Aux sources de la confiance : pistis, fides et foi
La pistis grecque et la fides romaine Dans la tradition philosophique grecque, le terme pistis, qui peut se rapprocher d’une notion hybride entre foi et croyance, n’a pas de connotation religieuse, mais a rapport au divin. Pour Plato1 elle est un moyen d’accès à une certaine réalité du monde : un monde divisé en deux parties, le monde visible du réel et le monde invisible des idées. Aux images, l’imagination ; la foi (pistis) aux objets sensibles ; la connaissance discursive (dianoia) aux objets hypothétiques ; l’intelligence (nous) aux idées. La pistis, certitude sensible, est considérée comme un niveau inférieur de savoir, car limité au monde des sens. Les verbes peithô (convaincre) et peithoma (être persuadé de) ont la même racine que pistis, rappelant le tribut rarement avoué que la conviction paie à la croyance. Platon l’oppose à épistémè, la science, relevant d’un savoir supérieur en ce sens qu’il se fonde non sur l’expérience, mais sur les réalités idéelles. Aristote appellera pistis la force de conviction, l’ensemble des croyances vraies qui forment la base de la réflexion : « … l’opinion est accompagnée de conviction (il n’est pas possible que l’opinant ne soit pas convaincu de ce qu’il opine) […] En outre, toute opinion est accompagnée de conviction, de persuasion, et la persuasion, de raison » 22 . En effet, la pensée en acte est toujours convaincue de quelque chose, sinon elle ne peut s’engager : elle s’appuie sur ces convictions préalables que nous avons sur le monde et sur le savoir transmis par le discours d’autrui. Cette représentation de la confiance placée du côté de ce qui convainc est ce qui se rapproche le plus de la racine kred, qui donnera plus tard le terme de « crédibilité » que nous reprendrons un peu plus loin. Dans son ouvrage sur l’étude des langues indo-européennes 23 Benveniste indique la proximité entre les deux racines *kred et *bheid, qui ont donné en grec peithô (pistis) et en latin fides : fides venant du substantif de credo, la racine khreid s’étant perdue. Cette liaison entre credo et fides s’est ravivée sous le christianisme : la fides, terme profane, pris le sens de foi religieuse et le verbe « croire » (credere) celui de « confesser sa fides ». Il reprend les significations du mot latin fides, improprement traduit par la confiance que l’on accorde à quelqu’un, alors qu’en fait il s’agit de la confiance que l’on peut inspirer, autrement dit le crédit. La fides désignait la « qualité propre d’un être qui lui attire la confiance et s’exerce sous la forme d’autorité protectrice sur qui se fie à lui ». La Fides, déesse romaine24, était la divinisation d’un caractère de Jupiter, luimême dieu du serment, de la loyauté et protecteur des contrats. Leurs temples au Capitole d’ailleurs étaient proches 25 . Sa statue la représentait étendant sa main droite, entourée d’un linge blanc sur le monde en signe de protection à qui se confie à elle. La fides ainsi divinisée 26 avait son siège dans la main droite de l’homme : d’où le fait que les contrats se scellaient ou se transmettaient de main droite à main droite. Cette même main qui est, encore et toujours, utilisée de nos jours, des cours de récréation aux cours de justice, pour jurer sa sincérité. Dans la Rome antique, Jupiter foudroyait celui qui se parjurait, mais la sanction de la Fides était autrement plus terrible, l’abandon de sa protection jetait sur celui qui trahissait sa parole le discrédit et le mépris, le condamnant à la mort sociale. Grimal27 analysant la vie et la coutume à Rome verra dans la fides « la naissance d’une organisation de forme juridique dont l’ambition est de régler une fois pour toutes conformément à l’ordre du monde, toute la vie de la cité. Rome se pense selon un système total harmonieusement inséré dans le rythme de l’univers » 28 car ce qu’il faut conjurer par la fides est le risque du chaos, la guerre : celui qui détient la fides mise en lui par un autre, tient cet homme à sa merci, ainsi en allait-il du rapport des vainqueurs aux vaincus . L’autorité qui ne se légitime en la fides que par la protection qu’elle accorde souligne l’inégalité des conditions au sein de la relation ainsi créée. Mais plus qu’un pouvoir, il s’agit d’une vertu aristocratique, la fiabilité morale et civique, inséparable du sens de l’État, qui enjoint autrui à faire confiance à celui qui la possède : « Virtus, pietas, fides » discipline, respect, fidélité aux engagements, tel est l’idéal romain . La fides était chez les Romains garante de la solidité des rapports entre les hommes, fondement du droit de la citée et des règles civiques. . Une vertu morale, qui conjugue la sincérité ou la bonne foi (bona fides), le respect des lois et le sens de la dignité, ce que nous appellerions aujourd’hui le code d’honneur. Il nous semble que les différents codes de déontologie (médecins, avocats, sages-femmes) puisent à ces valeurs de fidès d’où leur importance à la fois sociale, juridique et symbolique. Jupiter dieu des serments ne pouvait se passer de la déesse Fides et la proximité de leurs temples augurait d’une alliance pleine de sagesse pour la paix des hommes. Les économistes d’aujourd’hui récupéreront l’aspect social de la vertu de fides en attribuant à la confiance le rôle de « lubrifiant » des relations et de l’économie marchande, convoitant les effets utilitaires de la confiance en oubliant le sens moral que les Romains y plaçaient. Mais en ces temps de crise économique et politique, où les notions de solidarité, d’équité, de justice sont fortement fragilisées, se réveillent en nous, citoyens parfois bien négligents, des exigences que Cicéron ne contesterait pas, envers les institutions, les gouvernants et ceux à qui nous confions notre bien-être, notre sécurité et notre vie. De la fides à la foi chrétienne et la foi profane Le rapport de la fides antique au divin permettra à Augustin de faire le rapprochement entre la Fides romaine et la foi chrétienne, entre celle qui loge dans un temple et celle qui se trouve au fond du cœur de chaque croyant . Ce lien put se faire parce qu’à l’époque de saint Augustin, entre « fides » et « foi », se côtoyaient non seulement la pistis grecque, mais aussi l’’emoûnah hébraïque fondée sur l’alliance avec Dieu, relation à la fois contractuelle et juridique. Les notions s’ouvrant l’une à l’autre stimulèrent la réflexion et l’évolution de la pensée. En hébreu, ‘emoûnah désigne autant la fidélité à l’alliance avec Dieu, que la loyauté, la sincérité et la probité. Dans la religion juive on ne dit pas « je crois », mais « je sais » : l’existence de Dieu est posée comme une évidence. La foi est envers la parole de Dieu, s’exprime et s’éprouve à travers l’étude du Talmud, texte religieux et juridique qui établit les règles de vie et les sanctions pour qui ne s’y conforme pas. Il y a toutefois une grande différence entre la bona fides romaine et la fidélité juive, car la conception du droit est différente : « la fidélité juive est fondée sur un pacte d’alliance entre Dieu et les hommes, alors que pour les romains, le pacte de foi jurée se conclut entre les hommes. […], En hébreu aussi bien qu’en latin ou en grec, le vocabulaire de la loyauté et du loyalisme nous impose de ne pas séparer philosophie de la religion et philosophie du droit » 33 , reliant les hommes à Dieu et les hommes au sein de la société dans la concorde. «La parole donnée par Dieu, la promesse divine, appelle en retour la fidélité de l’homme aux commandements divins. C’est cette seconde forme de pacte, essentiellement théocentrique, qui caractérise la révélation biblique, fondement de ce qui s’est appelé « la foi » en grec et en latin » 34 . Saint Paul rédigea ses épîtres en grec et utilisa le terme de pistis, qui fut traduit en latin médiéval par fides, bien que ces termes n’eussent pas de connotation religieuse dans leurs langues d’origine, comme nous l’avons vu précédemment. C’est dans les textes de Saint Paul que nous voyons s’effectuer le passage de la foi loyauté profane à la foi croyance de la religion : « la promesse divine, dit Saint Paul est antérieure à la loi, or Dieu a été fidèle à sa promesse. Le Messie est venu. » « La clé de ce renversement réside dans l’acceptation d’une justice qui n’est pas la sienne : » afin que je sois trouvé en lui, n’ayant pas une justice à moi, celle qui vient de la loi, mais la justice par la foi du Christ, la justice qui vient de Dieu, et qui s’appuie sur la foi » (v. 9) ». L’expression centrale est ici celle de pistis christou traduite la plupart du temps dans nos Bibles comme un objet : la foi « en » Christ. Je propose de traduire ici foi du Christ : Paul désire être trouvé avec une justice qui lui vient par la foi du Christ, une justice, ajoute-t-il, qui s’appuie sur la foi (ss. ent. sa foi à lui, Paul). Nous avons ici un double mouvement : d’un côté la foi du Christ, de l’autre la foi de l’homme » 37 . Plus loin dans son texte il complète son explication « L’idée est ici, me semblet-il, que la foi est un mouvement, un mouvement qui va de Dieu vers l’homme en Christ (la fides Christi) et de l’homme vers Dieu (la fides hominis). La foi vue du côté de l’homme n’est pas, chez Paul, une attitude intellectuelle (adhésion à une doctrine ou à une idée philosophique), mais elle est accueil du Christ. Mon hypothèse est donc que ce double mouvement entre foi de Jésus et foi de l’homme en Jésus constitue une tentative de transcrire dans le langage une expérience fondamentale de Paul : l’idée de la foi comme expérience d’une révélation du divin ». La raison ne peut à elle seule permettre à l’homme d’atteindre Dieu. Le dieu qui se donne par le chemin de la foi, ne peut se prouver de l’extérieur, il s’éprouve de l’intérieur : c’est en cela que la fides de saint Paul diffère de la fides romaine et de la pistis grecque. Les théologiens distinguaient la fides qua creditur, la foi par laquelle on croit, de la fides quae creditur, celle qui est crue parce que révélée. Une foi qui pourrait être aveugle, si en s’abandonnant à elle et à celui en qui il donne sa foi, l’homme renonce à sa liberté et donc à sa responsabilité. Une foi qui, contrairement à la confiance qui est parfois partielle ou ciblée, ne peut qu’être entière : cela n’aurait pas de sens d’avoir un peu, ou beaucoup foi en Dieu. Ainsi fut la foi d’Abraham 37 Id. E. Cuvillier précise : « L’expression de ce double mouvement se retrouve plusieurs fois chez Paul (Rm 3,22 : « La justice de Dieu [a été manifestée] par la foi de Jésus pour ceux qui croient » ; Ga 2,16 : « Nous avons cru en Jésus-Christ afin d’être justifiés par la foi de Christ » ; Ga 3,22 : « Afin que par la foi de Jésus Christ, la promesse fut accomplie pour ceux qui croient »). Mais quelle est donc cette foi de Christ ? Sans doute faut-il d’abord la comprendre comme la fidélité de Jésus à Dieu, son obéissance à la volonté de Dieu (telle par exemple qu’elle est définie dans l’hymne aux Philippiens du chapitre 2 [15]). C’est par l’obéissance du Christ que Paul est justifié : la foi n’est pas ici une œuvre qui, chez Paul, remplacerait l’obéissance de la Loi du juif. Mais peutêtre cela va-t-il plus loin encore chez lui.» 21 lorsqu’il alla confiant sacrifier son fils pour obéir à Dieu, certain que ce Dieu qui ne l’avait jamais trahi ferait ce qu’il conviendrait. Un Dieu qui ne demande pas le sacrifice, puisqu’il l’arrête au dernier moment, mais veut s’assurer de la confiance absolue. Dieu a-t-il donc besoin d’une preuve de la foi de l’homme en lui ? Ou l’homme doit-il être éprouvé pour sentir et affermir sa foi 38 ? En devenant foi religieuse, la fides romaine a couru le risque de la perte de la confiance des hommes entre eux, seul Dieu méritant foi et confiance. Le prophète Jérémie annonçait : « Maudit l’homme qui compte sur les mortels […] que chacun soit en garde contre son prochain (Jr.9.3) qui lui est lié par un rapport civil ou spirituel ; contre son frère, qui lui est uni par un lien naturel (Mi 7,5) : n’accordez pas foi en l’ami, ne faites pas confiance au dirigeant » 39 . Avait-il étudié le saint, cet anonyme qui écrivit sur un mur « Aie confiance en Dieu, mais ferme ta voiture à clef » ? Ce serait une vision bien triste de l’humanité que celle de la défiance des hommes envers les hommes, si Jérémie n’avait voulu dire dans sa diatribe que la foi en l’homme ne peut être première. L’hypothèse que fait la religion est qu’il y a une confiance préexistante à la confiance en l’autre, qui est celle de Dieu envers l’homme. La foi de l’homme en réponse au don de la vie. Est-ce à dire alors que la foi serait le modèle originel de la confiance, comme la responsabilité parentale est le paradigme de toutes les responsabilités envers autrui ? Avec la modernité, la notion de confiance s’est émancipée de celle de foi religieuse40, en suivant le chemin de socialisation et de politisation des alliances et du vivre ensemble. Que peut nous apprendre la foi sur la confiance aujourd’hui ? Probablement la fidélité dans l’engagement, l’hypothèse de la bienveillance d’autrui, mais aussi la prudence, en référence au fait que l’on considère souvent la confiance aveugle comme synonyme d’une foi indéfectible, or la foi véritable n’est pas aveugle. En substituant parfois le terme « foi » à celui de « confiance », nous tentons d’exprimer l’idée d’une conviction qui ne se laisse pas saisir par l’entendement , et dans d’autres situations le sentiment d’alliance profonde qui peut naître d’une relation de confiance durablement partagée, au-delà des épreuves traversées. Nous donnons une connotation laïque au mot « foi » lorsqu’il désigne l’engagement, l’adhésion du cœur et de l’esprit envers un idéal politique, humaniste ou idéologique auquel une personne croit au point de lui sacrifier parfois jusqu’à sa vie. Dans une note 41 de son livre « Secret et sociétés secrètes » G. Simmel signale qu’il existe une forme de confiance qui se passe de preuve, la foi. : un état qui n’apparaît à « l’état pur, libre de toute considération métaphysique, que dans la religion ». Mais il reste toujours selon lui une nostalgie dans toute rencontre de « cette « foi » sentimentale, voire mystique de l’homme en l’homme ». Le vocabulaire religieux 42 imprégna longtemps celui du soin : l’utilisation rémanente du terme « vocation » pour désigner le choix d’une profession de santé est encore fortement présente. Pour bien des gens, on ne peut exercer ces métiers sans un appel, un engagement et une abnégation particulière. Terme aujourd’hui fréquemment récusé, même renié par les soignantes en particulier dans un mouvement à la fois d’émancipation de la tutelle médicale et de professionnalisation de leurs pratiques soignantes. Et on se rappelle ce slogan des manifestations infirmières de 1988 « Ni bonne, ni nonne, ni conne ». Le terme d’« observance » 43 qui relève, lui aussi du vocabulaire religieux, signifie à la fois l’obéissance et la pratique de la règle, est l’expression consacrée par la médecine pour désigner le suivi scrupuleux de la prescription qui prolonge dans le temps le consentement initial du patient au projet médical. Le terme « compliance » l’a récemment remplacé. Il est un transfert direct du mot anglais compliance (harmonie, accord) qui désigne la « souplesse adaptative d’un matériau » 44 . Il est intéressant d’observer que nous sommes passés d’un terme religieux à un terme technique pour désigner le respect strict de la prescription et l’obéissance au praticien. L’aspiration à la foi a trouvé aujourd’hui d’autres substituts à Dieu que sont la science, le progrès, l’Homme. La « foi en l’avenir » a poussé bien des idéologies qui se sont perverties en totalitarisme de toute nature. La science érigée en religion ou le culte de la technologie a pu conduire, et conduira encore, à d’incontrôlables égarements. Le besoin de réflexion éthique, qui s’intensifie dans le monde de la santé, a précédé l’élaboration de textes juridiques, de moratoires, de déclarations qui peinent à encadrer, avec plus ou moins de bonheur suivant les pays le développement et l’utilisation des biotechnologies. La leçon jamais acquise de ces dérives est d’accepter, sans la déprécier et parce que cela fait sa force, que la confiance doit cheminer constamment avec le doute et l’incertitude.
De la fidélité et de la loyauté
La notion de fidélité irriguera les usages du monde féodal où les liens de suzerain à vassal étaient marqués par la fidélité dans laquelle la loyauté s’éprouvait. Le terme latin fidelis signifia d’abord « sûr, loyal, solide », puis en latin médiéval « digne de foi, croyant ». Les Mérovingiens développèrent le serment de fidélité, en particulier pour s’assurer d’alliances lors de périodes politiques troublées : jurer fidelitas c’était promettre un dévouement constant de l’âme, jurer leudesaniu c’était devenir l’homme du roi. Dans un cas comme dans l’autre, le serment implique le don de toute sa personne. C’est un acte unilatéral de dédition de soi par lequel un Franc libre se donnait au service d’un autre, le roi, qui lui-même s’engageait dans une promesse faite à Dieu de se conformer à la loi divine et au respect de la justice. Il pouvait recevoir en contrepartie un fief (terre ou fonction) qui lui permettait de vivre et d’assurer ses devoirs envers son seigneur. La fidélité réglementée par l’usage des pactes, des contrats, des serments tout au long du Moyen-Âge devient une pratique et une valeur aristocratique. Et celui que tous méprisent est l’homme qui ne respecte pas la parole donnée et ne craint pas les lois, celui qui est « sans foi ni loi ». Au Moyen-Âge l’infidélité ne peut être pardonnée, car elle remettrait en cause le gouvernement politique et militaire. Sa sanction peut être l’ablation de la main, celle qui justement avait juré fidélité. La perfidia, quant à elle est une violation de la fides, tout comme la négligence ou la fraude qui privent l’autre de son dû, qu’il soit égard ou bien. Toutes sont contraires à la confiance entre les hommes. Il faut bien remarquer que paradoxalement la trahison est d’abord un acte de fidélité envers un autre, avant d’être un acte de perfidie envers celui qui est le pair, et c’est peut-être cela qui est le plus impardonné. Nous pourrions ici faire référence aux conflits de loyauté qui déchirent les équipes quand la défaillance d’un soignant porte préjudice à un patient et qui sont l’objet de douloureux questionnements éthiques parfois inexprimés : faut-il se taire et essayer de réparer si on peut ? Fautil dénoncer ? Qui protéger : l’équipe, le collègue, les droits du patient, ou le patient lui-même? Ce lien entre fidélité et loyauté, trouve un écho dans la réprobation des médecins envers le nomadisme de certains patients. Un nomadisme sanctionné certes pour des raisons économiques et de cohérence thérapeutique, mais d’abord ressenti par les médecins comme une preuve de défiance à leur égard ou encore de nonreconnaissance de leur autorité en tant que professionnel compétent. Bien des patients craignent des représailles s’ils se montrent infidèles à « leur » médecin en allant requérir un autre avis ou en sollicitant un traitement différent que celui qui leur est proposé, comme voulait le faire Bernard. Un médecin serait naïf s’il pensait que tous ses patients suivent uniquement et religieusement sa prescription. La plupart des personnes taisent encore le fait de recourir à l’homéopathie si leur médecin « n’y croit pas ». Et bien souvent la non-compliance ou la compliance partielle à un traitement est tue par tact, par crainte d’être rejeté ou encore d’être réprimandé par le médecin. Dialogue dans une chambre du service de gériatrie avec Jeanne : « Ne lui dites pas que je ne prends qu’un seul cachet tous les jours, il ne me réussit pas vraiment ce médicament. Mais le docteur y tient, je ne veux pas le fâcher. » « C’est peut-être important de le lui dire ? », « Oh non, il s’occupe bien de moi, je ne veux pas que cela change, et puis tout va bien » dit-elle avec un sourire désarmant. Et elle rajoute « Vous ne direz rien n’est-ce pas, je compte sur vous c’est notre secret. Vous savez, ce médicament ce n’est pas ce qui est le plus important pour moi ». Envers qui cette soignante qui a recueilli cette confidence devra-t elle être loyale, au projet de soin ou à Jeanne ? Le bien-être de Jeanne dépend-il du médicament plus que de la relation de soin ? Peut-être pourrait-elle convaincre Jeanne de parler au médecin mais, dans le cas contraire, trahira-t-elle le secret demandé et rompra-t-elle le lien créé ? Nous pourrions argumenter que tout dépend de l’importance du médicament, certes, mais cela ne résout pas la question du secret trahi, même si cela peut apaiser pour l’infirmière la culpabilité de la trahison.
Être, avoir et faire confiance
Savoir ce que les mots révèlent ne nous dit pas encore quel est l’usage que dans le discours nous en faisons, glissant du mot confiance au verbe croire, essayant de cerner au plus juste les nuances des liens que nous construisons avec autrui. « Confiance » est un substantif qui décrit une disposition ou un état comme la ressemblance, la dominance ou la vacance, et c’est dans l’utilisation verbale que ce substantif va prendre sa complète signification : le donateur de la confiance peut l’avoir, en être plein, la donner, la retirer, il en est la source. Le bénéficiaire peut l’inspirer, la mériter, en être digne, ou au contraire la trahir, il peut donc se l’approprier et la perdre. À la fois concept et objet, la confiance se conjugue dans une relation à l’autre avec « être », « faire » ou « avoir ». Mais lorsque la confiance devient sujet, alors elle règne. Lorsque nous disons « faire confiance » : nous inscrivons la confiance dans un acte, une décision. « Faire » suppose ici une démarche volontaire à l’issue de laquelle nous accordons notre confiance à celui qui, d’après notre jugement, en est digne. Nul ne peut nous obliger à éprouver de la confiance, l’autre peut tout au plus nous y inciter, par la promesse ou des preuves de sa fiabilité et de sa crédibilité. « Avoir confiance » se dit souvent de l’état de tranquillité dans lequel nous nous trouvons après la décision d’accorder notre confiance. Mais c’est un état inconstant dans lequel la preuve, parfois invisible à d’autres, de la loyauté ou de l’infidélité peut encore tout remettre en question. La vigilance dans la confiance ne demande qu’à s’apaiser, mais la confiance est rarement aveugle longtemps, pour l’infortune du tricheur ou du menteur. Nous avons tous expérimenté un seuil, qui bien souvent n’est repéré qu’une fois franchi, en dessous duquel nous pouvons tolérer un certain nombre de défections, parfois importantes, mais au-delà duquel la confiance est brisée souvent définitivement. Lorsque nous disons « je suis en confiance », nous qualifions un état de sécurité, voire de bien-être. Toutefois rien n’est dit de la façon dont nous avons atteint cet état : est-ce une grâce soudaine qui nous habite face à un autre ou cet état est-il basé sur un ensemble d’indices, de certitudes difficiles à expliciter, tant il nous semble procéder de l’intuition ? Et ce travail de jugement doit souvent se faire à notre insu pour que nous déclarions un jour « avec cette personne, je suis en confiance » et que nous soyons persuadés que, comme l’amour, la confiance est, mais ne s’explique pas. C’est alors dans la déception ou la trahison que nous prenons la mesure des raisons réelles pour lesquelles nous avions fait confiance. Comme nous l’avons vu un peu plus haut, la langue anglaise utilise deux termes confidence et trust, qui s’enracinent dans les étymologies germanique d’un côté et latine de l’autre. Cette richesse du vocabulaire anglais permet de distinguer aisément dans le discours et la compréhension des phénomènes de confiance 92, les deux attitudes : faire confiance et avoir confiance. Cette distinction linguistique que fait la langue anglaise entre confidence et trust renvoie à la différenciation de nature entre confiance rationnelle et confiance familière que nous verrons dans le chapitre suivant. Si confidence indique une évaluation des capacités à remplir les obligations au sein d’une relation, trust inclut l’idée de faith, de foi, de croyance. Et d’ailleurs ne lit-on pas sur les billets américains « In God we trust », signe que la confiance en la société libérale déclare se placer sous l’égide de la confiance en Dieu. La reprise dans le monde économique du terme « trust » pour désigner un groupe industriel, vient du terme « trust company » (société fiduciaire) choisi pour dénommer l’association entre divers actionnaires qui remettent collectivement leur confiance en des mandataires (a Board of Trustees). Mais à l’heure de la mondialisation économique, un trust désigne plutôt pour nous un consortium industriel et financier dont l’opacité et la défense exclusive de ses propres intérêts n’incitent guère à la confiance. Dans la médiatisation récente sur les affaires du Médiator® ou des vaccins pour le H1N1, l’appellation « trust pharmaceutique » a été souvent employée dans les médias pour mettre en avant la puissance et le peu de contrôle sur ces industries. Nous avons même inventé en français le verbe « truster » comme synonyme de s’accaparer et monopoliser, bien loin des valeurs morales de justice et d’équité. L’anglais permet également de nommer sous le vocable trustee, « celui à qui l’on fait confiance » et trustor « celui qui fait confiance ». En français, nous bataillons avec « donataire » celui à qui l’on accorde la confiance, « donateur » celui qui accorde, le bénéficiaire, celui envers qui la confiance semble naturelle, etc., sans être tout à fait satisfaits, comme si nous n’étions jamais certains de qui donne et qui reçoit dans une relation de confiance.
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Table des matières
Introduction
Blouses blanches et robes noires au lit du patient
Première partie : S’allier par la confiance, la belle affaire des hommes
1. Vocabulaire et grammaire de la confiance
Les mots pour la dire
Aux sources de la confiance : pistis, fides et foi
La pistis grecque et la fides romaine
De la fides à la foi chrétienne et la foi profane
Croire, espérer : un acte de confiance ?
La confiance : un peu, beaucoup, pas du tout
Confiance et confidence
Méfiance et défiance
Fidélité et crédit
De la fidélité et de la loyauté
De la fiabilité des choses et des personnes
Du crédit et de la crédibilité
Conjuguer la confiance
Être, avoir et faire confiance
Concordances
De quoi demain sera-t-il fait ?
Il nous manque toujours quelque chose
La vulnérabilité face à l’opportunisme
S’engager envers l’autre
2. Les usages de la confiance
Être en confiance ou engager sa confiance ?
La confiance familière et l’attente de sécurité
La confiance décidée et l’engagement
Les adresses de la confiance
Se fier au système
Se fier à autrui
Ne se fier qu’à soi
3. Pouvons-nous et devons-nous faire confiance ?
L’aspect rationnel de la confiance
L’aspect moral de la confiance
Faire confiance, un devoir ?
Faire confiance, une responsabilité
La confiance au risque de la domination
Convient-il alors de se méfier de la confiance ?
Faire confiance à la confiance ?
Où finalement le contrat voudrait se placer…
Deuxième partie : S’allier par le droit, la grande affaire des hommes
1. Du don au contrat : le long chemin de l’individuation
De la main tendue à l’obligation contractuelle
Donner, échanger et s’associer
Pactes et alliances, conforter le lien
S’obliger par la règle du contrat
Du serment au Code civil
Parole donnée et foi jurée
L’homme du contrat
Justice et liberté : entre contrat social et code civil
Le contrat aujourd’hui
Les conditions de validité d’un contrat
L’interventionnisme de l’État
Le consentement et l’information dans le contrat
2. De la relation contractuelle à la démocratie sanitaire
L’arrêt Mercier
Les piliers de la relation contractuelle
La liberté de l’engagement
Choisir librement son médecin
Le droit de refus par le médecin
Le secret médical,
Entre information et confidentialité
Le devoir d’informer et le droit à l’information
La liberté de prescription
L’obligation de soins consciencieux
De l’obligation de moyens…
… à l’obligation de résultat
La responsabilité contractuelle et l’indemnisation
3. De la nécessité du droit à la crainte de judiciarisation
La loi du 4 mars 2002 dite loi de démocratie sanitaire
L’équilibre attendu des droits
Un colloque toujours moins singulier
La relation au risque de la judiciarisation
Le contrat et le droit, fossoyeurs de la relation de confiance ?
Troisième partie : La relation de soin, entre droit et confiance
1. Figures actuelles de la relation de soin
L’objet énigmatique de la relation de soin
La santé, peut-elle être l’objet de la relation de soin ?
La guérison serait-elle l’objet tant attendu ?
Tout simplement le soin ?
L’objet de la relation : nécessairement ambigu et énigmatique
Colloque singulier, relation plurielle et place du tiers
Colloque singulier ou relation plurielle, à qui se fier ?
Patient, usager ou client ?
Le tiers dans la relation : excès ou déficit ?
2. Moments de la relation entre droits et confiance
Droits et devoirs de l’information
S’informer et informer, entre savoir et non savoir
Dire ou taire, le chemin singulier de la confiance
Un invité encombrant : Internet
Décider en confiance
La première décision : s’engager
Partager la décision
Déléguer la décision au médecin
Décider pour soi jusque dans l’absence
La relation à l’épreuve de l’obstination et du refus
Quand le miracle n’a pas eu lieu…
Le refus du patient, une perte de confiance ?
Le refus par le médecin, un abandon ?
La confiance comme recours
3. Parcours de confiance et reconnaissancedu sujet
Reconnaissance des droits, reconnaissance de la personne
Le parcours du malade, entre reconnaissanceet confiance
Se reconnaître malade
Être reconnu un patient comme tous les autres
Être un malade comme personne d’autre
Temporalités de la confiance dans la relation de soins
La confiance au risque de la méconnaissance et de l’inconnaissance
Confiance réciproque et reconnaissance mutuelle
Temporalités partagées de la confiance et du droit
Conclusion Dans les mains d’autrui…
Bibliographie
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