L’ÉMEUTE EST PAR EN DEDANS
Ça arrive qu’on se croise dans le chemin et on se lâche plus. Partout ça sent le sexe des bombes, ça se réchauffe dans les roulottes de patinoire, dans les tanières du blanc des yeux. Ta porte se ferme, mais elle est pas au niveau.
Elle me laisse entrer avec la neige folle en bobettes en dessous de ta catalogne. On est un verre d’eau renversé sur les touches d’un clavier, un cannage qui a pas poppé.
Ça revient, ça repart : l’émeute est par en dedans.
Quand on s’embrasse, c’est comme dans les films : on s’envole doucement, on monte et on reste pris au plafond de l’aréna avec les drapeaux des équipes gagnantes des années passées.
Chaque respiration est un désordre chaque sourire un restant de vie qui s’écrase avec les outardes dans les réacteurs d’avion.
J’essaie de recréer tes molécules, de façonner ton visage avec les mots d’hiver que je connais. Je pleure dans ma vaisselle, je pleure à la réunion de parents, je pleure dans mes biscuits de Ricardo à marde pis dans le pelletage de la poudreuse de mes propres miettes.
Au fond de ma cache, à guetter si un nouveau message apparaît, je me perds dans l’infini de la machine : un gars se pète le coccyx en sautant dans une piscine gelée, un chat tombe dans une toilette, une petite fille frappe un homme entre les jambes au lieu de frapper sa piñata. Et, sans m’en rendre compte, je défile mes images vers le bas jusqu’à ce qu’elles m’amènent aux seules photos de toi que j’ai prises, qui clignotent comme une dictée trouée, celles devant le centre d’achat de Jonquière où t’as l’air pas sûr et que ça m’attendrit ben raide.
Je sais qu’il faut pas faire ça mais je le fais pareil. Et tout me rentre dedans comme une seule et même catastrophe dans l’ordre du jour.
J’attends juste un signe
pour vider toute la cendre
et ouvrir la clé du poêle
Juste un signe
pour aller emprunter un diable
et charrier ton angoisse ailleurs
Je pleume les oies pour souper, comme je voudrais le faire pour toi mais à l’envers: te greffer des ailes qui marchent et des cris plein la gorge, que tu puisses voir les fleurs sauvages de mon coeur cru, la médecine millénaire qui nous enveloppe.
C’est quétaine de même
j’ai eu beau faire trente brassées
je suis pas capable de faire partir
les traces de tes doigts
Quand mes oreilles silent ou quand j’échappe un ustensile à terre, je fais de gros efforts pour pas regarder si un char arrive dans cour.
Chaque pensée est un crash
de corneilles dans un blender
une matière nouvelle à dompter
Toutes les tounes de Céline
que je chante dans mon char
apaisent mes rages de sucre
de toi chemin. Je tombe directement sur un phoque qui danse dans l’eau à côté de moi. Je lui crie SALUT BEBÉ, il fait un méchant saut et il s’en va.
Durant la nuit, aucun vent. Je me fais réveiller par le souffle tranquille d’un troupeau de bélugas. Leur respiration est une berceuse nouvelle, un mélange d’immensité et de grâce, et ce qu’on ressent exactement : une gratitude étincelante, le mot merci en néon qui flashe en haut de mes cheveux.
Au lever, de la brume ; de la brume épaisse et du soleil dedans. La beauté du flou et de l’espace, la douceur mouvante et les nuances dans la voix de l’air. Je veux prendre la brume pour ce qu’elle est, mais je peux pas faire autrement que de voir une peinture mouvante, irréelle, ponctuelle – un cadeau.
Je me touche, je lis, un écureuil essaie de me grimper dessus – je suis une princesse Disney en tabarnak. Je marche dans la forêt dense, je m’égratigne partout et j’aime ça. Vraiment, j’aime que mon corps se magane par le hors-piste, qu’il ait des traces comme des signes de fierté et d’autonomie, de force et d’endurance. Dans ces moments-là, je suis toute là, pas tuable – pas grand-chose et totale à la fois.
Et ça me sort de ma vase. Plus je me rapproche de la nature, plus je me sens digne de sa voix, donc de la mienne.
Le dehors est la seule réponse que j’ai trouvée au dedans.
Je peux aussi courir après les orignaux et écouter la poésie pas compliquée des faux-trembles.
Sous le soleil de neige chaude je te remplace par les sentiers que j’ouvre et tape avec la force de ma chaleur de femme, par le chemin brillant de chaque dièse que les flocons font en naissant.
Je veux garder un peu de travers ce qui reste de douceur : des incantations chaudes soufflées dans le trou de nos poings fermés des feutres de bottes au bord du poêle une balloune frottée qu’on colle au mur Tsé quand on creuse un tunnel à deux dans la neige chacun de son bord, le moment où les pelles se touchent, où l’ouverture se fait et où les parois s’agrandissent : c’est nous, ça, je le sais.
Par respect
pour tous nos essayages
je finirai pas
au milieu des asiles
de mes vides qui s’accumulent
Avec pour allié le mot lentement, je relie les points en ordre croissant pour me refaire une face, je ramasse le bran de scie, désosse les jours et crache les arêtes.
Comment dire les choses autrement :
on s’est remplis
de couleurs
qui existent juste
quand on ferme les yeux
Je mets ma belle robe pour aller chanter des chansons pop aux chevreuils, cueillir l’écorce des prochaines attisées de mes rêves qui cherchent leur place quelque part sur la trail.
Même si le futur hausse les épaules et démêle son filage tranquillement pas vite, je sais que la disparition sera ailleurs que dans le ciel, qu’on a dézippé à grandeur pour l’habiter.
Je laisse le territoire m’éparpiller comme les oiseaux migrateurs savent pas se perdre.
Ce qui nous force à exister dans les noyades, c’est que la clarté nous prend dans ses couvertes. Les miracles reviennent toujours quand on en réapprend les paroles.
Ça fait que je change les meubles de place, je rentre le chat et guette la montagne en train de prendre sa marche sur les millénaires, même si tous les brûlots éclosent encore de mon ventre.
Je veux me sentir libre
comme quand on roule la nuit
dans une ville inconnue
et que les feux rouges flashent
Je touche du bois, je ferme ma bouche mais je continuerai quand même à le dire dans les silences de la portée :
si vous me cherchez, je suis chez nous,
ou quelque part sur Nitassinan,
toutes mes portes et mes fenêtres sont ouvertes
je chauffe le dehors.
C’est dans le sacré d’un lever de soleil
la musique de nos animaux rescapés
et la douleur de ce qui brille
dans tout ce que la lenteur permet
par-dessus mon respir croche
que je laisse le temps
accorder sa guitare
comme du monde
UNE HISTOIRE COMME UNE AUTRE : RÉFLEXIONS SUR L’ÉCRITURE DE L’INTIME ET L’AMOUR DÉCOLONIAL
INTRODUCTION
L’acte d’écrire sur soi, sur sa propre expérience, sa propre histoire, je le vois ici plus qu’un courant littéraire, je le vois intégré dans une résilience collective : avoir l’espace pour exprimer la souffrance, la tristesse. La poésie est l’un des genres qui a longtemps été le plus près des écritures non fictives. Elle est la voie par excellence de l’intime par la grande liberté formelle qu’elle impose et qui se rapproche facilement de l’oralité. Les Ilnus, comme plusieurs autres nations autochtones au pays, entament ce processus d’expression du legs colonial par l’expression de soi qui mélange les héritages du colonialisme et les héritages traditionnels comme l’oralité et la puissance du territoire. Voilà pourquoi j’inscris ma pratique dans les écritures décoloniales. Dans ce mémoire, poésie, essai et considérations philosophiques tendent à se métisser. Avec l’écriture de soi, l’exposition de la lettre d’amour, la pratique confessionnelle et l’archéologie du soi présent, l’acte d’écrire l’intime permet la résilience, concept important pour arriver à celui de l’amour décolonial, but ultime de l’écriture de soi dans le contexte de l’écriture post-coloniale dans lequel j’insère ma pratique ainsi que ma partie création, Chauffer le dehors.
En ce sens, je tente le rapprochement de toutes ces postures en faisant se côtoyer des auteurs ayant une approche de théorique de l’acte d’écriture, tel que Barthes (1977 ; 2003), Ernaux (1995 ; 2014) et Dufourmantelle (2013 ; 2014), et d’autres entourant la philosophie autochtone comme Betasamosake Simpson (2018a ; 2018b), Alfred (2017), Bacon (2009 ; 2013 ; 2018) et Fontaine (2011 ; 2017). Chacun de ces auteurs et penseurs est pour moi source de réappropriation personnelle et sociale par l’acte d’écriture. La partie essai de ce mémoire est divisée en deux parties qui se répondent l’une et l’autre : L’écriture de l’intime et L’amour décolonial. Il se veut expérimental, intégrant des bribes de conversations réflectives et littéraires sur le sujet même du mémoire. C’est un essai de compréhension de ma démarche : je palpe, je vole entre les pensées de penseurs et d’écrivains, je tente, au travers de ce mémoire, de comprendre comment la non-censure de soi permet de rendre l’écriture poétique aussi près du réel que l’utilisation de métaphores. Pour ce faire, j’ai réalisé que les concepts étaient des « bibittes » que je pouvais attraper autrement que je pensais. Avec cet essai, j’appose ma vérité (j’essaie), je danse avec mes concepts. C’est comme ça que j’arrive à entrecroiser la poésie, la théorie littéraire, les considérations philosophiques et à voir l’amour et l’écriture du désir et de la résilience comme des concepts décoloniaux.
L’Anse-St-Jean, 2018 L’ordinateur reste ouvert sur la conversation avec Gaëlle. Je me lève, ouvre l’eau chaude et mets un peu de savon à vaisselle au fond de l’évier. Je pèse sur le piton qui fait couler le robinet comme une petite douche. Ça fait mousser le savon et ça me donne l’impression que ça va laver mieux. Je mets les verres en premier. Je mets toujours les verres en premier. Le téléphone sonne. Je vais chercher le combiné sur le piano. Avec l’afficheur je peux voir qui m’appelle et ça me donne toujours la même joie depuis que cette fonction est arrivée dans nos quotidiens, vers 2001. –Salut Gaëlle. –Ah oui, Marie, je me disais que ce serait mieux qu’on continue par téléphone, que ce serait plus facile. –Oui bonne idée, on dirait qu’on oublie que ça existe. En plus je peux faire ma vaisselle en même temps ! –Bien. Alors Marie, pour la recherche il faut que tu y ailles, contrairement à ce qu’on pense, de façon intuitive d’abord. Nos concepts peuvent nous venir d’une émotion, d’un rêve éveillé, d’une expérience esthétique.
On y va avec ce qu’on vit pour que ce soit vrai, on prend une image qui nous touche, par exemple une pierre et elle peut devenir l’assise, l’objet concret sur lequel se basent nos réflexions. J’observe les émotions comme j’observe un bloc, à la manière d’une médiation, ça vient cristalliser les images et les sentis, ça vient rendre lucides les affects et les façons de les rendre au monde sans les ingérer et les refouler par la suite.
Les concepts sont à voir dans une dimension organique. Ensuite, on peut les rendre comme une expérience et non pas comme une sorte de théorie impersonnelle. – C’est tellement clair comment tu t’exprimes ! –Merci. –Toi c’est ça que tu fais en socio, ce genre de processus ? –Oui, bien sûr. On peut se permettre ça dans les sciences humaines, c’est même la base des sciences humaines : nos concepts sont notre représentation de l’universalité sensible. L’évier est rempli de mousse épaisse. Gaëlle est sur une lancée avec sa voix douce et camerounaise, sa voix qui a plusieurs fois fait changer ma vie, m’a donné confiance. Je referme le robinet et plonge mes mains dans la vaisselle. Je penche ma tête sur mon épaule pour tenir le combiné. Il est placé dans un mauvais angle et il glisse. J’essaie de le replacer, mais il tombe, à la seule place où il ne faut pas.
ÉCRIRE L’INTIME La passion ne se soigne que par elle-même. CLAUDE FOURIER
Je me confie, je me transfère
Avant d’être une théorie ou une démarche, le projet entamé est d’abord un cri, une façon de montrer la brillance de sa blessure ; mouche à feu dans un bocal en vitre. L’écriture de soi sous une forme poétique permet d’asseoir les sentiments, de les regarder comme un état de conscience méditatif : voir et ressentir les choses qui nous traversent sans les juger, en les laissant passer. Ma démarche consiste à capter ces éclats et essayer de les faire voir et sentir par l’entremise de la métaphore. Toujours, il y a quelque chose de paradoxal dans ces actes, dans le fait de retourner à la douleur pour s’émanciper.
C’est dans les écrits d’Anne Dufourmantelle, philosophe, psychanalyste et essayiste dont la pensée s’accorde à ma démarche et dont les réflexions ouvrent toutes les lumières, que j’ai puisé concepts et précisions de ma propre pratique. Pour elle, la littérature désespérée est une contradiction dans les termes. On y entend que l’acte même du dévoilement contre le désespoir ( Dufourmantelle, 2013; 2014.) C’est une idée qui va revenir souvent ici : écrire est un acte libérateur, comme s’ouvrir à l’analyste. C’est en expulsant ce qui nous habite de manière aussi forte que l’on peut lentement réussir à vivre avec la douleur passionnelle : « je me confie, je me transfère » écrit Barthes (1997, p. 16) dans ses magnifiques Fragments pour un discours amoureux, dont les citations seront les phares de ce mémoire. Écrire de cette façon, c’est peut-être se sauver de la folie ou du désespoir. Mais ma vision poétique n’est pas dans cette seule lignée. Il y a dans l’écriture de la souffrance un plaisir certain : nommer le désir. Le désir en poésie est infini. Que des métaphores en promesses.
L’écriture de l’intime est également ce qu’on peut appeler une archéologie de soi au présent : puiser et creuser dans la texture de l’immédiat pour rendre un affect dans le lieu même de son ébullition (encore le désir). La poésie autobiographique propose donc une distance de l’expérience vécue par rapport à elle-même. Travailler sur une esquisse de vie ponctuelle permet de rester dans cette douleur dont on ne veut pas se départir, pas encore, tout en étant capable de la voir comme un nouvel objet, une matière à remodeler, des blocs Lego avec lesquels on ne fait que passer le temps, pour finalement, tant qu’à faire, y mettre de l’énergie pour que la construction soit réussie.
L’écriture devient un endroit précis, une manière d’être à la fois en soi et avec soi, en mesurant sa propre distance, dans la paradoxale matérialité et immatérialité des mots et des images. Elle permet de regarder différemment ce qui nous arrive avec des yeux qui sont à la fois partie prenante de l’expérience racontée et empreinte du détachement que permet l’acte créatif, comme l’évoque l’écrivaine Annie Ernaux : « C’est un lieu, l’écriture, un lieu immatériel. Même si je ne suis pas dans l’écriture d’imagination, mais dans l’écriture de la mémoire et la réalité, c’est aussi une façon de m’évader, d’être ailleurs. » (2014, p. 65) Je le redis : écrire, c’est se transposer.
L’écriture transpersonnelle
Humilité de l’écrivain qui dévoile et sa pensée et son désir, orgueil de l’écrivain qui veut croire qu’il peut énoncer les secrets communs : écrire répond à mon désir, l’expose, le risque, mais je sais que je sortirai transformée par ce que j’aurai formulé BELINDA CANONNE.
L’écrivaine Annie Ernaux, reconnue pour son écriture sans artifice et dépeignant une réalité intime qui se transfère à l’universel, définit l’écriture transpersonnelle comme une ethnologie de soi-même, une façon d’écrire l’intime et le matériel de sa propre expérience, pour qu’elle devienne transmutable aux autres, en utilisant un « je » transposable, mouvant. Elle nomme ce procédé « auto-socio-biographie ». Dans cette démarche, et dans la mienne, plus on va vers l’intime sans avoir peur de se mettre en danger, plus on a la chance de toucher une émotivité qui se rapproche de l’universel, du détail de perception ou de sensation traversant les expériences humaines. Mon histoire devient alors une histoire comme une autre et s’imbrique dans un sujet abordé et vécu des milliers de fois. On peut rétorquer à cela que c’est peut-être le but ultime de la littérature, ou plutôt de chaque écrivain que d’essayer de se transposer aux autres.
Qu’une écriture qui est au plus près de soi se rapproche d’autant plus de cette vérité intrinsèque à l’événement; c’est là où le « je » se transpersonnalise, peut s’étendre à tous. Je vois cette dimension transpersonnelle sous deux formes : une plus générale, axée sur la translation entre l’expérience et son intégration par l’acte d’écrire, et une autre dans une optique identitaire, dans le fait de passer des considérations philosophiques et culturelles souvent intuitives et inconscientes à travers le propos.
Avec la poésie autobiographique, le référent sort de mon expérience et arrive dans l’immense partage de cette vulnérabilité entre les êtres sensibles qui vivent des sentiments et ont des comportements similaires. De mon côté, tout ça se montre dans cette poésie narrative qui se traduit dans ma démarche comme une description des événements et des choses, en l’occurrence la rupture, qui permet d’en faire voir l’universalité intrinsèque, l’essence. C’est en ajoutant à cela une poésie axée sur le rythme et la métaphore qui me permet d’ouvrir le champ de perception encore plus largement, par l’entremise du choc entre émotion et langage surréaliste. C’est le quotidien et son exploitation en images à la fois réalistes et pragmatiques. M’ouvrir à propos de cette expérience me permet de m’interroger par exemple sur mon rapport à la tristesse. Je deviens donc à la fois une partie prenante et un outil pour mieux comprendre le rapport à la tristesse de l’humain. La métaphore est selon moi une sorte de courant de conscience, une fluidité transférant les émotions à la matérialité : c’est une documentation de soi par les images. Elle devient un magasin des possibles où on peut aller chercher, avec les mots de son bestiaire personnel ou de son environnement immédiat, les façons de dire la perte, la passion. En utilisant ces imaginaires du lieu de vie et des situations quotidiennes, un monde en couleur se crée et décline avec lui la transposition des ressentis réels.
Le lyrisme fait monter en soi l’émotion et sa note précise. Je m’en sers comme d’une langue des signes, une langue faite d’objets et de paysages dans lesquels on peut fondre le vécu et de ce fait, s’approcher le plus près possible de ce qui fait ma vérité, à la fois image et concrétude. J’ai besoin de traduire ce monde, d’insérer ce langage quelque part parce que, dans mon écriture, il est le seul à être capable de poser le doigt sur le sentiment exact en le transposant dans un autre ordre de réalité. C’est en collectionnant les bribes du décor et de la culture dans lequel il s’instaure que je tente de former l’entité floue, pour le rendre intelligible. Par le travail de la métaphore, je donne une voix à ce qui m’interpelle en jouant avec les symboles qui m’entourent et me définissent. Je n’ai aucune envie d’inventer une histoire. Je veux m’approprier la mienne. Et cette histoire se voit comme on voit un oiseau dans un rêve, autant qu’elle se raconte par la narration de gestes quotidiens.
La lettre d’amour ou investir le présent
Commençons par Barthes
Lettre d’amour : « Qu’est-ce que veut dire “penser à quelqu’un” ? Ça veut dire : l’oublier (sans oubli, pas de vie possible) et se réveiller souvent de cet oubli. Beaucoup de choses, par association, te ramenèrent dans mon discours. “Penser à toi” ne veut rien dire d’autre que cette métonymie. Car, en soi, cette pensée est vide : je ne te pense pas ; simplement, je te fais revenir (à proportion même que je t’oublie.) C’est de cette forme (ce rythme) que j’appelle “pensée” : je n’ai rien à te dire, sinon que ce rien, c’est à toi que je le dis (…) (Barthe, 1977, p. 187).
Écrire son histoire fait revenir, fait vivre par procuration ce qui n’est plus. L’écriture du présent, du centre du sentiment instantané tente de faire revivre ce qui ne peut plus être. Il est difficile voire impossible d’écrire dans l’opacité du présent.
Dans La préparation du roman,3 Barthes pose aussi cette question : “Peut-on faire du récit […] avec du présent ? Comment concilier — dialectiser — la distance impliquée par l’énonciation d’écriture et la proximité, l’emportement du présent vécu à même l’aventure »? (Barthes, 2003, p. 45) C’est pourtant ces instants fluorescents que l’on souhaite rapporter dans l’écriture, c’est leur intensité.
Bachelard semble écrire pour moi dans sa Poétique de l’eau : “L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt chaque minute sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule.” (Bachelard, 2007, p. 13) C’est cette substance que je cherche à m’approprier, le matériau qui se trouve au creux même d’un événement en cours et la puissance de son rayonnement vécu, qui a toujours lieu au moment même de l’écriture, comme l’eau qui circule : “C’est que le présent n’a pas de contenu propre : il faut l’habiter, il faut l’investir. Or l’écrire c’est l’investir : à la fois se l’approprier, s’y projeter et le remplir.” (Barthes dans Viart, 2012, p. 36) . La passion amoureuse permet ce désir presque inévitable de vouloir créer quelque chose à partir d’elle. Elle est la matière féconde par excellence, pulsion de vie. Barthes en consacre un sujet de ses Fragments : “Écrire : leurres, débats et impasses auxquels donne lieu le désir d’‘exprimer’ le sentiment amoureux dans une ‘création’ (notamment d’écriture).” (Barthes, 1977, p. 113) Pour lui, ça vient de deux grands mythes qui nous ont fait croire que l’amour devait se sublimer en création : “le mythe socratique (aimer sert à ‘engendrer une multitude de beaux et magnifiques discours’) et le mythe romantique (je produirai une oeuvre immortelle en écrivant ma passion).”
Il souligne aussi que cette passion ne peut vraiment s’exprimer que par des grandes lignes toutes faites que l’on croit, dans le moment de l’intensité de l’énamoration, traduisibles et transcendantes. Mais quand la relation finit et que la passion continue, la perte et la douleur créent une autre dimension, forment un amalgame explosif de couleurs et de destruction. C’est dans ces moments que l’écriture du soi présent invente et affecte la vérité. Il est un mode de présence à l’écriture, près de l’instantané, à chaud et tout près de la lettre d’amour : dans la certitude de la vérité vécue (la passion) et la fulgurance créatrice qui l’accompagne.
Se baser sur des journaux intimes ou des lettres d’amour écrites dans le feu du moment pose une indéniable différentiation de posture envers le sujet, une proximité qui ne peut qu’avoir un impact sur le lien entre le sujet écrivant et son propos. Mais pour aller trouver le langage qui relie l’émotif au tangible, on peut se tourner vers le dehors, compléter les images, s’insérer au monde, s’y raccrocher : “On se découvre soi-même davantage en se projetant dans le monde extérieur que dans l’introspection d’un journal intime.” (Ernaux, 1995, p.10).
Des bribes de vie quotidienne s’insèrent alors dans une écriture intériorisée et la décortication de l’événement en cours fait du texte une ethnographie du présent, celle d’une relation amoureuse passionnelle qui essaie d’exister par les souvenirs déjà en place, par l’effusion de la perte en cours dans l’espoir que les beaux moments se reproduisent. Ici, l’écriture devient un palliatif à ce qu’on ne peut vivre dans le réel, elle transforme le présent, permet de le tolérer, le transférer. Dans Éloge du risque, Anne Dufourmantelle se commet : « L’amour, ici j’ose risquer le mot, reste un art de la dépendance. Il suppose donc que l’on s’y risque. » (Dufourmantelle, 2014, p. 23) Pour elle, l’attention au présent fait qu’on retourne l’espérance, la renverse, ou du moins je crois, on la nuance, la dilate. En exposant mon trouble, en écrivant à l’objet aimé, l’imageant de toutes les façons possibles, je me défais de moi, de mon obsession passionnelle. Je sors de mon corps la possibilité de me détruire puisque je nomme ma destruction momentanée (que je sais consciemment momentanée). Le langage devient un adversaire contre le “démon” de l’amour :
“Comment repousser un démon (vieux problème) ? Les démons, surtout s’ils sont de langage (et que seraient-ils d’autre ?), se combattent par le langage. Je puis donc espérer exorciser le mot démonique qui m’est soufflé (par moi-même) en le substituant (si j’ai le talent langagier) un autre mot, plus paisible (je marche à l’euphémie).” (Barthes, 1977, p. 96).
Je sors trop habillée. L’automne commence et on ne comprend pas encore comment il faut s’accoutrer. Des fois il y a des journées chaudes-chaudes, autant qu’hier matin dans le bus, j’ai vu la première neige sur les épinettes du parc des Laurentides. Je sors prendre une marche avec Roseline, j’ai un manteau, un foulard une tuque et je suis menstruée, donc j’ai déjà trop chaud juste d’exister. Roseline a froid et je ne comprends pas comment ça se peut. Depuis le matin qu’on parle non-stop, maudit que c’est le fun : – Dans ton recueil Marie, j’ai l’impression qu’il manque un fil conducteur. Comme tu dis c’est une poésie d’un moment précis et c’est comme s’il n’y avait pas de début et de fin. Je sais c’est une écriture du présent, de l’instantanéité de la douleur. Je pense juste qu’il est pas terminé. Et ça sert à rien que tu le fasses lire ou relire et corriger par d’autres gens, c’est juste toi qui peux le trouver ce qui manque. – Je sais, t’as ben raison. Je trouve ça dur comme posture de parler de l’attente amoureuse. Tsé c’est tellement le classique de la fille qui attend et s’accroche, qui attend que le gars revienne.
Ça m’énerve de m’inscrire là-dedans parce que l’enjeu est tellement pas là, en tous cas pas dans la représentation classique d’une sorte de fatalité ou d’oppression d’une femme dans sa condition. Mais l’interprétation qui peut être faite me dérange déjà. C’est drôle à dire, mais j’ai une contrainte féministe dans mon écriture on dirait.
– Qu’est-ce que tu veux dire par une contrainte féministe ? – C’est sûrement une idée ou une conception du féminisme que je me fais. On dirait que tous les écrits en poésie cette année sont hyper émancipateurs des rôles traditionnels, et moi je suis en plein dedans. Je me rends compte que j’ai écrit pis enlevé certains vers qui montraient mon envie de prendre soin de ses enfants à lui, de mon envie de lui faire un lunch pour qu’il parte bûcher, des choses comme ça. Je les ai enlevés parce que j’ai peur d’être perçue dans un carcan de femme genre au foyer qui comprend pas que sa condition l’oppresse.
Mais pourtant ces gestes-là, je les sais d’amour tout simple et pas inscrits dans un discours de rapports de pouvoir ! En tous cas pas dans cette relation dans laquelle je puise ! C’est juste un maudit recueil sur la tristesse amoureuse et la résilience. Mais le discours dans lequel on m’éduque est fort, et j’ai l’impression qu’avec mon éducation, je peux pas assumer d’être cette femme-là, celle qui attend et espère. Je marche et je me rends compte que Roseline est restée derrière à attacher son soulier. Je fais demi-tour vers elle. Je suis contente. Je peux aborder tout ça avec elle, en dehors de l’espace universitaire ou littéraire, dans le partage d’une passion commune toute simple et c’est facile.
Elle est penchée sur son petit soulier, je la regarde et ça me touche, ce privilège d’être son amie, et que nos conversations soient toujours intéressantes. Elle me dit de continuer. –C’est ça, ces petits gestes-là c’est juste mes démonstrations d’amour, c’est ancré en moi de cette façon-là. Je montre mon amour pis on peut tu laisser les rapports de genre de côté pis écouter son maudit coeur tout court ? Eh oui ça se peut qu’il soit conditionné, mais mon questionnement c’est comment on le vit à fond et qu’on s’en sort. Tsé, D. m’a dit ressentir les mêmes choses envers moi : l’envie de me faire de la bouffe, d’écouter mes enfants. Il les a démontrées plusieurs fois et je le sais qu’il le fait avec autant de sincérité et de chaleur que moi.
Mais bon j’ai enlevé des bouts qui parlaient de ça dans mon recueil. Parce que personne la connaît notre histoire et j’ai l’impression qu’elle va être vue comme un type de relation poche et trop répandue si j’extrapole sur les gestes traditionnellement genrés. Quelque chose sous-entend depuis longtemps que les femmes sont victimes de leur amour et de leur patience, et que les gars en profitent. C’est ce discours-là qui est dangereux, qui généralise. Parce qu’on peut aussi juste promouvoir les belles relations, et même quand elles se terminent continuer dans la bienveillance. En tous cas c’est ma posture. –C’est super intéressant Marie. Je pense : écris — le dans ton recueil ou dans ta maîtrise ce que tu me dis. Tu peux parler de ta démarche. Tout est permis en poésie et même en recherche ; tu peux expliquer. Tu le fais déjà dans les parties plus narratives insérées dans Chauffer le dehors. C’est ça revisiter la forme, c’est inclure ses réflexions sur le processus, les doutes, insérer ce que l’on évacue de la poésie pour la rendre accessible différemment. –Bonne idée. À matin je t’ai parlé de la philosophe Anne Dufourmantelle et ses essais que je trouve tellement beaux et profonds. Je pense que ce serait une bonne base pour mes réflexions. Un de ces livres c’est Puissance de la douceur. Tsé le titre parfait.
Oh tchek les beaux bols dans la vitrine ! J’aimerais ça en pogner quelques uns avec un petit couvercle dessus pour garder la chaleur des ramens, mes kids capoteraient. –Veux-tu qu’on rentre dans le magasin ? Ça fait longtemps que je veux m’acheter des petits souliers chinois. J’en ai vu en genre velours bleu une fois. Mais y’en a tellement des magasins comme ça dans le quartier chinois, je sais pas si je pourrais les retrouver. –OK, on se gâte.
Poésie autobiographique au féminin
Adopter une posture associée à la douceur et au care en y apposant l’écriture d’une souffrance particulière, un lieu clos où lécher sa blessure, en parlant de poésie autobiographique au féminin semble classique :
D’après Diana Holmes, l’un des sujets de prédilection des textes écrits par des femmes est : « women’s experiences of their own bodies and relationships with each other ». L’ouverture sur le dehors n’est pas incompatible avec une valorisation de l’espace intérieur : le corps, le domestique, les relations (…), mais aussi la recherche d’un espace à soi, comme la « chambre à soi » de Virginia Woolf jouent un rôle primordial dans les textes écrits par des femmes. (Hugueny-Léger, 2009, p. 22-23).
Cet espace à soi, on doit aussi le considérer comme une façon de s’émanciper de son rôle, mais dans un espace plus ontologique que pratique, un espace bienveillant. Et je parle ici surtout dans le choix de sa pratique d’écriture. Le care, l’attention à l’autre, la résilience sont souvent des qualités reliées au féminin. La douceur aussi. Et cette douceur entre dans la théorie d’Anne Dufourmantelle.
Écriture de la tristesse
Pour la poète et chercheuse Marie-Christine Darsigny-Zicca, qui explore l’écriture de la souffrance ainsi que celle des personnes marginalisées, « refuser l’autocensure permet de créer un lieu où exprimer sa souffrance » (Darsigny-Zicca, 2018, p. 82). Il est tentant de faire taire la tristesse puisqu’elle est souvent perçue comme non productive, sans mouvement d’avancement, lâche, bref elle a mauvaise presse et s’insère souvent dans une certaine critique (masculiniste, j’imagine) de l’écriture des femmes. J’intègre encore la pensée de Dufourmantelle, qui se construit en opposition à ces préceptes négatifs :
« La tristesse (…) est féconde, qu’on se détrompe, mais pas d’une façon organisable, ni stable. Elle détache, elle abrite une force de déliaison subtile, mais c’est dans ce lacis de liens défaits, de pensées éparses, de sentiments légèrement écoeurants qu’une pensée vraie apparaît. Je veux dire une pensée autre, méconnaissable, une pensée d’amour fou par exemple ou d’avenir (…) quelque chose qui s’organise dans l’espace sous vos yeux et que vous pouvez soudain transcrire sans peine — une évidence. » (Dufourmantelle, 2014, p. 78-79).
Socialement associée à un échec, la douleur de la perte dans ses détails reste tout de même un sujet délicat, clos. Quand arrive la rupture, ce que l’on perd dans la relation, il nous semble possible de le partager qu’à l’être aimé, à l’objet de la souffrance et non pas à tous. Mais le cri persiste. Et le partager apporte aussi une bienveillance envers cette communauté silencieuse d’humains qui vivent la même histoire. Avec l’écriture, on peut faire face à la tristesse, « s’y risquer et s’ouvrir à l’exil intérieur à laquelle elle soumet sans violence, impossible à imaginer auparavant. Et dans ce territoire sans carte ni repère, s’attarder un peu » (Dufourmantelle, 2014, p. 80).
Donc, utiliser l’écriture comme document de soi, s’attarder à sa souffrance permet d’explorer ce champ, le faire entrer en résilience. Parce que oui, j’ai besoin quelque part d’une « happy end », d’une avancée qui aura nécessité une visite dans tout ce qui est considéré trop souvent comme trop transparent, émotif : l’écriture de la souffrance. C’est pourtant ce qui créé notre force, notre survie et qui se retrouve bien souvent dans l’écriture des femmes et celle décoloniale.
Esthétique organique du quotidien
Les courants de conscience et la proximité du quotidien, de la banalité, des micro-événements sont une esthétique en soi ; une esthétique organique. Trois auteurs m’accompagnent dans ma démarche conceptuelle, qui ne s’inscrivent pas du tout dans la voie poétique. Avec Annie Ernaux, la possibilité d’aborder ces sujets m’a été dévoilée, celle d’écrire consciemment autour d’un milieu social, d’une acceptation en littérature de données d’ordre simple et lucide sur soi, sur son milieu, sur son auto-socio-biographie. Chez les Innus, An Antane Kapesh, dans son manifeste autobiographique et d’opinion Ekuan nin matshimanitu Innu-iskueu (1976), a aussi fait valoir que le témoignage, véritable récit du quotidien et de ses opinions qui y sont intégrées, comme un style s’approchant d’une vérité littéraire, celle sans fard de l’état des faits comme ils sont perçus par l’auteure. Également elle crie l’importance du territoire et de l’identité qui y est totalement reliée. Ce cri est le premier écrit d’une femme innue, une voix forte et défendant son lieu.
Cette esthétique organique, qui s’ancre dans l’attention au milieu social et physique, le témoignage, la description de sentiments fugaces ou même dans la transcription de conversation que j’insère à travers cette réflexion même se veut un rapprochement entre théorie, essai, littérature et autobiographie. Rendre ce qui nous affecte passe par cette absolue continuité du quotidien, à travers chacune de nos réflexions, qu’elles soient d’ordre sentimental ou théorique ; les deux se fondent, les deux sont une seule et même chose quand on travaille à l’élaboration de sa condition actuelle, de sa pensée.
C’est une méta-analyse en même temps qu’un rendu qui permet ce mariage entre la narration du détail commun et l’approfondissement des connaissances sur soi et le monde. Compartimenter les courants de conscience en différentes couches définies sous le champ de poésie, de fiction ou d’essai est une tentative sans cesse reprise pour capter sous différentes formes ce qui pour moi n’est finalement qu’une seule et même chose. La littérature, c’est la vie qui passe et les idées y sont intégrées, apparaissent en faisant la vaisselle, en marchant dans le bois, en parlant avec un ami. La banalité, le quotidien sont ainsi posés en « valeurs », ou plutôt en références universelles.
Puissance de la métaphore
Mon entreprise poétique repose depuis mes débuts sur ces microperceptions sous forme de description quotidienne, mais aussi, surtout, avec des captations de réels traduits sous forme de métaphores ou autres figures de style modelant l’image. Dans ma démarche de création, la poésie en prose et la poésie plus narrative côtoient des courants de conscience et des réflexions sur l’acte d’écriture. Tout le propos tourne autour de cet élan qui se promène de l’intérieur vers l’extérieur et vice versa. Un processus se crée pour rendre l’implicite explicite par l’image, pour laisser voir et ressentir, conduire le sensible dans des lieux communs. Lieux juste assez communs pour s’y référer, s’y retrouver, tout en essayant de sortir des images convenues, lissées par l’usage et les innombrables poèmes d’amour de tous les temps. Pour y arriver, je retourne au milieu social, reviens à ce qui me forme concrètement : environnement, langage, imaginaire, territoire et bestiaire. Ce que je veux nommer qui provient de l’intérieur, je le nomme par le réel qui m’entoure. Le lieu physique devient le lieu le plus propice, puisqu’il est le décor à ce qui est vécu et donc se forge de la même substance, du même imaginaire. Pour moi la forme autobiographique y trouve son authenticité, mais aussi ce qui est vécu adhère à même la construction littéraire, forme un tout dessiné dans le même lieu.
Pour y arriver, un procédé littéraire se démarque : l’accident sémantique, cette rencontre souvent hasardeuse des images nouvelles dont l’exemple le plus connu est sans doute le vers de Paul Éluard « La terre est bleue comme une orange » (Éluard, 1929) et dont l’isotopie indique la rondeur de l’objet plutôt que la couleur, créant du même coup cette étincelle dans l’habitude de lecture où le sens doit être interprété, ce qui procure une grande sensation de plaisir intellectuel (selon moi en tous cas). Et c’est par lui que se construit la poésie que je recherche sans cesse. Pour découvrir ce qui le composera, sa matière, on a besoin d’une attention constante aux différents environnements qui nous entoure : vocabulaire, expressions, lectures, chansons, couleurs. Je pourrais en faire le tour longuement, de ce qui stimule l’obtention de l’accident dans le détour. Je m’inspire beaucoup des surréalistes qui ont énormément utilisé ces brèches de la perception et de la compréhension du langage pour créer des images fortes, des sèmes provenant de thèmes différents, parfois opposés.
La poésie se joue dans ces jeux de langage, dans l’attribution d’une isotopie, un champ de thématiques appartenant à la description particulière d’un mot appliqué à un autre, cet accident sémantique. Les isotopies qui se gèrent presque toutes seules dans un texte normal deviennent l’attraction principale quand on utilise des métaphores. On y trouve des liens qui peuvent créer une image forte et qui en même temps, dévoilent l’émotion dont les mots nous échappent pour parler d’une réalité concrète. Ce lien entre deux mots, ou concepts sémantiquement opposés que l’on ne réunit nulle part ailleurs que dans le lieu de langage ou dans la poésie, rend pourtant l’implicite explicite.
Le paradoxe que crée l’image nouvelle est celle du sentiment éprouvé, du simple mot qui n’en disait pas assez pour l’ampleur de sa débandade : la peine, la joie, l’amour, le deuil peuvent être nommés, sentis, par le métissage entre ces réalités, ces expressions qui ne pouvaient avoir lieu sans la capture d’un accident sémantique.
Décolonisation et philosophie innue
Dans L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident (1980), livre phare des études postcoloniales, Edward W.Said démontre que ce que l’Occident a écrit sur l’Orient était surtout un reflet de sa relation avec celui-ci plutôt que des faits avérés. En lisant ce livre, je voyais comme il pourrait facilement être vu en translation avec la lecture que fait la culture occidentale des peuples autochtones. À quoi s’attend-on de l’autochtone du point de vue du courant de la pensée colonialiste ? Encore trop souvent qu’il corresponde à cet imaginaire ici « autochtonisant »7, d’un côté trop cliché : un peu comme le mythe du bon sauvage de Rousseau ou de l’autochtone hollywoodien.
Cet imaginaire affronte du même coup celui de l’assimilation, des pensionnats, des réserves, des droits fondamentaux bafoués, des revendications territoriales et de la situation sociale difficile. Dans l’optique de la réception littéraire, on s’est longtemps attendu à ces stéréotypes; soit de la sagesse ou de la misère sociale, dichotomie non nuancée faite des polarisations que posent toute généralisation à propos d’une culture donnée. On s’attend à entendre parler de ces situations précises, ce rapport du colonisé envers le colonisateur. Déjouer ces attentes est donc un défi pour celui ou celle qui écrit à l’intérieur d’une position autochtone. En ce sens, est-ce que je peux aborder autre chose que mon identité dans l’écriture ? C’est une citation de Joséphine Bacon qui me donne la réponse, détournée : J’ignore si demain me gardera intacte.
Je dis que l’espoir de se laisser être Éloigne le désespoir (Bacon, 2013 p. 72).
Ces vers laissent pour moi toute cette liberté et cette légitimité dont un créateur touché par les imaginaires colonialistes a besoin, surtout ceux qui proposent qu’aucune censure n’a sa place, qu’en toute circonstance on doit se laisser être (en écriture) et non pas se réprimer par un horizon d’attente teinté de colonialisme. Ils proposent aussi la notion de non-censure que j’abordais plus tôt dans l’écriture de l’intime, et toute la puissance de son rôle. Peu importe le sujet du moment, il faut qu’il sorte comme il est, sans attente, dans l’authenticité de sa voix. L’oeuvre de Joséphine Bacon est empreinte de cette revendication paisible, très innue dans son attitude et sa vision du monde : laisser les choses aller, les regarder être, et s’abandonner au présent comme à demain.
C’est ce que j’essaie de rendre, d’écrire à la manière de cet héritage à l’intérieur même de cette pensée circulaire, c’est-à-dire à cette vision du monde appartenant à l’héritage des Premières Nations qui est, comme la vision holistique, de regarder les choses et les êtres comme des entités ayant une place équilibrée avec les autres éléments qui les entoure. Même si parfois le legs du nomadisme et de la conception philosophique animiste semble loin, quelque chose reste dans l’héritage des valeurs comme des blessures, dans les rêves, dans l’intuition d’une parole à prendre, à rendre.
Les peuples autochtones sont les penseurs de la nature et de l’équilibre du monde les mieux placés, car l’héritage est finalement assez récent dans le temps, pour comprendre et interpréter ou décrier les changements qu’apporte l’anthropocène et ces délires de supériorité. La pensée du laisser-aller, de l’intuitif et aussi de l’autodérision caractéristique mène notre propre guérison, acceptation, réappropriation, dans l’ordre de la réinscription. Ce dernier mot mérite une attention particulière soulignée par la chercheuse Julie.
Le terme « réinscription » évoque, à quiconque est familier avec la théorie postcoloniale, les notions de réappropriation culturelle et de réécriture de l’histoire. Celles-ci sont presque devenues des lieux communs lorsqu’il est question des cultures autochtones contemporaines. Le mot choisi par Said s’avère plus juste : par sa richesse sémantique, il signifie à la fois l’occupation physique et l’occupation symbolique du territoire. L’inscription implique en outre l’acte d’écriture, et par conséquent la littérature.
Il sera ainsi question de la réinscription d’un peuple, par le récit, sur un territoire dont il a été dépossédé. Si je fais appel à cette notion de réinscription, c’est en insistant sur le sens que lui confère Edward W. Said : Se faire reconnaître, c’est recartographier puis occuper la place réservée à la subordination dans les formes culturelles impériales, l’occuper en toute conscience de soi, se battre pour elle sur le même territoire autrefois régit par une conscience qui postulait la subordination d’un Autre étiqueté inférieur. D’où réinscription. (Nadeau-Lavigne, 2012, p. 26)
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Table des matières
PARTIE 1 : CHAUFFER LE DEHORS
LEXIQUE
COMME SI DE RIEN N’ÉTAIT
LE SOLFÈGE DES TEMPÊTES
L’ÉMEUTE EST PAR EN DEDANS
LE FUTUR HAUSSE LES ÉPAULES
PARTIE 2 UNE HISTOIRE COMME UNE AUTRE : RÉFLEXIONS SUR L’ÉCRITURE DE L’INTIME ET L’AMOUR DÉCOLONIAL
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 ÉCRIRE L’INTIME
1.1 Je me confie, je me transfère
1.2 L’écriture transpersonnelle
1.3 La lettre d’amour ou investir le présent
1.4 Poésie autobiographique au féminin
1.5 Écriture de la tristesse
1.6 Esthétique organique du quotidien
1.7 Puissance de la métaphore
CHAPITRE 2 : AMOUR DÉCOLONIAL
2.1 Amour décolonial et territoire de la langue
2.2 Décolonisation et philosophie innue
2.3 S’ouvrir à l’amour décolonial
Conclusion
Bibliographie