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Le repas gastronomique : définition
Dans le cadre de cette thèse, nous considérons qu’en France, le repas gastronomique concerne l’art de sublimer l’acte alimentaire dans l’enceinte ou hors du domicile, souvent pour un plus grand nombre de convives que d’ordinaire (Mathe, Tavoularis, & Pilorin, 2009). Il s’appuie sur des représentations sociales communes régies par des formes et usages. Il se démarque du repas ordinaire par : son caractère festif ; une cuisine élaborée ; l’allongement du temps passé à table ; un ordonnancement des mets réfléchi (Mathé, Tavoularis et Pilorin, 2009) ; une mise en scène empreinte d’imaginaire (Doumerc, Caquel et Manfredini, 2016) et de pratiques ritualisées susceptibles de varier selon le contexte socioculturel, la situation de consommation et l’objet du partage (Mathe, Beldame et Hébel, 2014) ; par la mise en valeur des arts de la table, du décor et du service (Bouneau et al., 2017) ; et par le discours qui en émane (Ory, 1998).
Bénéficiant de l’héritage du passé, de la transmission des traditions culinaires et des manières de table (Brousseau et al., 2004), le repas gastronomique reste néanmoins en mouvance perpétuelle et nous ne pouvons pas nous aventurer à le relier à une forme d’authenticité. Il peut être façonné par les tendances de consommations actuelles, elles-mêmes définies par des critères diététiques, esthétiques, éthiques, générationnels ou économiques (Mathé, Tavoularis et Pilorin, 2009). Accessible au plus grand nombre, il n’est pas forcément luxueux, mais favorise l’utilisation de produits réputés « nobles » et par l’utilisation du fait-maison, tout comme par un service élaboré. Il ne fige ni le nombre de mets qui se succèdent, ni la consommation d’alcool, mais tend à les augmenter du fait de son caractère exceptionnel (Mathé, Tavoularis et Pilorin, 2009). Il peut aussi bien être composé de plats traditionnels que de préparations modernes impliquant la créativité culinaire, et faire appel au grand service à la française comme à un service à l’assiette non clochée, voire à un service au buffet ou au plat.
Le grand service à la française, dans son appellation moderne telle que définie par la charte de 2017 (Bouneau et al., 2017) est un ensemble composé :
du service nommé « à la française » : qui consiste en la présentation d’un plat par le maître d’hôtel aux commensaux. Ces derniers sont alors invités à se servir à tour de rôle sans que le plat ne soit jamais posé sur table.
du service dit « à la russe » caractérisé par l’utilisation d’un guéridon sur lequel le maître d’hôtel dresse les assiettes avant de les répartir à table. Ce type de service s’accompagne souvent d’un geste technique spectaculaire réalisé sur le guéridon : flambage, découpage, cuisson de dernière minute, etc.
du service « cloché » pour lequel les assiettes sont dressées en cuisine avant d’être couvertes d’une cloche et servies à table, via l’utilisation éventuelle d’un plateau et/ou d’une scénographie particulière (Bouneau et al., 2017).
Moins solennel mais pouvant être adapté au repas gastronomique, le service au buffet nécessite pour sa part le déplacement du convive vers un point de distribution sur lequel les maîtres d’hôtels assurent le dressage des assiettes6. Le service au buffet peut comporter des variantes (animations culinaires ou mixité avec un service à table), alors que le service au plat autrefois nommé « service à la française7 » consiste à déposer sur table des mets à partager.
Représentations sociales et aliments industriels
Du fait de la dimension sociale du repas gastronomique, il nous a semblé opportun d’étudier les représentations de l’acte alimentaire, et plus spécifiquement de la notion de « bien-manger ». Dans ce chapitre, nous définirons dans un premier temps le concept de représentation sociale. Nous avons placé l’étude des produits industriels au cœur de ce chapitre, car nous l’avons vu, la littérature révèle que ces produits sont pour les consommateurs incompatibles avec la notion de bien-manger. Néanmoins, la plupart des études portent sur la consommation au sein du foyer. Une analyse plus fine mérite d’être menée à ce sujet au sujet du repas hors domicile. Au regard de la grande diversité des produits industriels et des pratiques professionnelles, certains PAI peuvent en effet être utilisés dans le cadre d’un repas gastronomique. Quelles sont les représentations sociales liées aux concepts de gastronomie et d’aliment industriel ? Sont-elles réellement antinomiques ? dans quelle mesure engendrent-elles un risque perçu ? Quels sont leurs points de convergence ou de divergence avec le concept de gastronomie. Telles sont les questions qui justifient de mobiliser ici la théorie des représentations sociales.
La théorie des représentations sociales
L’alimentation s’inscrit dans un système complexe dans lequel l’acte physiologique interagit avec un environnement symbolique. Si l’on veut comprendre la nature de ces interactions, il est nécessaire de cerner le système idéologique, culturel et identitaire dans lequel évolue l’individu, autrement dit, de déchiffrer la « pensée sociale » (Jodelet, 1989) des mangeurs. Il nous apparaît donc indispensable d’avoir recours à une approche intégrant les représentations sociales. Cette théorie a vu le jour sous l’impulsion de Moscovici (Moscovici, 1961), par suite du prolongement des travaux de Durkheim ayant isolé les représentations individuelles des représentations collectives. (Durkheim, 1898). À la différence de Durkheim, Moscovici considère qu’il n’existe pas une représentation collective mais des représentations collectives ayant pour substrat la diversité des groupes sociaux et non la société dans son ensemble. Depuis lors, la théorie des représentations sociales sert de référence à de nombreux chercheurs qui la déclinent en objets d’études tels que « la psychanalyse » (Moscovici, 1961), « le mariage pour tous » (Moliner et Guimelli, 2015), ou encore « l’alimentation » (Lahlou, 1995).
Les représentations sociales sont identifiées comme des outils pragmatiques nécessaires pour penser le monde, l’interpréter et agir sur lui. Chaque objet est appréhendé comme un ensemble d’opinions, de croyances et d’attitudes fondées sur des connaissances partielles, construisant finalement une réalité partagée par un groupe après de multiples confrontations. Cette réalité n’est donc pas construite rationnellement : les représentations sociales ne résultent pas d’analyses objectives, mais plutôt d’un façonnage de stéréotypes emprunts de biais et de raccourcis, voire d’interprétations susceptibles de déboucher sur la circulation d’informations erronées. (Lo Monaco & Lheureux, 2007). Selon Moscovici, cette circulation passe par des processus de communication considérés comme les vecteurs de propagation des représentations sociales (Moscovici, 1961) ; (Moliner & Guimelli, 2015). Le phénomène d’émergence des représentations reposerait sur deux processus majeurs que sont « l’objectivation » et l’ancrage ». (Moscovici, 1961). L’objectivation n’est autre qu’une phase de simplification, de vulgarisation et de schématisation qualifiée de « noyau figuratif ». Il s’agit pour les individus de s’approprier de l’information en la résumant le plus simplement possible, afin de construire en société une opinion à l’égard du sujet donné. Par exemple, on a au départ véhiculé l’idée que le Sida était une maladie qui ne touchait que les homosexuels. L’ancrage désigne l’incorporation de connaissances via un bagage identitaire préétabli. Il s’agit d’un processus d’incorporation du nouveau permettant de lui donner une signification, en le rattachant à un cadre de référence déjà existant. Le mariage pour tous ne peut être incorporé de la même manière par tous les groupes sociaux, dans la mesure où ces groupes revendiquent des idéologies différentes, étant donné leur bagage identitaire. Parfois, mais pour des raisons diverses, différents groupes peuvent avoir la même opinion. Dans sa thèse, Valette nous rappelle que Moscovici « compare les catholiques et les communistes sur leur représentation de la psychanalyse : les catholiques la dénoncent comme un encouragement aux pulsions alors que les communistes parlent de médecine de riches. Les deux groupes rejettent l’objet pour des raisons différentes, il n’est pas schématisé et appréhendé de la même manière. L’objet devient alors un médiateur de la relation entre ces groupes » (Valette, 2017). Les représentations sociales engendrent au sein d’un groupe des prises de position communes par la voie d’une cohésion identitaire, oriente les conduites et les pratiques. D’une certaine façon, par le biais d’un corpus praxéo-discursif, elles structurent des stratégies, préservent les spécificités et affirment leur singularité, participent à la normalisation des comportements, au développement des argumentations et à la justification des faits (Abric, 2016). Dans notre cas, les variables sociodémographiques peuvent agir sur les construits de gastronomie ou d’aliment industriel.
En vue d’étudier les représentations d’un groupe, Abric recommande de procéder à un double repérage :
L’analyse du contenu de la représentation : informations, opinions, croyances eu égard à l’objet donné ;
La structure de celle-ci, à savoir l’identification du noyau central et des éléments périphériques (Abric, 1987).
En effet, Abric considère la représentation sociale comme un système sociocognitif composé de deux sous-systèmes en interaction : le noyau central et le noyau périphérique. Alors que le noyau central génère du sens, organise des relations entre les éléments de représentation et la stabilise dans le temps en la créditant d’une résistance au changement, le noyau périphérique constitue en quelque sorte l’interface entre l’environnement et le noyau central, permettant l’intégration de nouveaux éléments qui, peu à peu, agiront sur le noyau central et par voie de conséquence, sur les discours et les pratiques.
Les scandales alimentaires et l’assimilation de ces derniers à la nourriture industrielle ont semble-t-il progressivement bâti un noyau central de représentations négatives autour des produits de l’agroalimentaire : dépossession d’identité ; transgression de la nature, risques sanitaires constituent peut-être les éléments de ce noyau central. C’est ce qui a généré une méfiance à l’égard de la cuisine moléculaire dont les fondements reposent en outre sur l’utilisation d’additifs alimentaires. Mais aujourd’hui la grande distribution tente d’agir sur le noyau périphérique en mettant en avant la traçabilité des produits (ex. : labels), la réduction de leur circuit (ex. : producteurs locaux), leur méthode d’élaboration (ex. : viande affinée en « cave »), ou encore la maîtrise de la filière (flotte de bateau propre à Intermarché).
Souvent, les représentations sont liées, une idée en entrainant une autre. Comme nous le rappelle Valette, (Valette, 2017) « comment concevoir que plusieurs objets de représentation n’aient aucun lien entre eux ? Cette problématique est effectivement encore émergente à ce jour car « la majorité des travaux s’est malgré tout concentrée sur l’étude d’une seule représentation, délaissant de fait les autres représentations potentiellement en lien et par là, le repérage et la formalisation des types de relations possibles ». Lahlou a d’ailleurs bien formalisé une logique d’emboîtement par laquelle ce qu’il appelle un « paradigme » en fait émerger un autre (Lahlou, 1995) :
Le schéma précédent fait état de la logique d’emboîtement que Lahlou met en évidence. À partir du mot « manger » le chercheur obtient tout d’abord les associations lexicales proches. Mais dans la mesure où plusieurs associations sont demandées, une idée en entraîne une autre, emmenant le répondant vers un autre composant du paradigme ou vers un autre paradigme. Compte tenu de ces apports théoriques, il nous est possible de considérer l’objet d’étude qui nous concerne comme soumis à des représentations sociales en lien les unes avec les autres, ce pour plusieurs raisons : Le repas gastronomique, tout comme le produit industriel, peuvent être identifiés comme deux ensembles représentationnels connectés avec le risque perçu et de réputation.
Il s’agit de deux ensembles saillants dans la mesure où l’actualité, les médias, les conversations, accaparent des thématiques de la gastronomie et de la malbouffe, tout comme de l’industrie et de l’artisanat. Ainsi, ces objets apparaissent indubitablement liés par leur antinomie contrariée par les pratiques de consommation et de commercialisation, tout comme par leur juxtaposition médiatique et leur comparaison constante.
Par les processus de communication qui leur sont alloués, ces deux ensembles font l’objet d’objectivation : le classement du repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO a par exemple été interprété, dans un premier temps, comme étant le classement de la gastronomie française, connotant ainsi une forme de supériorité de la cuisine nationale (Naulin, 2012).
Ils sont soumis à l’ancrage, dans la mesure où l’utilisation des produits industriels, tout comme la définition de repas gastronomique sont incorporés via un bagage identitaire préexistant lié aux croyances et à la culture des groupes : l’acceptation des produits manufacturés est plus élevée dans les milieux sociaux les plus défavorisés. La gastronomie peut par ailleurs être perçue de différentes façons selon les groupes.
Ils engendrent des prises de position, des argumentations, et des pratiques alimentaires.
Enfin, ils résultent de constructions sociales via divers processus, et notamment le discours (Ory, 1998).
Ainsi nous admettons le repas gastronomique et le produit industriel comme objets de représentations sociales, objets largement abordés dans la littérature de manière très éclectique.
Représentations, éthique et protestation
Selon Claude Fischler, « On ne peut réduire la sélection des aliments à un « comportement », puisqu’elle implique des représentations, des idées, des croyances : nous pensons notre nourriture autant que nous l’agissons. » (Fischler, 1990). Cette idée renvoie au concept de mangeur décrit plus haut.
Il s’avère difficile d’étudier les représentations liées aux pratiques alimentaires, car le mangeur utilise un vocabulaire non normé et peut ainsi évoquer plusieurs notions telles que l’authenticité, le naturel, la gastronomie ou encore celles liées à la typicité d’un terroir, sans que le chercheur puisse être certain d’en comprendre le sens.
Les marques ne font rien (au contraire) pour clarifier ces concepts quelque peu flous. Certains chercheurs ont par conséquent travaillé sur les représentations :
Selon Thevenot, un produit naturel est pour le mangeur non transformé (Thevenot, 2007). La notion de « naturel » ne concerne a priori pas le processus de production mais la composition des produits.
Selon Lambert, le mangeur se représente le comestible comme provenant du monde agricole, alors que le secteur industriel évoque plutôt le non comestible (Lambert, 1996).
L’authenticité, caractérisée par Camus, se construit selon le triptyque origine/particularités/valeurs (Camus, 2003). On retrouve ici les fondements du cahier des charges des appellations d’origine contrôlées et protégées. En effet : « L’appellation d’origine contrôlée (AOC) désigne un produit dont toutes les étapes de fabrication sont réalisées selon un savoir-faire reconnu dans une même zone géographique, qui donne ses caractéristiques au produit. ». « L’appellation d’origine protégée (AOP) est l’équivalent européen de l’AOC. Elle protège le nom d’un produit dans tous les pays de l’Union européenne.8 »
Selon Thouvenot la notion de Terroir, est similaire à celle de l’authenticité, mais cette dernière paraît plus ancrée dans des valeurs de savoir-vivre, de savoir-être, et dans la volonté d’une meilleure qualité de vie (Thouvenot, 1996)
Grevet-Debucquet a pour sa part mis en exergue l’attention que prête le consommateur aux procédés agricoles. Le mangeur associe en effet l’absence de goût à la production intensive (Grevet-Debucquet, 2005) des concepts flous, s’ajoute l’irrationalité des mangeurs. Se nourrir n’est pas un acte que l’on peut conditionner par la présentation de statistiques. Au plus fort de la crise de la vache folle, les mangeurs étaient largement informés sur l’absence de risque de transmission de l’ESB via l’ingestion de muscles. La probabilité d’être contaminé par la maladie était très faible, et les pouvoirs publics communiquaient largement sur ce fait. Pourtant, cette communication n’empêchait en aucun cas une chute spectaculaire de la consommation de viande bovine. La crise a transformé le consommateur passif en contestataire, en citoyen responsable capable d’agir par sa prise de position individuelle, sur le contenu de son assiette. En boycottant la viande de bœuf, il faisait semble-t-il pression sur les producteurs et le gouvernement, leur sommant de revenir à des pratiques plus ancestrales, plus éthiques, respectueuses de l’environnement, du mangeur, mais aussi de l’animal : « un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains. » (Lévi-Strauss, 2001). Selon 81 % des interviewés, la maladie de la vache folle est apparue à cause « d’une recherche aveugle de profit » et 91 % estimaient que l’on se préoccupait « plus du profit que des risques pour la population ».
La consommation de bœuf au cœur de la crise de la vache folle est devenue un objet de représentation sociale présentant toutes les caractéristiques évoquées plus haut à savoir soumise à des stéréotypes via un ajustement, permettant les argumentations et finalement, par le biais d’un ancrage, conditionnant les pratiques de consommation. Plus récemment, l’affaire Spanghero a conforté le mangeur dans ce raisonnement : le cheval ne présente aucun risque pour la santé, mais il représente pour bon nombre de Français une denrée comestible culturellement inconsommable. La consommation de cheval est marginale en France, sans doute du fait de notre attachement à l’animal, plutôt vu comme domestique. Selon un article du Figaro, en 2013, il ne représentait en effet que 0,3 % de la viande consommée dans l’hexagone, soit moins de 300 g par an et par habitant9. Les industriels ayant utilisé du cheval comme substitut doivent aujourd’hui faire face à une crise de confiance et à une protestation ayant conduit certains d’entre eux à cesser leur activité (pour la redémarrer sous une autre enseigne). Ils ont commis l’impardonnable en orchestrant un mensonge à grande échelle. Le refus de la nourriture s’impose donc souvent comme symbole de protestation, au-delà d’être conditionné par le risque sanitaire. Pour affirmer son désaccord, on entame une grève de la faim, on refuse de partager la table de ses adversaires, et le jeune se révèle souvent purificateur.
Représentations du bien-manger
Inscrivant son ancrage théorique dans la filiation des représentations sociales, Lahlou postule que les comportements alimentaires se façonnent par le vecteur de ces dernières. L’individu mobilise un réseau d’associations mentales qui relie les images à des situations. Elles correspondent à ce qu’il nomme « un paradigme » analysable par association lexicale. Lahlou a identifié que le repas complet (structure du repas), la diététique et l’écoute de son corps ainsi que l’acte social (convivialité et décorum gastronomique dans une moindre mesure) constituent les corpus les plus représentatifs du bien manger. Il relève par ailleurs que les industriels, disposent de moyens conséquents pour opérer la propagation des représentations par le biais de puissants canaux de communication. Dans le cadre du repas à domicile, l’efficacité commerciale recherchée repose sur les demandes des consommateurs, qui eux-mêmes, forgent leurs habitudes à partir des produits offerts par les industriels. En somme, industriels et consommateurs se nourrissent l’un de l’autre dans un perpétuel mouvement de va-et-vient, les premiers cherchant à plaire aux seconds, les seconds plébiscitant les offres des premiers (Lahlou, 1995). Notons en effet la croissance soutenue du secteur de l’industrie agroalimentaire propulsant l’aliment industriel au cœur du repas des Français (Besson, 2008) ; (Schwab, 2017). Le PAI concerne la moitié des aliments ingérés au quotidien. (ANSES, 2017). Les recherches de Lahlou ont été complétées par un certain nombre d’études, et notamment celles du CREDOC. Elles révèlent que les représentations varient, en fonction de l’âge, du sexe, de la catégorie socioprofessionnelle et de l’IMC des individus (Lahlou, 1995) ; (Mathe, Beldame, & Hebel, 2014). Malgré la notion de plaisir qui reste au cœur des préoccupations, celles de la santé et du respect des prescriptions nutritionnelles se sont affirmées au fil du temps. Pour définir le bien manger », le critère d’évaluation hédonique côtoie celui de préservation de soi (Hébel, 2007 ; Hébel et al., 2016 ; Mathe, Beldame, et Hébel, 2014 ; Bergadaà et Urien, 2006). Ce lien plus ou moins explicite entre choix alimentaire et santé contredit l’approche traditionnelle de l’alimentation française, plus enracinée dans des aspects gustatifs et conviviaux (Hébel, 2007). Même si fonctionnalisme et traditionalisme ne sont pas toujours contradictoires, ils se révèlent souvent conflictuels car il semble qu’une injonction culturelle trop abrupte soit mal acceptée. Dans le cas d’espèce, le contrepied de la nutrition eu égard aux pratiques de tables traditionnelles françaises serait à l’origine d’un sentiment de malaise : les Français, martelés de messages nutritionnels se trouvent tiraillés entre un attachement traditionaliste et une vision fonctionnelle de l’alimentation se traduisant par une augmentation des troubles du comportement alimentaire (Mathe, Beldame et Hebel, 2014). C’est pourquoi le PNNS de 2001 a été remplacé en 2011 par un « Programme National Alimentation » (PNA), mettant en valeur les règles du modèle alimentaire français comme une diète bénéfique pour la santé (Mathe, Beldame, et Hébel, 2014), en l’accompagnant d’un regain d’information concernant la diététique et les prescriptions relatives à la santé. Pynson et Poulain dénoncent cette surinformation diétético-médicale (Pynson, 1993, Poulain, 1996) que Fischler nomme « cacophonie ». (Fischler, 1995). L’aliment moderne devient un OCNI (Objet comestible non identifié) induisant une perte d’identité pour celui qui l’ingère (Rozin, 1976). Les études concernant l’alimentation au sein du domicile, il nous appartient d’étudier dans quelle mesure les conclusions qui en découlent sont transposables à la restauration hors foyer (RHF)
Concernant le cadre de la RHF, la « nouvelle cuisine » et ses 10 commandements édictés par Gault et Millau en 1973 (adoptée par des chefs emblématiques tels que Michel Guérard, Alain Chapel ou les frères Troisgros) ; l’avènement de la gastronomie moléculaire en France en 1988 ; celui de la cuisine moléculaire autrement nommée « nouvelle nouvelle cuisine » impulsée par Ferran Adria dans les années 2000, ont contribué à une sophistication culinaire particulière et caractéristique de la fin du XXe siècle, modifiant le schéma gastronomique. La cuisine s’appuie désormais sur une réflexion fondée sur le triptyque Technique/Science/Technologie (This, 2010 ; McGee, 2004, 2012 ; Vega, Ubbinh, et Van Der Linden, 2012 ; Field, 2011 ; Shepherd, 2013 ; Haumont & Marx, 2012). De ce fait, qu’il s’agisse de gastronomie, de cuisine moléculaire, ou encore de cuisine note à note plus récemment apparue et dont le fondement réside en l’utilisation de molécules aromatiques, l’additif alimentaire n’est aujourd’hui plus considéré comme totalement dissonant de la gastronomie ou de la haute gastronomie, bien que parfois décrié. (Zipprick, 2009). Parallèlement, il est possible de relever la représentation de l’exotisme alimentaire. La variation de la nourriture à laquelle nous aspirons en tant qu’omnivores (et qui nous conduit à intégrer des produits exotiques dans notre alimentation) se trouve favorisée par l’immigration et la capacité des cuisiniers français à les absorber d’une part (Petit, 2011 ; Roux E., 2017) et par une surenchère créative destinée à surprendre d’autre part. On notera ici un paradoxe : les mangeurs plébiscitent à la fois le local et l’exotisme. Le développement de l’agronomie, de l’agriculture, des moyens de transport, de la rationalisation des approvisionnements et des moyens de communication concourt alors à confronter le consommateur à une offre alimentaire pléthorique, plaçant sur nos tables de restaurants bon nombre de produits venus d’ailleurs. Ainsi, citron caviar et main de Bouddha, yuzu, riz japonica, combava, algue kombu, thé macha, étaient encore inconnus par les Français il y a seulement vingt ans. Ils participent pourtant à parfaire les accents d’une gastronomie française cosmopolite paradoxalement contrariée par son histoire (Petit, 2011), et, au moins de manière théorique, par la tendance au locavorisme, à l’éco responsabilité, tout comme par la vigilance des consommateurs envers les méthodes de production intensives favorisant le commerce extérieur. L’usage de produits issus de cultures diverses se révèle aujourd’hui incontournable, tant les produits ethniques se sont installés dans le paysage de la restauration en France. Au cœur de Paris, la rue du Faubourg Saint-Denis constitue par exemple le terrain d’exploration d’un phénomène de mutation socio-économique et culturelle : la diversité du paysage culinaire de la restauration hors foyer est un reflet de l’installation des migrants dans ce quartier (chinois, africains, turques ou populations venues du monde indien) (Dinh, 2009).
Il apparaît que la restauration ethnique rapide fleurit, mais parallèlement, des enseignes proposant une cuisine et un cadre plus soignés et plus occidentaux ont fait leur apparition, répondant aux attentes d’une clientèle plus jeune, urbaine, favorable aux mélanges culturels, qu’elle soit issue ou non de l’immigration (Dinh, 2009).
Enfin, que ce soit à domicile ou au restaurant, on note un fort engouement pour le triptyque cuisine maison/produit saint/recherche du goût (Mathe & Hebel, 2015). En effet, « les nourritures issues de l’industrie agro-alimentaire sont un champ dans lequel se manifestent particulièrement les craintes donnant lieu à de nouvelles représentations. Les progrès scientifiques qui nous ont mis à l’abri de la faim sont aujourd’hui imaginés comme pervers et délétères. La crainte du manque a été souvent remplacée par la crainte d’absorber des poisons. Ces derniers trouveraient leur origine dans les « produits chimiques » des traitements subis par les produits alimentaires. Et le passage du « chimique » au biologique par le biais de la génétique (pensons ici à l’exemple les OGM) n’a rien fait pour arranger les choses » (Hubert, 2001).
En accord avec Hubert, Gallen pointe la méconnaissance des consommateurs vis-à-vis des procédés de fabrication industriels, opacité débouchant sur une divergence entre représentations et réalité (Gallen, 2002). C’est pourquoi Lahlou préconise la construction d’images d’Épinal autour de la nourriture (Lahlou, 1995), images plus ou moins dessinées par l’UNESCO. La stratégie n’est pas nouvelle puisque Bodart et Boudier (2013) précisent à ce sujet que les scénographies des banquets de la renaissance constituent une source de représentations figuratives porteuses de sens et d’imaginaire. Faure-Ferlet, Capelli et Sabadie (2018) ont pour leur part montré qu’un message publicitaire pour un produit industriel proposé par une coopérative engendre une attitude favorable et optimise l’intention d’achat dès lors que ce message est congruent avec la représentation de la coopérative, et que l’argument n’est pas central au sein de la représentation. Les mêmes auteurs ont aussi étudié l’impact des représentations sur le goût. Il s’avère qu’une mention de la gouvernance coopérative influence le goût perçu de manière implicite et explicite. Un processus de transfert de sensation est alors en jeu. Les marques nationales influencent le goût implicitement perçu mais ne semblent pas avoir d’effet de la mention sur le goût explicitement perçu. Ainsi les auteurs préconisent-ils l’affichage de la gouvernance coopérative sur les produits alimentaires (Faure-Ferlet, Capelli et Sabadie, 2020). On note ici que le processus de formation des attitudes (et même du goût perçu) semble étroitement lié aux représentations.
Éventail des aliments industriels
De même que le concept de gastronomie méritait d’être précisé, il apparaît indispensable de définir ce que nous entendons par « aliment industriel ». Lorsque nous évoquons ce dernier, nous faisons référence à l’intervention du secteur de l’agroalimentaire dans la transformation ou le conditionnement de matières premières issues de l’agriculture, via des procédés permettant une fabrication à grande échelle et une bonne maîtrise des coûts de fabrication. L’automatisation et la production en série, la division des tâches, la recherche et développement, l’utilisation de technologies de pointe et de procédés chimiques constituent autant de moyens mis en œuvre pour un tel type de fabrication, et concernent l’ensemble des aliments destinés à une consommation humaine.
L’éventail des produits alimentaires industriels se veut donc très large, regroupant produits fonctionnels et produits de luxe, labellisés ou non, issus de groupes internationaux ou de PME à rayonnement national ou régional.
Il s’avère donc complexe à étudier, d’autant que les degrés d’élaboration et procédés de conservation des aliments transformés par les industriels sont multiples. Dans le cadre de notre recherche, nous entendons par « aliment industriel » tout aliment produit en grande quantité, destiné à la consommation humaine, ayant subi un acte visant à optimiser sa conservation, sa présentation ou à le dénaturer significativement au regard de sa production primaire15, par le biais d’une préparation préliminaire, une transformation culinaire, physicochimique, ou d’une méthode de conservation.
Ainsi, nous considérons la viande fraîche, le blé ou les œufs frais produits au moyen de méthodes intensives comme des produits agricoles (issus de l’agriculture intensive), alors que nous classons la farine, le beurre, le lait pasteurisé ou le jus de citron fabriqués à grande échelle dans la catégorie des aliments industriels. Nous excluons cependant ces derniers de notre analyse dans la mesure où il s’agit de produits de consommation courante dont l’utilisation est banale.
Nous allons examiner les aliments industriels de manière à les classer et à opérationnaliser nos variables.
Classement des aliments industriels selon l’INSEE
La classification des produits française (CPF) émise par l’INSEE, établit des nomenclatures de produits, élaborées dans le but de structurer l’information économique et sociale. La CPF rev. 2.1, et plus particulièrement la division 10 (produits des industries alimentaires) issue de la section C (produits manufacturés) recense neuf groupes permettant de visualiser le panorama des produits industriels présents sur le marché. (INSEE, 2015). Dans le tableau qui suit, plusieurs groupes et catégories ont été volontairement éludés, dans la mesure où leur utilisation ne concerne pas le sujet qui nous préoccupe ou parce qu’il s’agit de produits dont l’étude ne présente que peu d’intérêt. Les aliments industriels de la CPF rev. 2.1 présentés ici constituent ceux que nous retenons dans le cadre de notre étude. Pour chacune des classes et catégories, nous nous sommes attachés à fournir des exemples d’aliments pouvant être utilisés dans le contexte de la gastronomie.
Analyse factorielle confirmatoire du modèle de mesure final
Nous avons suivi les préconisations, Myszkowski et Storme (2013) qui conseillent de tester dans un premier temps les modèles de mesure séparément pour aboutir à un modèle complexe. Ces mêmes auteurs recommandent de comparer les modèles retenus à des modèles concurrents, ce que nous avons systématiquement fait. Ils indiquent également d’effectuer les comparaisons de modèles concurrents en s’appuyant sur leurs indices d’ajustement. Nous avons également suivi ces indications et recoupé l’information en procédant à des tests de chi-deux permettant de justifier nos choix. Enfin, nous avons testé et respécifié chaque modèle lorsque cela s’est avéré nécessaire.
Nous avons opté pour le traitement des données en deux temps. Dans un premier temps, nous avons testé et validé le modèle du risque perçu. Conformément aux travaux de Brunel (2002), nous avons abouti à un modèle à trois niveaux. Les spécificités de notre étude ont certainement contribué à la suppression de la dimension du risque physique à court terme, seule différence significative de nos résultats avec ceux du chercheur. Dans un second temps, nous avons testé séparément les modèles des autres variables puis nous les avons regroupés. Il nous a fallu supprimer l’une des dimensions du bouche-à-oreille (polarité positive) qui ne trouvait pas sa place. Nous allons à présent fusionner l’ensemble des variables de notre modèle afin de le tester, et le cas échéant, de l’épurer puis de le respécifier.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Contexte de la recherche
Problématique et objectifs de la recherche
Démarche de la recherche
Enjeux de la recherche
Plan de la thèse
PREMIÈRE PARTIE : Cadre conceptuel de la recherche
Introduction de la première partie
Chapitre 1 – Le repas gastronomique
1. Notion de repas
2. Caractéristiques de la gastronomie
3. Conclusion du chapitre 1
Chapitre 2 – Représentations sociales et aliments industriels
1. La théorie des représentations sociales
2. Représentations, éthique et protestation
3. Représentations du bien-manger
4. Éventail des aliments industriels
5. Conclusion du chapitre 2
Chapitre 3 – La perception du risque
1. Les composantes de la perception du risque
2. Les antécédents du risque perçu
3. Risque perçu et alimentation
4. Les aliments industriels dédiés au repas gastronomique et leurs réducteurs de risque
5. La mesure du risque perçu
6. Conclusion du chapitre 3
Chapitre 4 – L’attitude
1. Le concept d’attitude
2. Attitudes et représentations sociales
3. Le changement d’attitude
4. Attitude et prédiction comportementale
5. La mesure de l’attitude
6. Conclusion du chapitre 4
Chapitre 5 – La réputation
1. Définition de la réputation
2. Management de la réputation
3. Antécédents et conséquences de la réputation
4. La confiance
5. Risque de réputation
6. Conclusion du chapitre 5
Chapitre 6 – Le bouche-à-oreille
1. Antécédents, relations et conséquences du bouche-à-oreille
2. Caractéristiques du bouche-à-oreille
3. Filiations du bouche-à-oreille
4. Conclusion du chapitre 6
Conclusion de la première partie
DEUXIÈME PARTIE : Étude empirique des représentations sociales, élaboration d’un modèle conceptuel. Tests des hypothèses de la recherche
Introduction de la seconde partie
Posture épistémologique
Chapitre 7 – Représentations sociales du repas gastronomique et de l’aliment industriel
1. Les représentations du repas gastronomique et de l’aliment industriel
2. Conclusion du chapitre 7
Chapitre 8 – Construction d’un modèle conceptuel
1. Questions relatives aux propositions et hypothèses de recherche
2. Les hypothèses et propositions de recherche
3. Conclusion du chapitre 8
Chapitre 9 – Élaboration du modèle de mesure
1. Les analyses factorielles exploratoires
2. Les analyses factorielles confirmatoires
3. Conclusion du chapitre 9
Chapitre 10 – La validation du modèle structurel
1. Validation empirique des liens entre variables
2. Conclusion du chapitre 10
Chapitre 11 – Acceptabilité des aliments industriels selon leurs caractéristiques, valeur du fait-maison
1. Critères d’acceptabilité des aliments industriels selon leurs caractéristiques
2. La variable prix
3. Conclusion du chapitre 11
Discussion de l’ensemble des résultats
1. Les représentations sociales
2. Le modèle conceptuel
3. Les critères d’acceptabilité
4. Points clés de la discussion.
Conclusion générale
1. Les principaux résultats de la recherche
2. Apports, limites, perspectives de la recherche
Bibliographie
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