L’ÉMERGENCE DE FRICHES EN MILIEU URBAIN
UNE INCAPACITÉ DE RECYCLAGE ÉCONOMIQUE
On s’appuiera principalement sur les travaux de Claude Chaline pour définir le concept de friches dans un premier temps. Emprunté au vocabulaire rural, on qualifie de friches urbaines ces espaces délaissés ou édifices abandonnés à l’intérieur des villes, en tant que « territoires urbains [enfermés] dans des spirales régressives conduisant aux multiples degrés du dysfonctionnement, de la déshérence et de l’inutilité ».
Selon Claude Chaline, si les villes ont vu au cours de leur histoire certains de leurs espaces urbains devenir vacants pour de multiples raisons, la plupart de ces espaces ont pu être réaffectés et réappropriés. Cependant, les mutations des économies urbaines de l’époque actuelle ont fait se multiplier et stagner ces espaces ou immeubles délaissés – autrefois temporairement – que la ville ne parvient plus aujourd’hui à recycler. Des « stocks de friches urbaines » voient donc le jour et s’accumulent tout particulièrement dans les villes à monoactivité, à entreprise ou institution dominante, qui périclitent ou sont délocalisées et sont le syndrome des rouages grippés de l’économie.
En 1985, Jean-Paul Lacaze, dans son rapport à la DATAR, estimait la superficie des grandes friches, uniquement industrielles, à 20 000 ha, dont seulement 2000 ha avaient été réhabilités en 1991. Si ces friches sont les plus importantes et les plus problématiques, il existe une multiplicité de friches urbaines aux passés, enjeux et devenirs très diversifiés. Il s’agit donc d’identifier les critères pour mieux en cerner la diversité.
DES FRICHES URBAINES MULTIPLES
La friche est une notion à géométrie variable et regroupe différentes réalités de dimensions, de temps et de nature des activités initiales. En termes de surfaces, on identifie des friches dites « mineures » comme « des friches bâties, dont l‘emprise au sol est relativement limitée» considérées comme des dents creuses, et des friches dites « majeures » comme des « espaces délaissés pouvant couvrir des centaines d’hectares encore souvent encombrées d’infrastructures obsolètes» qui créent des cicatrices considérables dans le tissu urbain. Les exemples les plus spectaculaires sont les sites miniers du Nord de la France ou de la Ruhr en Allemagne. Le traitement d’une friche majeure est aussi plus complexe que celui d’une friche mineure.
En termes de temps, si toute friche est a priori temporaire, sa durée intensifie les effets négatifs sur son environnement proche. On retient généralement une durée de non-activité ou d’immobilisation minimale d’une année. Ce constat justifie ainsi de s’intéresser à la question des temporalités des projets d’aménagement des friches urbaines. D’autre part, si la dimension est un facteur important dans la durée d’immobilisation, la localisation de la friche intervient dans la durée de l’immobilisation : « en contexte urbain, la pression de la spéculation immobilière ou la volonté de profiter de l‘apparition des friches pour remodeler des pans entiers de la ville peuvent aboutir à une élimination rapide et radicale de friches, même importantes». Au-delà de la localisation urbaine ou non, la localisation dépend de l’attractivité avant tout économique du territoire où la friche se situe. Ainsi, dans des régions sinistrées en crise économique comme les anciennes régions minières ou basées sur l’industrie sidérurgique, le recyclage est plus problématique et s’étend sur du temps encore plus long que dans des régions dynamiques.
Enfin, la nature des anciennes activités est un critère important qui renvoie souvent à l’identité de l’ancien propriétaire. Ces friches urbaines peuvent donc être de plusieurs origines :
– LES FRICHES INDUSTRIELLES :
Elles sont synonymes d’une dévitalisation des économies urbaines qui sont liées à une obsolescence technologique irréversible (compagnies minières du Nord et de l’Est de la France), ou d’une incapacité à résister face à la concurrence internationale qui peuvent entraîner des mouvements de délocalisation (construction navale, usines de montage de véhicules automobiles).
– LES FRICHES PORTUAIRES :
Elles concernent principalement les ports fluviaux sous l’effet de nouvelles organisations logistiques en faveur des modes de transport terrestre (Paris, Nantes, Rouen) mais aussi les ports maritimes qui ont connu une augmentation exponentielle des tonnages des bateaux sous l’effet de l’usage des conteneurs pour qui les rades peu profondes deviennent inaccessibles (Brest), et aussi face à l’effondrement de l’activité de l’arrière-pays (Le Havre).
– LES FRICHES MILITAIRES :
La récurrence des conflits armés en Europe à partir de la moitié du XVIIIème siècle a eu pour conséquence l’implantation de garnisons dans de nombreuses villes de taille variable. La réorganisation des forces armées sur le territoire depuis les années 1970 et la professionnalisation des effectifs ont entraîné la fermeture de très nombreuses casernes. Le phénomène est si important, tout comme les enjeux fonciers, que le Ministère de la Défense a mis en place une mission spéciale, la MRAI (Mission pour la Réalisation des Actifs Immobiliers), chargée de négocier la cession de ses biens auprès des collectivités locales. Ce stock est évalué en 2000 à 4000 ha répartis sur 150 sites (dont Rennes, Lorient, Strasbourg, Vernon…).
– LES FRICHES FERROVIAIRES :
La SNCF (Société Nationale des Chemins de fer Français), et aujourd’hui RFF (Réseau Ferré de France), détiennent un patrimoine bâti et foncier de l’ordre de 110000 ha répartis sur un millier de sites du territoire français, et apparaissent à ce titre parmi les premiers détenteurs desols et bâtis urbains. Si certains espaces ont été cédés, ces emprises sont plutôt considérées comme des espaces sous-utilisés en dépit de leurs potentialités, notamment avec le recul du transport marchand ferroviaire depuis les années 1970. Cependant, la SNCF et RFF doivent établir une évaluation stratégique de leurs besoins fonciers face aux enjeux futurs du rail malgré la pression foncière urbaine. La récente division du patrimoine ferroviaire entre la SNCF et RFF risque de complexifier les cessions foncières d’espaces désaffectés étant donné que le bâti appartient à la SNCF tandis que le foncier et les infrastructures appartiennent à RFF.
– LES DÉLAISSÉS ET DENTS CREUSES :
Il s’agit d’une multitude d’espaces résiduels en lien avec la disparition d’infrastructures de transports (aéroport), d’équipements agro-alimentaires (abattoir, silos…) ou touristiques (stations de sport d’hiver), de bâtiments commerciaux (grands magasins), ou de bureaux. Mais ces dents creuses peuvent aussi être constituées de friches résidentielles, en lien avec la fermeture d’immeubles ou de maisons d’habitation abandonnés, déclarés insalubres et détruites après arrêté de mise en péril. Il existe des friches dites stratégiques comme celles qui ont pu exister à proximité du Mur de Berlin ou encore à Beyrouth .
L’ÉVOLUTION DES PERCEPTIONS AUTOUR DES FRICHES URBAINES
Depuis le début du phénomène, les perceptions de ces friches urbaines ont changé : d’une vision très dépréciative à l’origine où il fallait au plus vite les résorber pour ne pas donner à la ville concernée une image de ville désertée et en crise, elles sont vues comme de véritables opportunités de redéveloppement ou couture urbaine.
La perception des friches par les pouvoirs publics et la société civile a sensiblement évolué au cours des vingt dernières années. Après avoir tenté en vain d’enrayer la désindustrialisation française en recherchant à tout prix des solutions industrielles de rechange pour chaque cessation d’activité, une nouvelle approche différenciée apparaît dans les années 1980. Sous l’impulsion du rapport Lacaze, les pouvoirs publics prennent conscience de la nécessité de trouver des alternatives, de mener des stratégies de reconquête et de remise sur le marché au plus vite et à tout prix. En effet, les friches sont considérées comme des « nuisances [notamment] visuelles». Louis Bergeron rapporte les propos d’un ingénieur général des Ponts et Chaussées : « La question du paysage est une question centrale […]. C‘est d‘abord une affaire de solidarité et de dignité. Un pays moderne ne peut laisser vivre une fraction de sa population […] dans un paysage lourdement marqué par les stigmates des industries disparues. C‘est ensuite une question de symbolique culturelle et de confiance dans l‘avenir. Le traitement paysager des friches est indispensable pour signifier que la page est tournée, que l‘avenir est ailleurs […]. C‘est enfin une question d‘image de marque et d‘efficacité commerciale ». En quelque sorte écrit Louis Bergeron, « la friche industrielle, c‘est la honte ».
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : Régénération de friches urbaines et émergence d’installation intermédiaire : cadre conceptuel et théorique
1. LE TRAITEMENT DES FRICHES URBAINES DANS LE PROCESSUS DE RÉGÉNÉRATION
1.1. L’ÉMERGENCE DE FRICHES EN MILIEU URBAIN
1.2. LES TEMPORALITÉS DU PROCESSUS DE RÉGÉNÉRATION
2. L’OPPORTUNITÉ DE L’INSTALLATION INTERMÉDIAIRE DANS LA RECHERCHE DE NOUVEAUX MODES OPÉRATOIRES EN AMÉNAGEMENT
2.1. LE PHÉNOMÈNE DES INSTALLATIONS INTERMÉDIAIRES
2.2. L’INSTALLATION INTERMÉDIAIRE POSITIVE POUR LA TEMPORALITÉ DE LA REPRISE
2.3. L’INSTALLATION INTERMÉDIAIRE POSITIVE POUR LA PRISE EN COMPTE DU MILIEU ASSOCIÉ
3. PRÉSENTATION DU CADRE DE LA RECHERCHE
3.1. EXPLICITATION DE LA PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE
3.2. MÉTHODOLOGIE DE VALIDATION DE L’HYPOTHÈSE DE RECHERCHE
PARTIE 2 : L’installation intermédiaire et son intégration au processus de régénération
4. LA FRICHE EST SOUVENT MAL NOMMÉE
4.1. UNE MISE EN OEUVRE DU PROJET DE LONGUE HALEINE
4.2. FRICHES OU JACHÈRES ?
5. LES TEMPS PARALLÈLES DU PROJET OU LE DÉCALAGE DES TEMPORALITÉS DE SES ACTEURS
5.1. LES TROIS TEMPS PARALLÈLES DU PROJET
5.2. LA DÉSYNCHRONISATION DES ACTEURS DU PROJET
6. L’INSERTION DES INSTALLATIONS INTERMÉDIAIRES DANS LES DISPONIBILITÉS SPATIO-TEMPORELLES DU PROJET
6.1. L’INSTALLATION INTERMÉDIAIRE SAISIT UNE OPPORTUNITÉ SPATIO-TEMPORELLE
6.2. L’INSTALLATION INTERMÉDIAIRE S’INSÈRE DANS UN IMPRÉVU TEMPOREL SUR UN SITE CHOISI
6.3. L’INSTALLATION INTERMÉDIAIRE S’INSÈRE DANS UN ESPACE-TEMPS MAÎTRISÉ
SYNTHÈSE
PARTIE 3 : L’installation intermédiaire et son impact sur le projet de régénération
7. L’INSTALLATION INTERMÉDIAIRE, MÉDIATEUR ENTRE PROJET DE RÉGÉNÉRATION ET MILIEU ASSOCIÉ ?
7.1. L’IMPORTANCE DE L’INITIATIVE DANS LES CONDITIONS D’ÉMERGENCE DE L’INSTALLATION INTERMÉDIAIRE
7.2. UN MILIEU ASSOCIÉ ESSENTIEL MAIS HÉTÉROGÈNE
SYNTHÈSE
8. LES CONDITIONS DE PÉRENNISATION ET DE PRISE EN COMPTE DE L’INSTALLATION INTERMÉDIAIRE PAR LE PROJET DE RÉGÉNÉRATION
8.1. FREINS ET ATOUTS
À L’ÉMERGENCE ET LA PÉRENNISATION D’UNE INSTALLATION
SYNTHÈSE
8.2. LES IMPACTS D’UNE INSTALLATION INTERMÉDIAIRE SUR LE PROJET DE RÉGÉNÉRATION SYNTHÈSE
CONCLUSION
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
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