre eux de façon plus ou moins complexe. La régulation de l’activité peut être abordée à partir des aspects perceptifs comme les signaux visuels, sonores ou tactiles. L’activité est ainsi déclenchée, orientée et contrôlée à partir des informations prélevées dans l’environnement. Pour Leplat, le travail prescrit est imposé par l’extérieur (entreprise, concepteur), il est généralement contraint et correspond à ce que doit faire l’opérateur dans des conditions de travail déterminées. Selon Reytier la tâche correspond « Aux instructions formalisées au niveau du poste de travail (modes opératoires, fiches d’instruction, procédures diverses, consignes de sécurité…) […] que l’opérateur est censé suivre. » (2003, p. 9).
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Table des matières
Introduction
PREMIERE PARTIE
Chapitre 1 . Le fondement du comportement humain
1. Point de vue de la psychologie cognitive
1.1. Présentation
1.2. Principaux concepts
1.3. Un modèle général du fonctionnement cognitif de l’être humain
2. Point de vue de l’ergonomie cognitive
2.1. Présentation
2.2. Principaux concepts
3. Bilan sur les approches psychologique et ergonomique
Chapitre 2. Comportement de conduite et comportement d’évacuation
1. L’activité de conduite automobile
1.1. Conduire : une activité complexe
1.2. Les modèles de l’activité de conduite
1.3. La lisibilité de la route et la transgression des règles
2. Le comportement humain en situation de danger
2.1. La prise de décision
2.2. Dans les incendies
3. Prise en compte du comportement humain en tunnel routier
3.1. Un constat : le comportement observé des usagers est différent de celui attendu
3.2. Les actions menées auprès des usagers
3.3. Travaux concernant notre étude
4. Bilan sur les comportements de conduite et d’évacuation
Chapitre 3. Gestion des risques et système tunnel
1. Les cindyniques et la gestion des risques
1.1. Les cindyniques : une science pluridisciplinaire
1.2. Quelques concepts
1.3. Modèles pour la compréhension des situations cindyniques et l’intervention
2. La sécurité et les risques en tunnel routier
2.1. Gestion et réglementation des tunnels routiers
2.2. Les risques en tunnel routier
2.3. La stratégie de sécurité (auto-évacuation des usagers)
3. Le système tunnel
3.1. L’approche systémique
3.2. Un tunnel routier : un système complexe ouvert
3.3. Présentation du terrain de recherche
4. Bilan
Chapitre 4. Retour d’expérience et méthode de recherche
1. Les conceptions du retour d’expérience
1.1. Le retour d’expérience : outil ou démarche de management ?
1.2. Des approches propres aux besoins de l’organisation
1.3. Principes fondamentaux
1.4. Principaux écueils liés à une démarche de retour d’expérience
1.5. La méthode REXAO
2. Le retour d’expérience en tunnel routier
2.1. Le cadre réglementaire
2.2. Diagnostic des pratiques
3. Hypothèses et méthode de recherche
3.1. Les hypothèses de recherche
3.2. Une méthode qualitative plutôt que quantitative
4. Point d’étape
DEUXIEME PARTIE
Chapitre 5. Analyse d’évènements d’exploitation
1. Procédures expérimentales
1.1. Le recueil de témoignages (interview)
1.2. Autres supports pour le retour d’expérience
1.3. Récapitulatif des évènements analysés
1.4. Base de données à partir de quatre tunnels autoroutiers
2. Comportement des usagers à la suite d’incendies
2.1. Etude de cas n°1
2.2. Etude de cas n°2
3. Résultats pour la base de données
3.1. Les facteurs exogènes
3.2. Les facteurs endogènes
4. Bilan de l’analyse des évènements d’exploitation
4.1. Sur le comportement des usagers
4.2. Sur la base de données
Chapitre 6. Instrumentation d’exercices de sécurité
1. Procédure expérimentale
1.1. Exercices de sécurité et observations de terrain
1.2. Expérience dans le tunnel d’Orelle
1.3. Projet RDT et exercice dans le tunnel de la Défense
1.4. Récapitulatif des autres exercices
2. Le comportement des usagers au cours des exercices de sécurité
2.1. Enseignements de l’exercice d’Orelle
2.2. Enseignements des exercices réalisés avec la DIRIF
3. Bilan des exercices « instrumentés »
Chapitre 7. Etude des représentations mentales d’un tunnel routier
1. Présentation de l’étude
1.1. Les objectifs
1.2. La méthode de travail
2. Résultats
2.1. Le profil des participants
2.2. Les dessins
2.3. Exemples
2.4. Synthèse
3. Bilan : un décalage de représentation entre les usagers et les professionnels
Chapitre 8. Bilan et perspectives
1. Pour l’auto-évacuation des usagers
1.1. Le fondement du comportement des usagers
1.2. Modèles d’auto-évacuation et systèmes d’aide à l’évacuation
1.3. Note sur les propositions d’adaptation
2. Pour le retour d’expérience
2.1. Les difficultés rencontrées dans la mise en place du retour d’expérience
2.2. Principaux leviers d’action
2.3. Le retour d’expérience sur exercices
3. Accompagner les changements organisationnels en tunnel routier
3.1. Discussion
3.2. Besoin d’une culture partagée
Conclusion
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