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Histoire de Monsieur N
Monsieur N. est un homme de 24 ans, grand, à la morphologie corporelle longiligne et musclée. Il a le visage rond, lunaire et les yeux légèrement bridés. Il porte une cicatrice qui traverse l’arcade sourcilière et l’œil gauches, allant de sa pommette à son front.
Il est père d’un garçon de quatre ans et marié. Sa femme semble soutenante et présente ; elle lui rend visite à quelques reprises, accompagnée de leur fils, au parloir de l’UHSA. Il a très peu de contact avec sa mère et son père est décédé avant sa naissance. Il a trois grands frères, dont un décédé il y a six ans. Monsieur N. est incarcéré pour une durée de quatre ans quand nous nous rencontrons, à la suite de violences aggravées, trafic de stupéfiants et conduite sans permis. Il a connu deux incarcérations précédentes pour trafic de stupéfiants et violences conjugales. Il est actuellement en détention depuis plus ou moins une année.
Au niveau médical, Monsieur N. présente une dépendance au cannabis. Sur le plan psychiatrique, il n’a aucun antécédent. Il est adressé en fin d’année à l’UHSA par le centre de détention, où il était dans un état délirant depuis plusieurs semaines. Il entretenait alors un délire aux thématiques mégalomaniaque et de persécution, pensait entre autres que les surveillants voulaient le 2 Les passages écrits en italique et entre guillemets correspondent aux dires du patient. tuer ou qu’il pouvait guérir la population du Covid-19. Le mécanisme du délire était interprétatif, intuitif, avec des idées de références et une forte participation affective. Monsieur N. présentait également des troubles majeurs du comportement en détention, notamment avec des passages à l’acte hétéroagressifs sur les surveillants pénitenciers. Progressivement, la charge anxieuse augmentait jusqu’à la verbalisation d’idées suicidaires à sa femme.
A son arrivée, Monsieur N. est décrit comme tendu, sthénique, hostile sur le plan comportemental. Il est très peu observant aux soins et anosognosique. De plus, ses affects fortement restreints et sa thymie non évaluable le rendent imprévisible au regard des soignants. Son discours est organisé, mais grandement teinté d’éléments délirants avec une adhésion totale à ceux-ci. Enfin, sur le plan psychocorporel, Monsieur N. se montre fermé, figé, inexpressif dans une grande raideur corporelle. Le diagnostic posé par le médecin pour Monsieur N. est celui d’une bouffée délirante aiguë. L’évolution vers une schizophrénie paranoïde est envisagée.
Organisation psychomotrice
Lors de notre rencontre dans le cadre de l’évaluation psychomotrice, la présentation corporelle de Monsieur N. est sensiblement la même que celle décrite plus haut. Il se tient droit, selon un axe parfaitement vertical. Une hypertonie globale, perceptible à distance, impacte grandement sa mobilité. On observe une pauvreté de l’expressivité corporelle et gestuelle, et ses mouvements spontanés sont rares, sinon très lents et peu amples. Il n’y a pas de dissociation des ceintures scapulaire et pelvienne ni de ballant dans sa marche, ses bras sont maintenus dans une position de semi flexion.
Dans la relation, Monsieur N. est présent. Son regard est adressé mais peu incarné. Son visage est lisse, quasi inexpressif. A propos de la verbalisation, Monsieur N. donne de l’importance au choix de ses mots. Ainsi, sans sollicitation, il étaye rarement son propos et reste dans une expression verbale succincte et directe.
Il exprime sa surprise, a minima, en arrivant dans la salle de psychomotricité, motivée par l’aspect coloré de celle-ci. La psychomotricité ne lui évoque rien, sauf de la « détente ». Il explique sa présence à l’UHSA car il était « un peu délirant et angoissé » en détention. Il se sent mieux après quelques temps passés ici et voudrait maintenant repartir en prison. Monsieur N. verbalise spontanément que « la responsabilité lui manque » et il précise rapidement qu’il parle de « la responsabilité de son corps » et impute ce vécu corporel à la prise de traitement.
Concernant l’évaluation psychomotrice de Monsieur N., l’examen du tonus confirme son hypertonie globale, aux niveaux basal, postural et d’action. Le relâchement musculaire peut être très progressivement accessible sur inductions mécaniques, et l’absence de modulation tonique impacte sa régulation tonico-posturale, son équilibre et sa motricité globale. Son schéma corporel semble bien intégré au vu des verbalisations, de la maîtrise des somatognosies et de l’organisation corporelle efficiente dans les coordinations de base. Cependant, son mouvement manque de fluidité et s’organise autour d’un fort recrutement tonique qui semble tenir l’ensemble du corps d’un bloc.
Au cours de l’évaluation, il banalise ses vécus et qualifie beaucoup d’états de « normaux » quand il est questionné sur ses vécus émotionnels ou sur son dessin du bonhomme3. Sur celui-ci, il ne représente pas son corps mais dessine uniquement une tête, les éléments sensoriels (yeux sans pupilles, nez, bouche, oreille) et les cheveux. Les verbalisations à propos de ce dessin sont pauvres, le mot « normal » revient à plusieurs reprises. Monsieur N. peut parler de son corps et de ses ressentis, mais presque uniquement sous le spectre des effets des traitements. Fréquemment, il rapporte un sentiment de grande fatigue corporelle et le fait d’être « mal à l’aise » au niveau de la sphère orale (hypersialorrhée, crispations dans les mâchoires, troubles de l’élocution). Monsieur N. insiste souvent sur la sensation « d’être crispé » à cause des médicaments toujours. Les représentations corporelles de Malgré un lissage franc de la sphère affective, il verbalise être très angoissé depuis petit et peut préciser les manifestations corporelles associées (difficultés à respirer et augmentation du rythme cardiaque). Monsieur N. semble être en demande de soutien thérapeutique à ce sujet-là ; ce que l’on pourrait lier avec ses remarques redondantes à propos de la « détente ». Enfin, les émotions et l’imaginaire paraissent accessibles à minima, malgré une pauvreté expressive.
Projet thérapeutique
L’évaluation psychomotrice de Monsieur N. met en lumière une hypertonie corporelle généralisée qui induit l’absence de modulation tonique et qui semble générer en partie, la sensation d’un corps « crispé » et énergivore, dont il « n’est plus responsable ».
Monsieur N. laisse paraître une sphère émotionnelle et des affects lissés que l’on observe, entre autres, au travers de ses verbalisations « normalisantes ». Cette « anesthésie émotionnelle » (V. Defiolles-Peltier, 2010) pourrait être en lien avec les difficultés relationnelles que rencontre Monsieur N., dont le comportement est décrit comme froid et hostile.
Le projet thérapeutique en psychomotricité s’oriente alors vers un travail de relâchement musculaire par les mobilisations activo-passives de la technique de relaxation dynamique de Henry Wintrebert4. Ainsi, par cette médiation qui répond à ses nombreuses allusions quant à « la détente », le relâchement tonique est favorisé et étaye l’émergence de sensations corporelles dans un cadre contenant, qui puissent être réappropriées par Monsieur N..
Organisation psychomotrice
Dès la première séance de psychomotricité, Monsieur K. investit la relation et l’espace thérapeutiques : il est motivé, appliqué et persévérant dans toutes les propositions et traverse plusieurs émotions au cours des échanges verbaux, confiant son parcours personnel avec sincérité. Monsieur K. accorde de la gratitude et de l’importance aux personnes qui l’entourent. Dans le cadre de l’hôpital, il se montre très reconnaissant vis-à-vis des soignants et s’applique à leur partager sa bonne humeur générale dès qu’il le peut. Monsieur K. perd son grand-père, le même week-end que son anniversaire fêté à l’UHSA. L’équipe soignante a été d’un grand soutien et Monsieur K. insiste sur la gratitude ressentie à ce moment-là.
Je l’observe un jour communiquer avec les patients de l’unité 1 à travers la cloison séparant les deux cours pour « les guider et les rassurer » quant à la bienveillance du soin reçu ici. Pour Monsieur K., la sphère relationnelle très investie semble contenante aujourd’hui, en parallèle des deuils successifs qu’il connaît ces dernières années et qui pourraient renforcer un rapport anxieux à la séparation et à l’abandon.
Concernant sa présentation générale, la physiologie corporelle de Monsieur K. peut être qualifiée de « conflictuelle » : il se tient droit avec un bassin rétroversé, ses hanches sont en rotation externe, les genoux en interne et ses pieds en ouverture latérale. Il nous dira plus tard avoir grandi brusquement à ses dix-sept ans, ce qui a peut-être eu un impact au niveau de ses représentations et de son vécu du corps. L’observation qualitative de Monsieur K., notamment dans la marche, révèle une grande dysharmonie tonique dans son mouvement qui manque de fluidité et de régulation. Le tonus d’action est fortement recruté, et on observe par moment un maintien de postures au niveau des bras.
L’expressivité faciale et corporelle du jeune homme est globalement pauvre, voire absente. Seuls des sourires sont spontanément présents, apparaissant face aux propositions nouvelles. Sa texture vocale enfantine est expressive mais reste assez monotone et connaît peu de variations. Monsieur K. présente des troubles du langage : il répète plusieurs fois ses fins de phrase, dit perdre du vocabulaire et bégaye légèrement. Ces troubles, qu’il associe au manque d’échanges avec ses proches, peuvent également être pensés comme des manifestations tonico-émotionnelles. Enfin, ses capacités de compréhension et d’élaboration sur son parcours et ses troubles psychiatriques sont efficientes ; il se montre très critique envers lui-même et réfléchit beaucoup à ce propos.
Si l’on s’intéresse à ses verbalisations, Monsieur K. est en difficulté pour évoquer son vécu corporel et ses sensations spontanément, le sujet est souvent rapidement balayé pour discuter de son humeur générale. Avec étayage, nous pouvons échanger à ce propos, cependant ses verbalisations sont approximatives, fonctionnelles et exprimées à travers l’effet des traitements médicamenteux (perte de force, tremblements, difficulté à rester immobile). Émotionnellement, Monsieur K. « a la pêche » : il se sent mieux car ici, il a « compris des choses », il peut réfléchir plus clairement et se projeter dans des plans futurs pour se réinsérer « sur le droit chemin ». Il parle ici de réinsertion professionnelle. Lors de notre dernière séance, il insiste sur le fait de ne pas s’inquiéter pour son avenir, qu’il « (travaillera) comme tout le monde et (nous tiendra) au courant ». Enfin, concernant son activité onirique, elle paraît riche mais circonscrite au concret et à son environnement présent. Il évoque le fait d’avoir fait des cauchemars inquiétants en détention (incluant sa famille principalement), sources de sudation et d’agitation motrice pendant la nuit. Ces manifestations corporelles l’ont déstabilisé et il est en partie rassuré de bien dormir aujourd’hui car il ne confond plus ses rêves avec la réalité. Ses intérêts et ses loisirs semblent assez restreints au sport et principalement à la vente de stupéfiants.
Lors de l’évaluation psychomotrice, l’organisation tonique dysharmonieuse se confirme. Le tonus de fond, plutôt ajusté, est accompagné d’une hypertonie au niveau postural et dans l’action. On observe un mouvement peu fluide dont la régulation est par à-coups, rendant ses capacités d’ajustement tonique fragiles. De plus, des syncinésies à diffusion tonique et d’imitation confirment ses difficultés de régulation tonico-émotionnelle présumées.
L’ancrage au sol de Monsieur K. est fragile, ses appuis sont tremblants et la qualité de son équilibre, impactée. De fait, Monsieur K. s’ajuste peu à l’espace. Par ailleurs, ses capacités de coordination et de dissociation motrices sont efficientes, en surface. En effet, lorsque le mouvement se complexifie – qu’il s’accélère et exige un rapport à l’espace et au temps plus précis – l’engagement corporel global de Monsieur K. se désorganise. Son intégration du schéma corporel superficielle semble dissimuler un défaut d’articulation des parties du corps entre elles. Dans la même dynamique, l’espace est difficilement perçu comme une structure globale mais plutôt comme un environnement morcelé contenant des éléments assemblés pièces à pièces.
Enfin, ce défaut de liaison et de fluidité corporelle s’exprime également au travers de son dessin du bonhomme qui représente un corps dont la proportion est minime par rapport à la tête, organisé selon trois blocs géométriques superposés. Les articulations sont absentes ou bien assurent un rôle de juxtaposition plus que de liaison. Les verbalisations autour de ce dessin sont pauvres et peu subjectivées. L’hypothèse posée est celle d’une image du corps parcellaire, fonctionnelle et/ou enfantine, et peu investie affectivement. Pour aller plus loin, elle pourrait tendre vers une représentation du corps dépréciée : Monsieur K. se justifie beaucoup lorsqu’il se perçoit en difficulté et fait souvent allusion aux facultés d’organisation corporelle qu’il sent avoir perdues.
Projet thérapeutique
Monsieur K. présente un défaut d’articulation des parties du corps entre elles que l’on observe dans son mouvement et ses représentations du corps. Ce défaut d’unité corporelle fait écho au manque de liens et de globalité, présent dans sa perception de l’environnement.
Parallèlement, Monsieur K. entretient une rigidité tonique dans l’action et au niveau postural, en dysharmonie avec son tonus basal. Celle-ci entraîne des troubles conséquents de la régulation tonique qui s’expriment également sur le plan tonico-émotionnel.
Enfin, Monsieur K. présente un pauvre investissement corporel et l’accès spontané aux sensations semble coûteux. De fait, son image du corps paraît peu incarnée subjectivement et affectivement, mais plutôt appréhendée à travers les traitements et selon un corps morcelé et fonctionnel, qui ne répond plus aussi bien à ses attentes.
Par ailleurs, Monsieur K. investit positivement la relation thérapeutique et l’espace de la psychomotricité, dans lequel il demande à « s’étirer et s’assouplir ». Concernant le projet thérapeutique, il s’agit de favoriser l’unité corporelle en travaillant la modulation et la régulation tonique. Ce faisant, l’objectif est d’étayer l’intégration du schéma corporel et la structuration spatiale de Monsieur K.. Il est question également de lui permettre un meilleur accès à son corps sensible en modulant son tonus, afin, dans un second temps, de favoriser l’investissement affectif et subjectif de celui-ci.
Suivi
Les séances avec Monsieur K. s’articulent en deux temps : la fluidité corporelle et la régulation tonique dans le mouvement sont d’abord travaillées puis nous prenons un temps d’étirements à sa demande, où le relâchement musculaire et l’appropriation des sensations sont visés.
Malheureusement, le suivi de Monsieur K. est écourté au bout de quatre séances, dont deux d’évaluation. En effet, son retour en détention a été avancé à sa demande, avec l’aval de la majorité de l’équipe soignante. Dès la première séance post-évaluation, l’approche du départ de l’UHSA est omniprésente dans le vécu émotionnel et la disponibilité psychocorporelle de Monsieur K., impatient de retrouver « son autonomie » et ses biens personnels (dont un téléphone lui permettant de communiquer plus souvent avec l’extérieur). Il se dit moins angoissé et « plus à l’aise » grâce à cette date de retour.
• Rapport au corps perçu:
Les verbalisations spontanées sur son vécu corporel sont floues et traitent finalement souvent de son état émotionnel global. Lorsque le propos est recentré sur son corps, Monsieur K. en parle vaguement et fonctionnellement, sans affect franc. Les perceptions corporelles sont globalement restreintes à la douleur ou à la contraction musculaire, dues à la musculation faite dans l’unité en partie.
Quand il s’agit de contacter ses sensations, de réguler un mouvement lent, de maintenir une posture ou encore lors des moments d’étirement musculaire, Monsieur K. ferme instinctivement les yeux. Il nous explique que cela lui « permet de mieux se concentrer et d’être plus attentif » à son ressenti corporel interne. Annuler les afférences visuelles lui permettrait d’accéder à un meilleur contrôle tonique ; mais également, selon lui, de mieux réguler son équilibre. Le cheminement vers ses perceptions semble coûteux, mais possible.
Monsieur K. se montre confus vis-à-vis de son vécu corporel global. Il semble avoir perdu du poids pendant son séjour à l’UHSA où selon lui, la nourriture n’est pas très calorique. Cependant, il n’est pas d’accord avec sa perte de poids et estime avoir « pris du gras ». De même, il se dit « en pleine forme » en début de séance. Puis dans la même séance, Monsieur K. a des vertiges en station debout et en activité corporelle minimale, et dira en remontant sur un ton légèrement râleur « j’ai plus de force…». Ce vécu corporel troublé pourrait traduire un défaut de perception sensorielle global. D’autre part, les sensations pourraient être mises à distance pour assurer son retour en détention.
• Contenu des séances:
Nous n’avons pas eu le temps d’explorer largement un travail corporel en mouvement avec Monsieur K.. Néanmoins, dans les quelques propositions réalisées ensemble, les coordinations globales semblaient fragiles et approximatives. Premièrement raide et peu ample, la répétition et l’étayage relationnel (notamment par notre synchronisation de l’action) ont permis une meilleure structuration du mouvement de Monsieur K. qui, peu à peu, gagne en fluidité.
Les temps d’étirements musculaires sont dans un premier temps pensés de manière à favoriser un relâchement tonique axial. Nous nous installons dans une posture assise, dos à dos, se servant de dossier mutuellement. Ainsi, une fois l’ajustement postural terminé, l’objectif est d’arriver à une posture assise dans un maintien axial droit mais non-hypertonique, étayé par le support de l’autre.
L’hypertonie posturale de Monsieur K. est au début omniprésente dans le dialogue tonique entre nos deux corps. Nous faisons lentement des balancements entre l’avant et l’arrière. S’installe alors une alternance entre la posture en flexion globale, d’étirement de l’arrière des jambes, servant de support au dos de l’autre ; puis, son antagoniste, nécessitant un relâchement tonique du buste pour donner son poids sur le dos du partenaire. Lors de ces mobilisations globales, j’étaye beaucoup Monsieur K. verbalement notamment pour attirer son attention sur sa respiration qu’il a tendance à suspendre. Par la même occasion, je lui confère avec mes paroles de légères vibrations au niveau de la cage thoracique et de la colonne vertébrale pour contenir Monsieur K. et stimuler a minima son système osseux en parallèle du relâchement musculaire recherché.
Nous nous arrêtons dans la posture où Monsieur K. est amené à se relâcher sur mon dos. Très sensible au dialogue tonique, il accède à un relâchement de manière significative, après quelques micro-oscillations que j’induis. A travers mon amplitude de respiration ressentie au niveau du dos et étayé par un rapide contact tactile de ma maîtresse de stage au niveau du ventre, il peut approfondir et ralentir la sienne ; et ainsi, accéder à un état de relâchement musculaire plus profond.
Il perçoit et verbalise à ce moment-là, spontanément, des sensations dans des parties précises de son corps (bas du dos, nuque). Lorsque nous sortons de cette posture dos-à-dos, Monsieur K. s’interroge sur son dos, qui « n’est plus droit ». Une fois rassuré sur l’organisation « normalement courbée » adoptée dans une position assise détendue, il peut alors préciser son propos, il se sent « moins tendu et plus léger ». Il met notamment en lien cette perception avec l’approfondissement de la respiration. Lorsqu’il est invité à reprendre ce processus de respiration une fois en détention, Monsieur K. semble douter de pouvoir le réaliser seul.
• L’angoisse sur le départ:
Lors de la dernière séance, Monsieur K. est à la veille de son départ. J’apprends qu’il a voulu repartir en chambre, et y rester seul pendant toute la matinée plutôt que d’être en salle commune comme à son habitude. Lorsque je lui signifie que c’est notre dernière séance, Monsieur K. est rapidement compliant pour descendre en psychomotricité.
Monsieur K. nous confie qu’il est « angoissé » d’être encore à l’UHSA et reste dans sa chambre pour faire passer le temps plus vite avant son départ. Selon lui, il évite de « tourner en rond » en ne faisant rien et en restant seul. Il décrit alors assez précisément les manifestations corporelles de l’angoisse (« une boule au ventre », tachycardie et sensation d’être serré). Monsieur K. estime être « presque guéri » et que la suite de la prise en charge est maintenant du ressort des psychiatres en détention, qui pourront alors lui administrer son traitement et « être là pour discuter un peu ». Monsieur K. semble préoccupé et moins accessible.
Corporellement, il est pris de vertiges en séance et dira en remontant à une infirmière sur son ton rieur habituel : « ah ouais, ça va pas aujourd’hui, ça va pas…». Que veut exactement dire ce repli sur soi et comment comprendre cette recrudescence anxieuse à la veille du départ ? Cela pourrait être en lien avec ses difficultés face à la séparation, suite à un fort investissement du lieu et de l’équipe soignante. Il n’approfondira pas ce comportement et semble chercher à « nous rassurer ». Comme tout un chacun, Monsieur K. possède son jardin secret qu’il garde clos par moment et que nous devons
respecter.
L’édification du Moi par l’unité psychocorporelle
Au début du XXe siècle, plusieurs théoriciens psychanalytiques pensent le corps comme base de construction du Moi5. En 1923, en étudiant les psychoses et les traumatismes de guerre, Freud décrit le corps comme une source d’organisation du Moi. « Le Moi est finalement dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leurs sources dans la surface du corps. Il peut être considéré comme une projection mentale de la surface du corps » (Freud, 1923, p.238). Ses contemporains, Tausk et Federn s’intéressent également au corps dans la constitution psychique du sujet. En 1919, Tausk explique que la constitution du Moi est un processus d’identification au corps par un rassemblement des sensations corporelles, au départ morcelées et étrangères. Federn (1926) quant à lui, parle de la correspondance entre frontières du Moi mental et du Moi corporel dans la constitution psychique du Moi. Il s’appuie sur ce postulat dans le traitement clinique des psychoses, qui selon lui, vise à soutenir les capacités du patient à redonner à sa pensée des frontières correspondant à celles de son corps.
Le Sujet par l’unité psychocorporelle
Au cours de ses réflexions, Pireyre montre comment l’individu acquiert sa subjectivité par l’appropriation de son corps (communication personnelle, 28 septembre 2020). Intégrer son corps propre, c’est tisser les liens corps-psyché menant à terme à l’unité psychocorporelle d’un individu. Paradigme de la psychomotricité, l’unité psychocorporelle invite, à l’encontre de la pensée cartésienne, à considérer l’individu comme une unité globale dans laquelle ses dimensions psychiques et corporelles sont en interrelation constante, qui s’enrichissent continuellement. Elle se construit sur trois transformations simultanées étayant la subjectivation du corps : la sensation en perception, l’émotion en sentiment et le mouvement archaïque et réflexe en motilité maîtrisée. Ces différentes « appropriations » sont concomitantes à la structuration d’enveloppes psychocorporelles stables.
L’appropriation du vécu corporel
• S’approprier le ressenti:
L’individu, dès sa naissance, est un être de sensations. Il s’agit d’intégrer ces sensations corporelles, de les comprendre et de se les approprier. Pour ce faire, elles se doivent d’une part d’être traitées cognitivement. En parallèle, la présence de l’Autre est indispensable pour l’interprétation affective de la sensation. Son regard, ses réactions émotionnelles, la qualité sensorielle de l’échange permettent au bébé d’interpréter son ressenti et d’accéder à des seuils sensoriels. Quittant progressivement une sensorialité binaire conditionnée par sa tonicité archaïque, en tout ou rien, il module ses ressentis. Il passe d’un état de faim ou satiété, à un ressenti de “petit creux” ou de faim de loup. Grâce aux retours de son environnement relationnel, il peut associer un état affectif et une représentation à ses sensations ; qui deviennent perceptions subjectives.
Les réactions de l’adulte (l’objet de référence) vont être un modèle pour comprendre et moduler les affects. La peur de l’orage pourra être intégrée comme simple crainte pour certains, quand d’autres en interpréteront quelque chose d’effrayant, en fonction de l’inquiétude ou au contraire du calme renvoyé par l’environnement relationnel. Les seuils émotionnels s’installent, l’enfant module et subjectivise ses ressentis affectifs, il accède aux sentiments.
Il s’agit alors pour le sujet de s’approprier des sensations (en faire ses perceptions), liées à des émotions (modulées en sentiments). Par ce biais, le rapport au corps est de plus en plus personnel et l’unité psychocorporelle se façonne progressivement.
• S’approprier le mouvement:
La fonction tonique primaire du nourrisson est organisée selon le mode bipolaire hypertonicité périphérique/hypotonie axiale. Selon Robert-Ouvray, elle est la toile de fond du programme moteur inné, constitué par des schèmes moteurs de bases. Ce sont « des organisations de mouvement qui constituent le fond dans lequel nous puisons pour bouger librement selon nos intentions » (Loureiro, 2017).
Ces schèmes sont premièrement dictés par le terrain réflexe et agissent en îlots moteurs. La maturation neurologique et l’environnement affectif suffisamment stable permettent progressivement l’harmonisation tonique du corps, qui enrichit le système perceptif du sujet. Par ailleurs, les différents schèmes moteurs se rassemblent et se coordonnent ; ils servent de soutien sensori-moteur à la psyché pour rassembler les parties du Moi. Le mouvement initialement réflexe et fragmenté devient « un geste prolongé, inscrit dans une ininterruption musculaire et tonique » (Robert-Ouvray, 2007, p.48). La motricité, auparavant morcelée, se transforme en motilité propre qui « assure au psychisme le sentiment de continuité de vivre » (Ibid, p.48).
Structuration des enveloppes psychocorporelles
• Morcellement corporel initial:
La consensualité n’est pas acquise pour le nouveau-né. L’immaturité de son bagage neurologique et psychoaffectif conditionne un traitement clivé des afférences sensorielles : lors d’un événement, le tout-petit ne fait pas de lien entre les différentes sensations, il les investit une à une sans parvenir à les relier dans l’espace. Cette sensorialité démantelée conditionne alors la perception morcelée et non reliée spatio-temporellement des parties du corps, qui en sont le support. Ainsi, le corps n’est ni unifié ni limité dans l’espace. Le tout-petit ne fait pas de distinction Soi/non-Soi et dedans/dehors et s’appuie en premier lieu sur son environnement maternant pour en établir les limites.
• La présence de l’Autre, vecteur d’unité psychocorporelle:
La prime enfance de la majorité des personnes accueillies à l’UHSA s’est déroulée dans une grande précarité. Entre parcours migratoires, ruptures parentales, vie dans la rue, le manque de premier environnement sécurisant a pu laisser des traces dans l’intégration du sentiment basal de sécurité et d’unité.
Le nourrisson se vit dans une fusion relationnelle avec sa mère. Il n’identifie pas de limite entre son corps et sa psyché, et ceux de l’objet maternant. Le bébé projette les sensations incomprises dans « l’objet contenant » que représente sa mère (Bion, 1962). Celle-ci les accueille, les pense et les transforme pour les renvoyer à son enfant en « éléments disponibles pour la pensée » (Ciccone, 2001). La mère, en prêtant au nourrisson « son appareil à penser les pensées » (Bion, 1962), lui permet de mettre du sens sur sa sensorialité jusqu’alors non représentée. Par ce biais, il introjecte un contenant psychique et, peu à peu, le fait sien. En 1970, Winnicott parle de « la préoccupation maternelle primaire », menant à terme « la collusion psychosomatique » de l’individu. Par son hypersensibilité, la mère procure des soins adaptés au besoin de son enfant, le handling. Ce support psychique, couplé à la qualité du portage physique, le holding, donne au le bébé la possibilité d’investir son égo archaïque et d’élaborer ses limites corporelles.
• Le vécu de la peau, première limite entre le sujet et le monde:
La peau des patients est souvent marquée de traces, de tatouages, de cicatrices. Interface entre dedans et dehors, sur-sollicitée par les fouilles mais sous-stimulée affectivement, la peau est l’enveloppe palpable du sujet, elle lui témoigne l’environnement. En détention, elle est « comme un livre, ouvert où s’inscrit une histoire qui n’a pas été habillée de mots. » (Lecu, 2013, p.61).
Selon Anzieu, en 1974, l’enveloppe psychique s’étayerait sur le vécu de la surface du corps, de la peau. D’après lui, l’enveloppe psychique comprend deux feuillets : un premier tourné vers l’extérieur ayant une fonction pare-excitatrice et un deuxième, plus interne, interface psychique entre monde extérieur et intérieur en inscrivant les traces, surtout sensorielles.
Ainsi, il théorise le Moi-peau qu’il définit comme « une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. » (Anzieu, 1995, p.61). Il liste huit fonctions du Moi-peau que nous développons brièvement ici.
La maintenance qu’assure le Moi-peau pourrait correspondre au holding de Winnicott évoqué plus haut : la peau assure un maintien physique du corps et un support au Moi psychique. La contenance se rapporte à la fonction contenante et symbolisante de la préoccupation maternelle. L’intersensorialité du Moi-peau assure l’interconnexion sensorielle entre les afférences visuelles, sonores, gustatives et olfactives reliées par l’enveloppe tactile ; répondant au vécu de morcellement corporel du bébé. Dans ces fonctions, la peau prend l’image d’un sac qui maintient, contient et rassemble le Moi mental et corporel du Sujet. La peau reçoit des contacts tactiles sources de satisfaction (nourriture, soins) qui favorisent l’investissement libidinal sur toute sa surface. Le Moi-peau prend un rôle d’enveloppe de soutien de l’excitation sexuelle. Cette même surface cutanée assure la fonction de recharge libidinale du fonctionnement psychique, qui maintient un niveau de tension énergétique interne par sa stimulation permanente. Le Moi-peau a une fonction d’inscription des traces. Les sensations s’inscrivent dans le corps et, telle une ardoise indélébile, la peau en témoigne. Elle illustre les expériences vécues, à l’individu et le raconte au monde environnant. Par là, le Moi-peau est vecteur d’identité et compte la fonction d’individuation. Enfin, la pare-excitation maternelle est auxiliaire au bébé « jusqu’à ce que le Moi en croissance de celui-ci trouve sur sa propre peau un étayage suffisant pour assurer cette fonction » (Ibid, p. 125) : le Moi-peau endosse également le rôle d’une fonction pare-excitante.
L’enveloppe peau et ses résonances psychiques permettent au Sujet de se représenter ses limites corporelles, de distinguer son monde interne du monde externe, de s’en protéger et d’interagir avec lui, de se sentir sujet unique et contenu.
• L’enveloppe sonore en parallèle au Moi-peau:
La détention est le monde du bruyant. On peut imaginer le brouhaha vocal incessant émanant de la densité de la surpopulation, cloisonnée dans des matériaux souvent métalliques et lourds ; eux-mêmes agencés de telle sorte que l’écho et la résonance du bruit brut soient amplifiés. L’audition des patients que je rencontre est particulièrement aiguisée par rapport aux autres sens. On note une certaine forme d’hyperesthésie acoustique. Beaucoup d’entre eux s’appuient sur le canal auditif pour s’organiser corporellement. Les hallucinations acoustico-verbales, les éléments délirants décrits comme des « voix », notamment par Monsieur K., sont largement présents dans le vécu des patients. Pendant les séances, ma voix est souvent un outil précieux pour contenir les patients quand le silence est source d’anxiété car synonyme d’espace libre pour les voix. Enfin, ils sont souvent demandeurs de musique et il n’est pas rare que dans les chambres retentissent fortement les radios ; le son faisant alors effet contenant.
Pour Anzieu (1995), l’enveloppe sonore est une enveloppe psychique, qui se développe en parallèle du Moi-peau. Le tout-petit est plongé dans un bain sonore : la voix et les paroles de sa mère, les vocalises, la mélodie des soins, mais aussi ses bruits internes comme les gargouillis, la respiration, etc. Ce tissu sonore offre à l’individu en devenir un premier contenant psychique, où le son est un marqueur de l’objet et permet une première délimitation entre le dedans et le dehors. La production vocale occasionne des perceptions sensorielles internes différenciées de celles perçues comme extérieures. « Le son émis est entendu simultanément – bien que différemment – dans sa production interne, buccopharyngée et dans ses répercussions externes (aériennes)» (Lecourt, 2003, p.227). Par l’association des sensations concomitantes au stimulus auditif et à la production vocale, le sujet accède à une protoreprésentation de la différenciation Soi/non-Soi. Cette caractéristique de l’enveloppe sonore répond alors à l’intersensorialité présente dans le Moi-peau. In fine, l’individu muni de perceptions, de sentiments, de gestes et d’une enveloppe psychocorporelle structurante s’inscrit dans une unité psychocorporelle ; laquelle me semble mise à mal chez les patients à l’UHSA. Le système perceptif des sujets est grandement lésé, la sphère émotionnelle semble lissée ou sujette à des élans incompris, le mouvement quant à lui est privé ou drastiquement contrôlé. Enfin, la structuration des enveloppes psychocorporelles semble malmenée : la contenance me paraît absente, les corps sont dispersés, les pensées fuyantes, les regards lointains et l’ancrage dans la réalité fragile.
Modèles de compréhension de la psychose aiguë
Lorsque je rencontre Monsieur N. et Monsieur K., ils sortent tous deux d’un grand moment de désorganisation, accompagné d’une forte activité délirante, qui perdure pendant quelques jours, voire quelques semaines. Le diagnostic posé pour ces deux patients est celui d’une bouffée délirante aiguë (BDA). La BDA correspond à l’apparition d’idées délirantes polymorphes en quelques jours ou semaines. Il existe un tiers de chances qu’elle reste isolée, un tiers de risques de développer une schizophrénie chronique et un tiers d’évoluer vers le trouble bipolaire. Après quelques temps passés au sein de l’UHSA, l’équipe soignante se décentre du trouble psychotique aigu transitoire concernant Monsieur N. et pose l’hypothèse d’une entrée aiguë dans la schizophrénie. C’est à la très maigre limite, qui sépare la bouffée délirante de la schizophrénie, que je rencontre ces deux patients.
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Table des matières
PARTIE I – CADRE ET RENCONTRES CLINIQUES
I – L’UHSA
1 – Naissance de l’intra-hospitalier carcéral
2 – Son fonctionnement
3 – Une histoire de ressentis
II – Monsieur N.
1 – Première rencontre
2 – Histoire de Monsieur N.
3 – Organisation psychomotrice
4 – Projet thérapeutique
5 – Suivi
III – Monsieur K.
1 – Première rencontre
2 – Histoire de Monsieur K.
3 – Organisation psychomotrice
4 – Projet thérapeutique
5 – Suivi
PARTIE II – RÉFLEXIONS THÉORICO-CLINIQUES
I – L’édification du Moi par l’unité psychocorporelle
1 – Le Moi corporel
2 – Le Sujet par l’unité psychocorporelle
II – Modèles de compréhension de la psychose aiguë
1 – Définition
2 – Etiologi
3 – Le corps dans la psychose
III – Lecture psychocorporelle de Monsieur N. et Monsieur K.
1 – Les enveloppes psychocorporelles malmenées
2 – Le corps qui réagit : trouble de la fonction tonique
3 – La désintégration de l’unité psychocorporelle
PARTIE III : RETISSER L’UNITÉ PSYCHOCORPORELLE EN PSYCHOMOTRICITÉ
I – Structuration des enveloppes psychocorporelles
1 – Déployer la carapace
2 – De la carapace à l’enveloppe propre
II – Réappropriation corporelle
1 – Moduler le tonus
2 – De la sensation à la perception
3 – Séparation
III – Composer avec le cadre
1 – Modalités complexes de la rencontre corporelle
2 – Planter des graines
3 – Ici et maintenant
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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