L’Union européenne, construction territoriale
La lente maturation de la construction européenne constitue une opportunité pour le géographe intéressé par le phénomène de territorialisation. Des convergences entre les États, plus ou moins économiques, plus ou moins politiques, y participent. Du Traité de Rome au Traité constitutionnel, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier à la politique régionale de convergence socio-économique, l’Europe s’édifie et se façonne au gré des contraintes de la mondialisation et de la globalisation des échanges. En son sein s’affrontent plusieurs « manières d’Europe » et les régions défendent leur conception qui leur conférerait plus de prérogatives. Alors que la visée autonomiste est une tentation pour certaines (communautés espagnoles, Länder allemands), d’autres, contrecarrées par le centralisme étatique, se regroupent pour peser sur les décisions communautaires. En arrière-plan la construction européenne s’affirme à travers la coopération entre territoires afin de former des euro-régions, des macro-territoires (DATAR, 1992 ; C. Lacour, J. Le Monnier, 1992), qui lui seraient en retour constitutifs. Il s’agit de la dialectique de construction territoriale entre d’une part le mastodonte européen et de l’autre les pièces de ce puzzle qu’il faut créer. Quelques régions ont perçu leur intérêt à asseoir l’entité régionale comme acteur dynamique de la construction européenne au moment où le contingent de pays concernés par l’Union européenne gonflait. C’est le cas de la Conférence des régions périphériques et maritimes (CRPM) qui a réuni, sous l’impulsion du Comité d’études et de liaisons des intérêts bretons (CELIB), vingt-trois régions à Saint-Malo en 1973. L’objectif était de faire entendre les revendications de régions se situant en marge de la zone européenne de concentration des richesses et de défendre la nécessité de désenclavement. Pour ce faire, ces régions ont misé sur la synergie promouvant l’atout maritime (recherche, environnement, pêche, etc.). Plus tard, à la fin des années 1980, la réforme des fonds structurels et de la politique régionale européenne, l’entrée dans l’Union européenne de l’Espagne et du Portugal et l’élargissement vers l’Europe de l’Est rendu possible par l’effondrement du bloc soviétique ont été les facteurs déclenchant de la création de l’Arc Atlantique.
Espace atlantique, une approche géographique
L’entrée territoriale choisie pour appréhender notre objet d’étude nous place dans le champ de la géographie qui pose à la fois un regard spatial sur la société et un regard social sur l’espace, c’est-à-dire qui observe le rapport entre les rapports spatiaux et les rapports sociaux. De façon plus convenue, la géographie « science des territoires et des réseaux » (R. Brunet, 1995) s’intéresse à « l’organisation et à la différenciation » de l’espace (H. Gumuchian et al., 2000). Plus précisément, ce travail s’ancrera dans ce que Ferras (2004) nomme la nouvelle géographie régionale : penser la région comme un champ résultant d’interactions spatiales, comme idée variable selon la perception de ses habitants, comme changeant selon l’imbrication des échelles spatiales, comme entité reconnue et avérée institutionnellement bien qu’évolutive et perfectible et comme pouvant se révéler territoire. Il s’agit pour nous d’avoir modestement la volonté « de pouvoir expliquer des objets géographiques (territoires, villes, régions, réseaux, systèmes de villes) non plus par l’aboutissement d’un récit biographique mais comme l’une des issues possibles d’un ensemble de processus interactifs complexes. » (D. Pumain, 2003). La complexité veut que la réalité ne soit plus une suite de relations causales mais la résultante d’un faisceau d’interactions, d’une dialectique, entre plusieurs facteurs, selon des échelles spatiales et temporelles variées et variables. Denise Pumain confirme qu’ « on se contente (…) souvent de travailler sur des entités agrégées, entre lesquelles existent des régularités empiriques fortes, qui justifient qu’on s’interroge : comment la diversité des intentions, des préférences et des actions, se laisse-t-elle enfermer dans cette dynamique collective si cohérente ? » (D. Pumain, ibid). Notre démarche est inverse car l’espace atlantique est hétérogène sans omettre toutefois l’idée qu’une hétérogénéité peut primer à une échelle et changer d’allure à une autre : « une réflexion sur le concept d’échelle permet de penser que tout espace géographique est homogène à une certaine De l’Arc à l’Espace atlantique européen. Réflexions méthdologiques à propos d’un territoire en construction. échelle et hétérogène à une autre » (H. Chamussy, 2003). Ainsi ce travail est axé non sur la recherche d’une homogénéité territoriale atlantique utopique mais sur l’appréhension d’éventuels processus en cours qui tendraient vers l’objectif initial de la dynamique atlantique, soit un espace-projet basé sur la maritimité. Autrement dit, il faudra souligner des aires et des territoires plus enclins à développer autour de l’atlanticité une stratégie territoriale centrée sur la façade maritime. Pour appréhender une telle complexité, l’apport pluridisciplinaire s’avère pertinent même si les échanges en géographie sont nombreux y compris en ce qui concerne la coopération interrégionale sur la façade maritime atlantique.
L’espace, problème philosophique majeur
Auparavant, les philosophes percevaient cette notion comme l’espace dans lequel l’être humain évolue et perçoit les choses environnantes. Leurs réponses se résument alors en trois théories : le monisme matérialiste, le monisme spirituel et le dualisme. Le monisme est une doctrine qui admet que les choses sont formées par l’existence d’une seule et unique substance. Le monisme est dit matérialiste lorsque l’origine de la matière est antécédente à l’esprit. Représentés par les philosophes de l’École de Milet, ces théories remontent à l’Antiquité. L’origine de toute chose, donc de l’espace et de toutes formes spatiales, dépendrait d’un seul et unique facteur (l’eau pour Thalès, l’air pour Anaximène, etc.). Retenons que ce courant moniste matérialiste définit un espace-matière incluant l’esprit, l’âme et les idées de l’Homme, le logos. Inversement, le monisme est dit spiritualiste si l’origine de l’espace et de la matière provient uniquement de l’esprit, du logos. Cette pensée, à laquelle s’associe le nom de Plotin (203-270), tente d’expliquer l’existence de cet espace matière par le seul exercice de la raison. Elle considère donc le monde et les idées d’une manière unitaire, fusionnant la raison et les sens dans une même expérience mystique. En quelque sorte, « tout est Dieu ». Plus tard convergeront vers ce type d’idéologie l’humanisme et la Renaissance (XVème et XVIème siècle), en plaçant Dieu au sein de la nature et témoignant d’une vision unitaire des réalités matérielles et idéelles sous l’autorité de l’esprit de Dieu, et le romantisme (XIXème siècle), qui refuse la distinction entre esprit et matière. Le dualisme rationaliste s’oppose au monisme et sépare les idées de la réalité, celle-ci n’étant qu’un miroir flou de la première. Si la pensée de Socrate (470-399 avant JC) et de Platon (427-347 avant JC) a déjà mis en avant cette dissociation, Descartes (1596-1650) estime que la nature de la réalité extérieure diffère de celle qui caractérise la réalité de la pensée. Pour lui, deux domaines coexistent, celui de l’étendue, de l’espace et de la matière, et celui de la pensée et des idées. Il remet en cause la conception déterministe de l’espace par les idées. Mais cette théorie cartésienne délaisse l’influence des représentations mentales qui agissent en partie sur la matérialité du monde. Pour Kant (1724-1804), l’espace n’est pas une substance mais une forme pure qui précède la substance. Comme le souligne Michel Lussault (1996), « cet espace ne forme pas a priori un contenant des choses matérielles, mais une condition cognitive de réception des représentations ». Pour Kant, si l’espace géographique est accessible à l’être humain, c’est parce qu’il possède une aptitude innée de se le représenter. Il définit donc l’espace comme « une forme pure de notre intuition sensible », l’intuition sensible étant une connaissance acquise par les sens et la forme pure constituant une disposition mentale indépendante des sens. La conscience donne forme à tout ce qui est observé. L’espace devient à la fois représentation et propriété de la conscience qu’il intègre. Cette opposition entre les caractéristiques de la raison humaine, formes de la connaissance, et les phénomènes extérieurs, révélant les expériences, amène au dualisme complexe. Les phénoménologues du XXème siècle, dont Heidegger (1886-1976), ressortiront l’idée kantienne d’un espace disposition mentale, forme et cadre de toute perception des objets et du monde par les sens. Même les critiques de la thèse kantienne ne parviendront pas à amoindrir l’intérêt porté à cette conception. Pour Durkheim, les représentations de l’espace varient d’une société et d’une culture à l’autre, donc « l’espace n’est pas ce milieu vague et indéterminé qu’avait imaginé E. Kant » (E. Durkheim, 1912). Mais la critique ne convient nullement sachant que l’espace kantien ne correspond qu’à la perception humaine la plus abstraite et que toute construction spatiale incluant des notions d’orientation ou de perspective, toute référence à des contenus spatiaux et à leurs représentations ne sont pas à prendre en compte dans la « forme pure de l’intention sensible ». Toujours selon Kant, c’est la pratique qui rend opératoire ce principe inné de lecture spatiale des objets et de leurs agencements. Les récents travaux de neurobiologistes abondent en ce sens en postulant que les capacités d’apprentissage, si elles n’étaient pas exploitées dans le cadre d’un processus social de formation et d’éducation, resteraient inertes. Après avoir observé depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours l’évolution des conceptions de l’espace, la question du déterminisme se pose. L’espace géographique, au sens physique du terme, détermine-t-il les représentations spatiales et les modes de vie ? Au contraire, le surplus d’objectivation et d’abstraction de l’espace par la conscience ne détachent-ils pas trop l’individu de son espace, son environnement, son quotidien ? Toutes les théories (monistes ou dualistes) qui assimilent volontairement l’espace, indépendamment de la matière ou non, à la conscience, à Dieu, à l’esprit, prennent le risque d’une dérive déterministe si celles-ci ne font pas la distinction entre espace, forme de conscience, et espace concret de la géographie. Par contre, les théories dualistes faisant la dissociation sont à l’abri bien qu’une rupture trop prononcée entre les deux entraîne une déviation inverse. Comme l’a avancé Durkheim, les représentations de l’espace géographique ont une origine sociale. Il faut donc trouver le positionnement le plus adéquat entre l’espace kantien, forme de toute sensibilité, et l’espace durkheimien, produit par les représentations et par l’action des Hommes. Régies par les lois de la nature, les sociétés inscrivent leurs actions dans cet « espace », le transforment dans le temps « en fonction des schèmes culturels, des pratiques économiques et du niveau technique des sociétés qui l’occupent » (G. Di Méo, 1998).
Polycentrisme, nouveau paradigme
Apparue aux alentours des années 1930, la théorie des places centrales de Christaller (1980) provient de l’étude de la distribution spatiale des villes à partir du cas d’Allemagne du Sud. Reprise notamment par l’économie spatiale à travers les aires de chalandise, la comparaison de ce modèle de distribution des villes « idéal » à la réalité en a cerné les limites voire l’a raillé (figure 8). En effet, il n’est pas rare de voir calquer les divers niveaux d’hexagones, sur le territoire français par exemple, ce qui génère aux « marges » des anomalies vis-à-vis du modèle car cette théorie s’évertue à s’appliquer sur des espaces terrestres (S. Adam, Y. Guermond, 1989). Guy Baudelle (2005) va dans ce sens : « Dans certains cas, les façades maritimes paraissent si peu compter qu’elles sont tout simplement hors carte : avec les cartes, seul compte l’atout cœur ! ». J. Bird, s’appuyant sur des réflexions du contemporain de Christaller R.D. Mc Kenzie (1967), dénonce les distorsions du modèle : « beaucoup d’études spécifiques du peuplement en géographie urbaine ne mentionnent pas du tout les ports (…) Dans beaucoup de textes sur les théories de la localisation les ports apparaissent comme des exceptions ou des distorsions » (J. Bird, 1977). Le littoral implique une plus grande subtilité du modèle à concevoir comme l’a démontré pour l’arc méditerranéen français Laouhari Kaddouri (2000). Les ports deviennent des « centres excentrés » (J. Bird, ibid) par opposition ou dissemblance des « places centrales » théoriques. Le polycentrisme dérive de cette théorie. La concrétisation du polycentrisme, soit la polycentricité, présente « deux espaces complémentaires », le premier étant la « morphologie, soit la répartition des zones urbaines sur un territoire donné », le second se rapportant aux « relations entre zones urbaines », c’est-à-dire les réseaux et les flux (ORATE, 2004). La totalité réclame un certain type de gouvernance soit l’existence de dispositifs institutionnels qui permettent la mise en situation d’une coopération (d’un point de vue de l’organisation, des procédures et des instruments) sans qui laquelle le principe de concurrence affaiblirait l’agrégat, souvent métropolitain. Le polycentrisme prend donc en compte la taille des villes (dans le sens large du terme) et les relations entretenues entre elles. L’OCDE (2006) traduit alors la polycentricité comme « à la fois la morphologie des zones urbaines structurée autour de plusieurs nœuds urbains, et l’existence de relations fonctionnelles (en terme de flux de transports, de liens industriels et d’affaires, de formes de coopérations, ou par la division du travail) entre les villes de ces régions » (p.30).
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Table des matières
Introduction générale
PARTIE 1 : MÉTHODE ET CONCEPTS
Chapitre 1 : De l’espace au territoire
Chapitre 2 : Quelques apports conceptuels
Chapitre 3 : Éléments théoriques et conceptuels
PARTIE 2 : L’ESPACE ATLANTIQUE, TERRITOIRE DE FAÇADE ?
Chapitre 4 : Accessibilité de l’espace atlantique
Chapitre 5 : Catégorisation des profils régionaux
PARTIE 3 : MARITIMITÉ, PROMOTION, IDENTITÉ
Chapitre 6 : La place du toponyme atlantique
Chapitre 7 : L’odonyme, symbole identitaire
Chapitre 8 : La griffe « atlantique » au cœur du marketing territorial
PARTIE 4 : INSTITUTIONS ET COOPÉRATIONS : QUELLES POSITIONS POUR LES RÉGIONS ATLANTIQUES ?
Chapitre 9 : Les acteurs atlantiques, le champ des institutions
Chapitre 10 : Le champ atlantique de la coopération
Conclusion générale
Bibliographie générale
Webographie
Tables
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