La norme outre l’Etat : l’utopie
« Les utopies ne sont que des vérités prématurées » (Lamartine)
La responsabilité sociale des entreprises (RSE) serait-elle une « nouvelle utopie » ? Ou « l’héritière des mouvements utopistes » (David, 2009, p.42) ? Etymologiquement, l’utopie est un néologisme forgé par l’homme d’Etat et philosophe Morus (1477-1535) de deux mots grecs (ou et topos) signifiant « non-lieu», lieu imaginaire, en dehors des réalités. Mythe, illusion, rêve, fiction… les synonymes ne manquent pas. Par extension, l’utopie peut signifier « désir d’altérité, recherche de l’émancipation sociale, conquête de la liberté » (Cattani, 2006, p.652). Une littérature importante est rattachée à la recherche d’une société idéale, tantôt comme vision critique du présent, tantôt comme idéologie. Progressivement, l’idée même d’une « utopie réalisable » fait son chemin (Friedman Y., 2000) pour bâtir une infrastructure mondiale avec, comme condition, un consentement collectif. Dans ce cadre, l’entreprise des temps modernes n’a pas échappé à cette quête comme outil de transformation de la société.
Les thèmes de l’éthique d’entreprise, de la RSE et du développement durable font l’objet d’un intérêt croissant depuis les années 1980. Tous trois recouvrent l’idée d’obligations que l’entreprise s’assigne à elle-même du fait des pressions du corps social et des contraintes écologiques, dépassant parfois le cadre de ses obligations strictement légales ou économiques (Najar, 2013). Ce phénomène de société n’est pas un effet de mode passager car il s’enracine dans des préoccupations séculaires sur les conséquences et la finalité des activités économiques, mais de nouveaux impératifs obligent à une prise de conscience d’une nécessaire mutation et à l’émergence de pratiques plus responsables (Descolonges et Saincy, 2004, Férone et alii, 2004, Laville, 2009). Il en est ainsi de l’explosion démographique, du réchauffement climatique, de la pollution, des détériorations diverses de la planète, de la disparition de la biodiversité, de l’épuisement des énergies fossiles, de la surconsommation, des déchets irréductibles, de la violation des droits de l’Homme… Ce sont toutes des questions organisationnelles relevant de la responsabilité humaine. Bon nombre d’entre elles sont en interaction.
L’univers des normes
Au début du siècle dernier, Albert Einstein bouleverse la physique newtonienne avec sa théorie de la relativité. La logique aristotélicienne fondée sur un système rigoureux et binaire se fissure. La représentation euclidienne de l’espace où s’exerce la souveraineté des Etats sur des territoires stabilisés avec des frontières délimitées se brouille. Même l’univers juridique très hiérarchisé est ébranlé (Ost et Van de Kerchove, 2002). La mondialisation a entraîné, de surcroît, un pluralisme, un enchevêtrement et un flou normatifs qui ont achevé de remettre en cause la pyramide de Kelsen comme ordre vertical, transcendantal et sacré (Delmas-Marty, 2004a et b, 2006). De nouvelles formes de normativités, normes de « valeur illocutoire » différente (Géniaut, 2009, p.185), sont nées. Des interactions s’opèrent entre les niveaux, nationaux et globaux, voire infra- ou supra- étatiques, marquant une forme de privatisation du droit. Dans cette internormativité pour limiter ou feindre de contrôler l’autorégulation qui en découle, l’Etat ou les organisations internationales sollicitent des acteurs non gouvernementaux et créent des autorités de régulation. La gouvernance en réseau se met en place. Un système normatif outre l’Etat se construit .
Les mutations normatives
La norme, définie comme ayant pour double fonction de « guider l’agir et contrôler l’activité humaine » (Jeammaud, 1990, p.199), la fonction prend, par conséquent, le pas sur le contenu ou sur la forme. Et, c’est cette fonction qui est en plein processus de mutation. En principe, la règle (devoir et obligation) appelle un système d’arbitrage à la différence de la norme (tracé et mesure) qui repose plus sur un système d’arpentage (Supiot, 2005, p.86). On retrouve, de nos jours, cette subtile division parmi les normes à caractère fonctionnel dans les entreprises, entre celles qui sont d’application volontaire et celles qui sont jugées obligatoires. Les premières relèvent de la régulation (souvent appelée « douce ») par opposition aux secondes fondées sur une réglementation (dite « dure ») ou classique. L’exigence de conformité s’est muée en recherche de compatibilité. Le législateur vise la régularité des comportements sociaux en fixant un modèle d’équilibre, un programme, une ligne de conduite. Or, la norme prescriptive appelle l’adhésion plus que la sanction. La nature de la règle a donc changé parfois imperceptiblement du fait de cette flexibilité. La régulation appelle originellement un réglage, dans le domaine technique. Les cloisons entre normes juridiques traditionnelles et techniques deviennent ainsi poreuses. La France a consacré cette forme de normativité, en 2001, par une loi sur « les nouvelles régulations économiques ». La nature du texte, législatif ou réglementaire, est alors indifférente, quoique le pouvoir réglementaire y soit davantage prédisposé. Il s’agit de trouver une règle de fonctionnement. Une brèche s’est ouverte dans le cadre des normes juridiques ou dites impératives (Supiot, 2005 ; Atias, 2012, p.190). Certaines dispositions, pourtant légales, dénuées de sanction directe, n’exigent plus une conformité absolue. Mieux, certaines normes seront considérées uniquement comme opposables. Il en résulte que, formellement les entreprises ne sont pas liées, ni par un contrat, sinon moral ou psychologique, ni par une loi dont ils seraient les destinataires, mais par le fait social que la norme est posée. Ainsi en est-il, et nous y reviendrons de la régulation par les droits de l’Homme, « normativités émergentes » (Benyekhlef, 2008), devenues le plus souvent inclusives dans de nombreux traités internationaux ou conventions de droit privé international. L’invitation à suivre (plus que respecter) la norme provient d’une pression sociale : le risque d’image déclenche la « volonté » des entreprises de se « mettre aux normes » par conformisme.
En matière de RSE, il n’en est rien et, très souvent, les intérêts financiers poussent les acteurs concernés à agir en sens contraire, soit de manière masquée, soit en toute impunité – oseraiton dire en toute légalité – faute de pouvoir comparer et contrôler les résultats de chacune d’elles. Cette souplesse génère une insécurité juridique propice aux dysfonctionnements multiples (V. Partie 2). Car les acteurs économiques n’ont alors plus aucune prise directe sur le système (ensemble de relations organisées), qui devient mouvant, parfois opaque en raison du nombre d’échelons intermédiaires créés, et, de fait, insaisissable. C’est un jeu de pouvoir plus complexe, une forme de triangulation, en tout état de cause un nœud de contraintes. Entre la législation proprement dite et la réglementation, il y a place pour une régulation « autopoiétique » par le système juridique, autrement dit par « un sous-système de normes (=mesures comportant des modèles) relié à ce sous système de comportements (grandeurs à mesurer) isomorphes aux modèles véhiculés sous la contrainte de probabilités accrues d’intervention des mécanismes de mesurages avec autorité (sous-système judiciaire) » (Intzessiloglou 1991, p.395). La fonction normative est véritablement dédoublée. L’aspect technique ou instrumental donne l’illusion que la norme juridique serait neutre, dans une sphère indépendante du politique (Arnaud, 1991, p.85). Mais, c’est un leurre : seule la tension entre ces fonctions normatives dissociées permet de faire fonctionner le système. Dans le champ juridique que nous avons esquissé, ou champ de forces, l’interdépendance est bien visible. Nier l’une des fonctions de règle juridique est une utopie dangereuse. A cet égard, deux idéologies peuvent ainsi être rejetées quant à leurs fondements :
• l’idéologie libérale qui prétend se passer du droit, en tant qu’instrument de gestion, dans une vision autorégulée de l’économie et par extension des relations humaines. Or, la « main invisible » supposait l’éthique comme préalable (forme de droit naturel), ce qui tend à montrer tout au moins les limites, sinon l’hypocrisie de cette théorie niant tout conflit à gérer par l’Etat.
• l’idéologie marxiste qui refuse la fonction normative de la règle juridique pour n’en retenir que l’instrument technique au service du politique, pour établir la dictature du prolétariat.
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Table des matières
INTRODUCTION
Titre 1. L’univers des normes
Chapitre 1. Les mutations normatives
Section 1. Entre législation et réglementation : la régulation sociale ou la norme
publique souple
Section 2. La normalisation : normes techniques ou normes juridiques ?
Sous-section 1. Procédure de normalisation
1. La normalisation française
2. La normalisation internationale
Sous-section 2. Valeur juridique des normes techniques
1. Caractères de la norme technique
2. Fonctions de la norme
Sous-section 3. Conformité aux normes techniques et responsabilités
1. Non-conformité aux normes
2. Conformité aux normes techniques et responsabilités
Section 3. Ethique, principes, valeurs et droits de l’Homme : nouveaux concepts
normatifs ?
Sous-section 1. L’éthique normative
1. La construction d’une éthique collective
2. La codification de l’éthique : une nouvelle forme de régulation ?
Sous-section 2. Principes, valeurs et droits de l’Homme
1. Principes
2. Les valeurs
3. Les droits de l’Homme
Chapitre 2. Un système normatif outre l’Etat
Section 1. L’hétérotopie
Sous-section 1. La remise en cause du système de souveraineté nationale par la
mondialisation
1. La désinstitutionalisation de l’Etat-nation
2. L’institutionnalisation des organisations
Sous-section 2. La norme sans territoire
1. L’utopie d’une norme sans frontière
2. L’utopie de normes sans destinataire
Section 2. L’hétéronomie
Sous-section 1. La montée en puissance de la régulation par les normes
ascendantes
1. Les normes ascendantes
2. Une régulation sous le sceau du lien
Sous-section 2. La gouvernance en réseau
1. Gouvernement ou gouvernance : une terminologie lourde de sens
2. L’adhésion, comme mode de fonctionnement
Titre 2. Les normes de RSE
Chapitre 1. Evolution du concept de RSE
Section 1. Le concept de RSE
Sous-section 1. La naissance d’un nouveau paradigme de responsabilité
1. Ethique, paternalisme et philanthropie : une responsabilité individuelle
2. La Corporate Governance : la responsabilité vis-à-vis des actionnaires
3. La théorie des « nœuds de contrats » : la responsabilité contractuelle
4. L’approche stakeholders : la responsabilité hors contrat
5. L’institutionnalisation de la RSE : l’objectivation de la responsabilité ?
Sous-section 2. La contribution au développement durable via la RSO
1. L’interconnexion entre développement durable (DD) et RSE
2. La contribution au DD comme contrepartie de l’extension du champ de la RS
aux organisations
Section 2. La crise de la responsabilité
Sous-section 1. Une crise globale, des causes multiples, qui est responsable ?
Sous-section 2. Des conceptions différentes de la responsabilité
1. Définition de la responsabilité
2. L’exercice d’une liberté ?
Chapitre 2. L’utopie d’un concept de gestion au-delà la loi
Section 1. Le complexe normatif de la RSE
Sous-section 1. Les normes publiques
1. Normes internationales publiques
2. Les normes nationales publiques
Sous-section 2. Les normes privées
1. Les normes internationales
2. Les normes nationales françaises
Section 2. La force normative de la RSE
Sous-section 1. La force normative de la RSE dans le champ des droits de
l’Homme
Sous-section 2. Les organisations dans le champ de forces normatives
Titre 3. Les lignes directrices de l’ISO 26000 relatives à la responsabilité sociétale des organisations
Chapitre 1. ISO 26000 : innovation normative ?
Section 1. Un processus innovant de normalisation
Sous-section 1. Recherche de légitimité
1. Représentation de toutes les parties prenantes
2. Paradigme démocratique
Sous-section 2. Première norme internationale sur la RS
1. Une métanorme
2. Une norme holistique
Section 2. Un statut juridique en gestation
Sous-section 1. Qualification juridique de la Norme ISO 26000
1. Qualification juridique des normes
2. Valeur juridique de la Norme ISO 26000 ?
Sous-section 2. Portée juridique de la Norme ISO 26000
1. Un usage international ?
2. Un usage opposable
Chapitre 2. Une métanorme, sans certification ?
Section 1. L’impossible certification de l’universalité de la Norme ISO 26000
Sous-section 1. Une interdiction formelle
1. La volonté déclarée des rédacteurs de la Norme ISO 26000
2. L’autorisation implicite des pseudos – certifications
Sous-section 2. Une impossibilité fondamentale
1. La nature de la norme internationale ISO 26000
2. La longueur du texte
Section 2. La certification des éléments principaux de la Norme ISO 26000
Sous-section 1. Risques de prolifération de normes
1. Eclosion de nouvelles normes issues de la Norme ISO 26000
2. Un nouveau fonds de commerce
Sous-section 2. Risques de rupture de cohésion de la norme
1. Risque de démembrement de la Norme
2. Risque de dénaturation de l’esprit de la Norme
CONCLUSION
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