Si à l’origine, la littérature segmentationniste s’est développée pour répondre à la question du maintien des inégalités et de la segmentation du marché du travail dans un contexte de croissance économique et de demande soutenue d’emplois, elle peut néanmoins éclairer les débats contemporains autour des questions de flexibilité et/ou d’instabilité croissante du marché du travail, de création de nouvelles lignes de segmentation associées aux emplois non-standards, aux transformations organisationnelles et productives des firmes et à la place du travail dans la société moderne (Lallement, 2007) . Selon Doeringer et Piore (1971), les règles de détermination du salaire et les modes d’allocation de la main d’œuvre définissent un type de gestion de l’emploi, les entreprises qui partagent le même type de gestion forment un segment sur le marché du travail. Or les évolutions à l’œuvre sur les marchés du travail contemporains, individualisation, transformation de systèmes productifs, gestion par les compétences…, viennent heurter ces deux piliers et posaient la question de l’évolution des modes de gestion de l’emploi.
Les enjeux actuels, d’ordre social et politique, concernent de nouvelles formes de régulation du marché du travail. Autant dans le cas des chômeurs, que des individus en emploi, l’émergence de nouvelles formes de différenciation se pose. Dans le cas des premiers, c’est l’opposition chômeurs de longue voire de très longue durée et chômeurs en transition (notamment les jeunes) qui se renforce. Cette situation interroge les politiques d’accès et de retour à l’emploi qui, dans leur logique d’activation, doivent s’adapter à ce chômage dualisé. Concernant les individus en emploi, de nouvelles différenciations apparaissent aussi. Le développement du temps partiel ne permet pas au SMIC ni au salaire minimum britannique de jouer leur rôle de barrière contre la pauvreté, de fait, avoir un emploi ou ne pas en avoir n’est plus le seul critère pertinent. En France, la différenciation passe par l’opposition emploi standard / formes particulières d’emploi, emploi temporaire / emploi permanent, ce dernier restant plus protecteur que le premier. Outre-Manche, cette différenciation se joue entre «bad» ou «dead-end jobs» et les autres recoupant à la fois l’opposition temps partiel / temps plein et emploi temporaire / emploi permanent (Barbier et Lindley, 2002 ; Lefresne, 2005a, 2006).
Pourquoi envisager de nouvelles lignes de segmentation du marché du travail?
En France comme au Royaume-Uni, divers travaux mettent en évidence des transformations qualitatives du mode de segmentation du marché du travail depuis les années soixante dix. Cette thèse cherche à en rendre compte dans le cadre d’une comparaison internationale. Elle se situe dans la lignée des travaux institutionnalistes dans le sens où ces derniers insistent «notamment sur l’hétérogénéité de la main d’œuvre, sur l’importance des règles qui régissent les marchés du travail et sur la segmentation du marché du travail, qui conduit à parler plutôt de l’existence de plusieurs systèmes d’emploi, que d’un marché du travail unique» (Tremblay et Dagenais, 2002, p. 8).
De nombreux travaux ont fait état de nouvelles formes d’emploi des jeunes (Fondeur et Minni, 2004 ; Lefresne, 1999 ; Ryan, 1995, 2001) en avançant pour certains l’hypothèse qu’elles sont le reflet des nouvelles normes d’emploi qui vont s’imposer sur l’ensemble du marché du travail. Pourtant les chiffres concernant le stock des emplois, autant dans les cas français que britannique ne font pas état de changements radicaux (Auer et Cazes, 2000).
Contextualisation de la recherche
Les relations d’emploi ont connu de profondes modifications au cours des dernières décennies. En parallèle, s’est développée une importante littérature sur le thème de la flexibilité du marché du travail (voir pour la phase récente : Behaghel, 2003 ; Givord et Maurin, 2004). Ces tendances macro-sociales sont sensées s’exprimer dans des indicateurs statistiques tels que l’augmentation de la part des emplois temporaires ou à durée déterminée dans les embauches. Ceci dit, de l’examen des données concernant l’ancienneté ressort un constat sensiblement plus complexe voire brouillé: l’ancienneté moyenne en France s’accroît, entre 1992 et 2000, pour passer de 10,4 ans à 11,1 ans.
Même si ces évolutions semblent «globales» ou du moins sont posées comme telles, nous faisons l’hypothèse que les transformations des normes d’emploi se réalisent de manière différente selon les pays et c’est dans cette perspective que cette thèse adopte une démarche comparative des marchés du travail français et britannique. Dans un travail comparatif concernant la France, le Royaume-Uni et l’Espagne, Ortega (2004) s’attache à montrer l’intérêt de comparer ces trois pays. En nous centrant sur les deux premiers pays cités, nous relevons à la suite d’Ortega (2004) des caractéristiques structurelles proches comme la taille du pays, le contexte macroéconomique et la présence d’un Etat Providence et, des évolutions similaires comme la réduction progressive du rôle de l’Etat. Par contre, pour ce qui est de la protection de l’emploi et des réformes institutionnelles, des divergences assez nettes s’affirment.
Activité, chômage, mobilité en France et au Royaume-Uni depuis 20 ans
Basée sur des statistiques tirées principalement des publications de la Communauté Européenne et de l’OCDE , cette section s’attachera à dégager les grandes évolutions de l’activité, de l’emploi, du chômage et des mobilités qu’ont connues les marchés du travail français et britannique au cours des vingts dernières années. Cet état des lieux doit nous permettre ensuite de justifier le choix de la population utilisée dans les traitements ultérieurs à savoir les salariés âgés de 30 à 55 ans. Nous analyserons dans un premier temps les évolutions en termes d’emploi, puis de chômage et enfin de mobilité.
Les variations de l’emploi des années quatre vingts à deux mille en France et au Royaume-Uni
Au cours des années quatre vingts, la France a connu une évolution de sa population active proche de l’ensemble des pays européens. La hausse du nombre d’actifs avait été contenue par les retraits anticipés du marché du travail et par la hausse de la scolarisation. Depuis le début des années quatre vingt dix, la croissance de la population active dépasse la moyenne européenne contrairement au Royaume-Uni (Guergoat et alii, 1999). Une différence nette entre les modèles d’activité français et britannique tient au niveau de l’activité des jeunes. En 1997, au Royaume-Uni, le taux d’activité des 15-24 ans est le plus haut d’Europe avec 70% d’actifs alors qu’en France, plus bas niveau européen, il se situe autour de 30%. Cette situation est similaire dans le cas des travailleurs âgés avec 65% d’actifs chez les britanniques de 55 à 64 ans et seulement 42% chez leurs homologues français. On retrouve ici l’une des spécificités du modèle d’activité à la française : une seule génération travaille à la fois, les jeunes et les salariés âgés sont cantonnés dans des antichambres de l’activité (Guergoat et alii, 1999).
Les différences nationales en termes de taux d’emploi et de taux d’activité entre les deux pays sont relativisées par celles des taux d’emploi équivalent temps plein (ETP). Ces derniers sont beaucoup plus proches et témoignent de la plus grande part de l’emploi à temps partiel Outre-Manche, qui concerne près du quart de la population active britannique. De même, la variation importante entre taux d’activité des jeunes reflète des éléments tels que la durée moyenne de participation à l’éducation formelle, l’importance des formations en situation de travail, la place de l’alternance dans la formation initiale, éléments marqués par le contexte national (Valette, 2002).
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Table des matières
Introduction générale
Partie introductive : Nécessité et pertinence d’un renouvellement de l’analyse de la segmentation du marché du travail – Une comparaison francobritannique
Introduction générale
Chapitre 1 : Pourquoi envisager de nouvelles lignes de segmentation du marché du travail ?
Chapitre 2 : Théories hétérodoxes du marché du travail et enjeux contemporains
Partie I : L’état des systèmes d’emploi français et britannique : évolution de l’emploi et des cadres institutionnels
Chapitre 3 : Transformations des sphères connexes : éducation, système productif et cadre institutionnel de l’emploi
Chapitre 4 : Généralisation de l’emploi instable ? Evolution des systèmes d’emploi nationaux et apports d’une analyse statistique descriptive
Partie II : Nouvelles lignes de segmentation ? Une approche en termes de salaire et de stabilité d’emploi
Chapitre 5 : Instabilité de l’emploi, des profils différenciés au sein de la population active occupée
Chapitre 6 : Quelle diversité des modes de détermination du salaire dans un système d’emploi à plusieurs régimes ?
Chapitre 7 : Permanences et mutations de l’architecture des systèmes d’emploi français et britannique ?
Conclusion générale
Annexes
Bibliographie