Depuis l’ouverture de la première génération des maisons de retraite dans les années 1960, leur usage s’est progressivement généralisé : actuellement environ 10% des personnes âgées de 75 ans et plus vivent en Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes (EHPAD), et un tiers de celles âgées de 90 ans et plus. (1)
En effet, la société française post-industrielle est marquée par la décohabitation des générations au sein d’une même famille. Celle-ci est causée d’une part par le désir d’indépendance des générations les unes par rapport aux autres, et d’autre part par une certaine externalisation du travail de la sphère familiale. (2) Parallèlement, l’allongement de la durée de vie se traduit par l’augmentation du nombre de personnes très âgées présentant plusieurs pathologies et incapacités, qui forment la catégorie « personnes âgées dépendantes », officialisée par la création de la Prestation Spécifique Dépendance en 1997. (3) Celle-ci a été remplacée en 2002 par l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA) dont bénéficient actuellement 1,3 million de personnes, pour une dépense évaluée actuellement à 1,6% du PIB. Ce chiffre devrait quasiment doubler d’ici 2060 (4) avec le phénomène du papy-boom, soit un taux de dépendance oscillant entre 7,8% et 11,4%.
Cette augmentation du nombre de personnes âgées dépendantes devrait s’accompagner d’une altération du ratio aidant-aidé, puisque les papy-boomers passeront du statut d’aidant à celui d’aidé parallèlement à la baisse de la fécondité notée depuis 1975. Ce phénomène provoque une certaine médicalisation de la vieillesse qui, ajoutée à la mutation de la société faisant évoluer les solidarités traditionnelles et familiales, va rendre de plus en plus légitime l’institutionnalisation. Ainsi, selon une étude de l’INSEE, en 2040 le taux de croissance moyen du nombre de personnes résidant en EHPAD serait de 2,2% par an, contre 1,9% pour les personnes âgées dépendantes vivant à domicile. (5) Si, initialement, la vocation des maisons de retraite était l’hébergement des personnes valides, une première politique de médicalisation de celles-ci a dû très rapidement se mettre en place devant l’apparition d’incapacités fonctionnelles chez les résidents après quelques années de séjour. Les places médicalisées ne devaient alors pas excéder 25% de la capacité totale d’accueil de l’établissement. C’est seulement en 1997 qu’est apparu le statut EHPAD, se conformant à une médicalisation bien définie et plus développée afin d’accompagner le vieillissement de la population, et la dépendance en découlant.
Pour répondre au besoin croissant d’accueil des personnes âgées dépendantes en institution, le gouvernement a mis en place les plans « Solidarité Grand Age » (2007 2012) et « Maladies neuro-dégénératives » (2014-2019) qui poursuivent les créations de nouvelles structures et la transformation de maisons de retraite ou de foyer-logements déjà existants en EHPAD, afin de pourvoir à l’augmentation des besoins d’accueil des personnes âgées dépendantes. (6) Parallèlement, la loi 2015 sur l’adaptation de la société au vieillissement tente d’anticiper la perte d’autonomie (aides techniques, adaptation des logements, droit au répit de l’aidant…) et d’améliorer la prise en charge financière de la dépendance.
La majorité des personnes entrant en établissement pour personnes âgées viennent du domicile, faisant de cette interface un enjeu de santé publique, et donnant au médecin généraliste un rôle essentiel dans cette prise de décision et dans la préparation de l’institutionnalisation (8). Il est souvent celui qui constate en premier que le maintien à domicile va être difficile ou impossible sur le long terme, bénéficie de la confiance de ses patients et connaît généralement leur entourage familial. Il arrive d’ailleurs que la famille du patient lui demande de l’aide pour entamer la discussion à ce sujet, ayant peur de donner l’impression à son parent que l’on veut « se débarrasser de lui ».
Choix du type d’étude
Devant l’importance de la dimension psychosociale de l’entrée en EHPAD – ou de l’idée de l’entrée en EHPAD – le choix de la recherche qualitative nous a semblé pertinent. Celle-ci permet en effet d’étudier de façon plus approfondie les sentiments, les opinions et les comportements des personnes sur un sujet précis, et donc de générer des hypothèses pour comprendre comment une question est perçue par la population-cible (12). Elle est particulièrement adaptée dans le cas d’un travail exploratoire comme le nôtre. Nous avons opté pour la réalisation d’entretiens individuels semi-dirigés, afin d’appréhender le mieux possible les représentations particulières des patients, et les mécanismes sousjacents à l’anticipation de l’institutionnalisation. Il nous a également paru approprié de sélectionner une population présentant des critères de fragilité, et semblant devoir envisager une entrée en EHPAD à court ou moyen terme.
Collecte et analyse des données
Guide d’entretien
Deux versions de la grille d’entretien ont été nécessaires. La première a été testée sur deux patients. Nous avons dû remplacer le terme EHPAD par celui de « maison de retraite » pour une meilleure compréhension des répondants, et la version finale incluait six volets suivant une logique de progression .
Echantillon
Le choix de l’échantillon était basé sur des critères d’inclusion simples, correspondant aux facteurs de risque d’institutionnalisation : (13, 14, 15, 16)
– Age supérieur à 80 ans
– Vivant au domicile
– Isolement (veuvage, absence d’enfants ou de réseau de soutien)
– Dépendance (GIR 2 à 5)
– Affection somatique chronique
– Hospitalisation ou chute dans l’année
– Nécessité d’aides à domicile
Les deux premiers critères étaient obligatoires et devaient être associés à au moins deux critères supplémentaires. Ils devaient avoir un score compris entre 4 et 6 selon l’échelle de fragilité clinique de Rockwood. (17) Ont été exclus les patients présentant une démence sévère (MMSE < 10) ou présentant un trouble de langage ne permettant pas de répondre aux questions.
Le recrutement de la population s’est fait dans deux départements : Var et Bouches du Rhône. Pour des raisons d’ordre pratique, nous avons interrogé une majorité de patients au sein de notre lieu de travail, en clinique de soins de suite ou cabinet libéral, les autres ont été recruté via des médecins généralistes ayant dans leur patientèle des patients correspondant aux critères. Nous avons fait des entretiens jusqu’à saturation des données.
Afin d’avoir un corpus hétérogène et d’augmenter la diversité des données collectées, nous avons relevé les variables descriptives suivantes :
– Age
– Sexe
– Niveau d’étude / métier
– Antécédents médicaux et chirurgicaux
– MMSE
– GIR / incapacités
– Hospitalisation / chute dans l’année
– Entourage
– Aides présentes au domicile
Recueil des données et processus d’entrevue
Le recueil des données a eu lieu lors des mois de février et mars 2017. La prise de contact avec les répondants s’est effectuée de manière directe, ou par appel téléphonique, en leur décrivant le principal objectif de la recherche et les modalités des entretiens. Ceux-ci ont été réalisés au domicile des patients, ou dans leur chambre en SSR, en veillant au confort du patient, au calme de l’environnement et à une certaine intimité, afin que ceux-ci se sentent libres de parler sans être entendus. Chaque entrevue a fait l’objet d’un enregistrement par dictaphone numérique, après avoir obtenu l’accord oral et écrit des patients. Ceux-ci étaient informés des aspects éthiques de notre recherche par une présentation brève en début d’entretien, ainsi que par un formulaire de consentement, et l’anonymat a été préservé. Nous n’avons pas demandé l’autorisation du comité d’éthique.
Analyse des données
Le traitement des données s’est fait en plusieurs étapes. Nous avons réalisé une retranscription intégrale des verbatim de chaque entretien, par le logiciel de traitement de texte Word, et noté quelques éléments marquants des entrevues (expressions, attitudes). Nous avons découpé les verbatim en « unités de sens », qui n’étaient pas prédéfinies mais élaborées au fur et à mesure de la lecture : mots, expressions ou phrases représentant une même idée. Nous les avons ensuite organisées en catégories et sous-catégories. Les entretiens ont été soumis à un relecteur ayant une expérience préalable en recherche qualitative, pour limiter l’apparition d’un biais d’interprétation.
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Table des matières
CHAPITRE I – INTRODUCTION
CHAPITRE II – MATERIEL ET METHODE
2.1. Choix du type d’étude
2.2. Collecte et analyse des données
2.2.1. Guide d’entretien
2.2.2. Echantillon
2.2.3. Recueil des données et processus d’entrevue
2.2.4. Analyse des données
CHAPITRE III – RESULTATS
3.1. Déroulement et durée des entretiens
3.2. Caractéristiques de l’échantillon
3.2.1. Age et sexe
3.2.2. Niveau d’étude
3.2.3. Entourage
3.2.4. Aides à domicile
3.2.5. Dépendance et démence
3.2.6. Etat de santé
3.2.7. Score de fragilité
3.3. Perceptions des patients vis-à-vis des EHPAD
3.3.1. Fin de vie et mort
3.3.2. Dépendance et maladie
3.3.3. Accueil et sécurité
3.3.4. Liens humains et animation
3.3.5. Repos
3.3.6. Déracinement et adaptation
3.3.7. Fatalité
3.3.8. Manque de liberté
3.3.9. Indépendance et autonomie
3.3.10. Aspect financier
3.3.11. Une solution pour les autres / préférence pour le domicile
3.3.12. Un autre « chez-soi »
3.4. Attentes vis-à-vis des EHPAD
3.5. Projections
CHAPITRE IV – DISCUSSION
4.1. L’EHPAD, perçu comme une solution positive : assistance et sécurité
4.2. L’EHPAD, une confrontation à sa propre vieillesse et à la mort
4.3. L’EHPAD : des attentes contradictoires et une grande ambivalence
4.4. Une attitude caractéristique dans la projection : la « déprise »
4.5. L’intérêt de la médecine centrée sur le patient dans ce domaine
4.6. Forces et faiblesses de l’étude
4.6.1. Intérêt du travail
4.6.2. Limites du travail
CHAPITRE V – CONCLUSION