Regard sur le concept d’institutionnalisation dans le champ des pratiques professionnelles
Les questions de médiation sont généralement traitées dans le champ du droit, de la sociologie ou de la psychologie et font l’objet d’analyses de pratiques sociales en sciences humaines et sociales, – les sciences de l’éducation en font partie. Dans le contexte haïtien, l’analyse des pratiques de médiation apparait un champ tout à fait nouveau. Car, peu de travaux réalisés par des auteurs haïtiens existent dans ce domaine. Le tout premier ouvrage qui nous a servi est celui issu des résultats d’un colloque réalisé en 2015 à Port-au-Prince. La plupart des auteurs y ont orienté leur réflexion autour de la médiation en tant qu’outil d’intervention éducative et sociale ou en tant que praxis contemporaine dans la construction de la démocratie dans les sociétés et surtout dans la foulée des actions à mener ou en train d’être menées pour enrayer les situations de violence qui déchirent la nation haïtienne depuis plusieurs décennies.
Loin de considérer ces phénomènes comme étant une fatalité, nous les concevons comme constituant des dynamiques de transformations politiques et sociales. Car, les sociétés évoluent, se font et se défont en même temps que les institutions agissent sur les individus qui les composent. Ces derniers, à leur tour, contribuent à réformer la société dans laquelle ils évoluent à travers les « expériences de pensée » et les actions qu’ils entreprennent. A ce niveau, le sociologue, le psychosociologue, le pédagogue, le thérapeute sont parmi ceux qui, grâce à un certain niveau de qualification, participent à des réformes institutionnelles profondes (développement institutionnel) en définissant des cadres d’action, orientent les politiques et les pratiques sous la garantie de l’Etat ou des organismes prestataires lors de leurs interventions en tant que tiers médiateur. A travers une démarche éthique et de développement institutionnel, ils contribuent à certains égards à conscientiser les acteurs sur la nécessité de faire évoluer leurs pratiques, de concevoir de nouveaux dispositifs ou espaces d’activités et inventent de nouveaux modèles d’actions (changement de paradigme) (Barbier, 2011). En d’autres termes, ils participent à l’émergence d’une nouvelle société par la fabrication de nouveaux outils conceptuels mais aussi des types d’hommes et de femmes engagés dans leur transformation individuelle et collective (Freire, 2001). La médiation apparait alors comme analyseur d’un monde social en pleine mutation. Elle peut être perçue comme un outil d’intervention et de compréhension de la réalité sociale et qui se révèlerait indispensable dans une société ravagée par les conflits et les défis de toutes sortes (politique, social, économique et culturel).
Dynamique organisationnelle et institutionnalisation
L’institution, comme nous venons de le voir, articule un ensemble d’effets de forces qui sont du domaine de l’organisation, de l’ordre institué, et des effets de sens qui relèvent du champ latent des finalités (visées) inavouées de l’ordre instituant. Elle est donc dynamique et doit renouveler ses pratiques (méthode, outils) pour être pérenne. Rassemblant des individus ou des groupes d’individus autour d’objectifs communs, l’institution forme une sorte de faire instituant qui oscille entre ces deux niveaux (l’ordre institué dont il est engagé et l’ordre instituant qui lui interpelle). Son action est d’ajuster les structures, le plan du « comment » et du « pourquoi » du fonctionnement, au projet, au « pour quoi », à l’ « en vue de quoi » qui commande le choix d’une organisation, et non de celui de telle autre. A titre d’exemple, l’école, comme toute institution, est tiraillée entre deux pôles. Elle est partagée entre la nécessité de la reproduction où elle s’enferme (aspect que Bourdieu et Bourdon traitent dans l’analyse des inégalités scolaires) et l’exigence de finalités auxquelles elle peut s’ouvrir. Le sociologue haïtien Souffrant (1998) dans son analyse de l’institution scolaire entrevoit la coexistence au sein de la société haïtienne de deux dynamiques de l’école : une « école d’enfermement » pour qualifier l’école traditionnelle qui enfermel’apprenant dans une vision hermétiste ou rétrograde de la réalité et une « école de dépassement » qui a une visée plus ou moins émancipatrice. L’école en tant que groupe scolaire est conçu à la fois comme l’analyseur et l’analyste selon les tenants de l’analyse institutionnelle. C’est le levier d’un imaginaire dissous dans une surface organisationnelle ou refoulé dans la trame symbolique pour les pédagogues institutionnalistes. Rappelons qu’une institution (Reboul, 2001), revêt plusieurs caractéristiques. D’abord, elle est par essence humaine et a donc une fonction sociale. Ensuite, elle est relativement autonome puisqu’elle dépend d’autres institutions qui lui sont supérieures ou associées. Elle est aussi stable c’est-à-dire régulière de manière à pouvoir assurer sa reproduction et prévoir ses actions. Enfin, elle est régie par un ensemble de normes, de principes et de règles qui contraignent ses membres dans leurs actions. Le processus d’institutionnalisation a alors pour but de coder le projet institutionnel, à limiter un champ inconscient par des procédures juridiques et économiques parcouru en sens inverse par le groupe afin de convertir le « sens lisible » dans des « significations visibles »… en orientant, en montrant ce qu’il faut faire et en servant de guide . Considérons à présent le rapport entre institutionnalisation et pouvoir organisationnel.
Institutionnalisation et pouvoir organisationnel
La notion de pouvoir nous parait indispensable dans le cadre de cette réflexion sur l’institutionnalisation et sur la médiation. Il peut être perçu comme des arbitraires imposés par les structures hiérarchiques inégalisant ainsi les rapports entre les individus et les groupes sociaux au sein des institutions. De cette inégalité souvent nécessaire pour faciliter les activités de coordination, équilibrer les rapports, établir la division des tâches résulte un affrontement permanent entre des subjectivités à travers une relation d’échange pour se donner une marge de liberté afin de se définir ou de se redéfinir au sein de l’espace social (Roellens, 2003). Pour revenir aux tenants de l’analyse institutionnelle, l’institution est traversée par un ensemble de jeux de forces et de formes sociales qui contraint l’individu à se conformer aux normes et aux règles préalablement établis. Gilon et Ville (2014) y voient « un système antagonique entre des formes et des forces sociales, toujours en mouvement et en tension. Ce mouvement continu peut se tendre et devenir conflictuel » (Gilon et Ville, 2014 : 94). Le pouvoir organisationnel quant à lui nous réfère au niveau stratégique d’une entreprise où le manager ou l’expert est amené à agir sur les zones d’incertitudes (Crozier et Friedberg, 1977). « Plus une incertitude est cruciale, plus celui qui la détient disposera de pouvoir » affirme Crozier. Ceci garantit au manager ou celui qui dirige l’institution une certaine position au sein de l’organisation qu’il dirige et légitimerait ses prises de décision. Ceci nous amène à distinguer autorité et pouvoir. Le pouvoir peut être défini du point de vue des acteurs soit comme la capacité d’agir par rapport à une relation d’échange entre des sujets ; ou du point de vue institutionnel capacité d’agir sur le comportement d’autrui, de produire certains résultats. Dans l’un ou l’autre cas, le pouvoir traduit une certaine influence. L’autorité quant à elle résulterait d’un pouvoir formel, statué, reconnu. En général, le manager ne détient pas à lui seul tous les pouvoirs au sein d’une organisation. Les acteurs en détiennent aussi une partie en fonction de leur compétence ou de leur position au sein de l’organigramme. Pour Crozier (1964), il n’y a pas d’organisation sans pouvoir et tout pouvoir suppose de l’organisation. Il fait appel à la notion de jeu pour étudier les phénomènes de pouvoir au sein d’une organisation. Mintzberg (1986) quant à lui, analyse la structure et les jeux de pouvoirs au sein d’une organisation en associant la notion du pouvoir au politique. Pour revenir à Crozier et Friedberg (1977) qui ont mené de nombreuses recherches sur l’administration française, le pouvoir sert de fondement à l’action organisée. Il constitue un rapport de force entre des parties en impliquant une relation, une relation d’échange (réciprocité) c’est-à-dire une sorte de relation instrumentale non transitive qui se traduirait par deux effets fondamentaux : la promotion (faire faire) et l’entrave (empêcher).
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I INSTITUTIONNALISER LES PRATIQUES DE MEDIATION EN HAÏTI: ENJEUX EPISTEMOLOGIQUES ET INSTITUTIONNELS
I.1 Regard sur le concept d’institutionnalisation dans le champ des pratiques professionnelles
I.1.1 Dynamique organisationnelle et institutionnalisation
I.1.2 Institutionnalisation et pouvoir organisationnel
I.1.3 Médiation et institution : enjeux et phases du processus d’institutionnalisation
I.2 Vers une définition de la pratique et de l’analyse de pratiques en contexte institutionnel
I.2.1 Fondements de l’analyse institutionnelle dans le contexte éducatif et social
I.2.2 Une entrée par la pédagogie institutionnelle
I.2.3 Analyse institutionnelle et le groupe : apports de la psychanalyse
I.3 Institutionnaliser les pratiques de médiation en Haïti : mise en perspective
Conclusion du chapitre
CHAPITRE II VERS UNE DEFINITION DE LA MEDIATION INSTITUTIONNELLE EN HAITI
II.1 Des pratiques de médiation recensées en Haïti et mise en contexte
II.1.1 Médiation éducative
II.1.2 Dispositifs de médiation dans la justice légale et pénale en Haïti
II.1.3 Autres institutions intervenant en médiation
II.1.4. La médiation en contexte judiciaire (les MARC)
II.1.5 Médiation institutionnelle et monitoring de politiques publiques (PPMP)
II.1.6 Médiation et médias
II.1.7 La médiation humanitaire
II.1.8 La Direction des Collectivités Territoriales et la médiation publique
II.2 Médiation et contextes sociaux
II.3 Migration et séisme en Haïti
II.4 Quelles médiations en milieu urbain ?
II. 5 La médiation : un concept, des postures et des pratiques
II.5.1 Ce que la médiation ne peut pas être
II.5.2 Ce que la médiation peut-être
II.6 La médiation un objet aux contours bien définis avec les recherches récentes
II.7 La médiation et les médiations
II.8 Formes et types de médiation
Conclusion du chapitre
CHAPITRE III APPROCHES DE LA MEDIATION EN FRANCE
III.1 Historique et définition étymologique de la médiation
III.1.1 Panorama de la médiation de l’Antiquité au XXe siècle
III.1.2 Le médiateur de la République ou l’ombudsman
III.1.3 De la médiation contemporaine
III.2 Approche philosophique de la médiation
III.2.1 Une médiation dialectique
III.2.2 Le rationalisme de Descartes
III.2.3 Mérites et limites de la pensée cartésienne
III.3 Approche psycho-sociologique de la médiation
III.3.1 Médiation et représentation
III.3.3 Durkheim et la théorie du lien social
III.3.4 Intégration et régulation suivant la pensée de Durkheim
III.4 Approche socio-anthropologique de la médiation
III.4.1 Le contrat- social de Rousseau
III.4.2 Wulf et l’antropologie historique et culturelle
III.5 Approche juridique et légale de la médiation
III.5 Approche communicationnelle de la médiation
III.5.1 Communication vs Ethique communicationnelle
III.5.2 Communication et sens
III.5.3 La médiation comme pratique de communication
III.5.4 Des critères à privilégier pour une éthique de la communication
III.6 A la croisée des approches : ruptures épistémologiques et distanciation
III.7 Médiation sociale vs médiation éducative : deux champs séparés et complémentaires
III.8 Différents angles d’approche la médiation
III.9 Les modèles de médiations
III.9.1 Modèle de Guillaume Hofnung (2005)
III.9.2 Modèle de Briant et Palau
III.9.3 Modèle de Faget
III.10 Notre modèle de médiation institutionnelle
III.10.1 Concepts émergents de notre recherche sur la médiation
III.10.2 Médiation et conflit
III.10.3 La médiation comme objet d’éducation, de formation et de recherche en Haïti: Perspectives d’intervention formatives
III.10.4 Problématisation
III.10.5 Pertinence de la recherche
CHAPITRE IV MEDIATION INSTITUTIONNELLE ET POLITIQUES PUBLIQUES EN HAÏTI
IV.1 Médiation institutionnelle en Haïti : de la quête de sens à la transformation sociale
IV.1.1 L’utopie du changement social en Haïti : La faillite de l’Etat de droit
IV.1.2 L’accès à l’emploi, un véritable défi: quelles médiations formation-emploi?
IV.2 Médiation et culture : la fracture identitaire haïtienne
IV.3 La médiation comme objet politique : Les politiques publiques comme médiation
IV.3.1 Les médiations comme politiques publiques
IV.3.2 Médiation et régulation sociale : Des lieux et des espaces de médiation en Haïti
IV.4 Vers un Etat médiateur : Politiques publiques en matière d’éducation et de formation
Conclusion de la partie théorique
CHAPITRE V METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
CONCLUSION