TENUE VESTIMENTAIRE ET PRESENCE NUMERIQUE, DE L’IMPORTANCE DU COSTUME DANS LA REPRESENTATION DIGITALE
Jusqu’au début des années 2000, les sites internet se composaient essentiellement de textes et de liens hypertextes, aussi appelés signes passeurs pour reprendre la terminologie mise au point par Yves Jeanneret dans sa théorie de la trivialité, qui reliaient ces ressources documentaires entre elles. S’il était déjà techniquement possible d’intégrer du contenu media, images ou vidéos, sur les pages d’un site internet, les éditeurs de ces plateformes numériques devaient y réfléchir à deux fois et s’assurer de la pertinence de leur démarche avant de sauter le pas, sous peine de ralentir le chargement du site et de nuire à la navigation des internautes.
Par conséquent, la raison fondamentale de cette prédominance du texte sur l’image était avant tout technique. En effet, le poids des contenus media étant bien plus important que celui des contenus textuels, ces derniers étaient donc généralement privilégiés afin de délivrer de l’information sans ralentir le chargement des pages. Ce parti-pris éditorial était ainsi contraint par une limitation technologique : la lenteur des connexions internet des foyers qui, à l’époque, étaient majoritairement connectés en bas débit, lorsqu’ils étaient effectivement reliés à internet.
Avec la généralisation des connexions à haut et à très haut débit, consulter des images et des vidéos sur internet est désormais à la portée du plus grand nombre. Aujourd’hui 82% des Français disposent de ce type de connexion à leur domicile et les temps de chargement de ces ressources autrefois longs, voire très longs, ne sont plus un obstacle à la conception et à la consultation de plateformes numériques en ligne visuellement riches et plus interactives. Ce sont donc bien les évolutions technologiques et techniques conjointes de la vitesse de connexion, des codes de programmation, du matériel informatique ainsi que la généralisation de l’équipement numérique des foyers qui ont permis l’avènement d’internet tel que nous le connaissons aujourd’hui. Sans cela, les sites internet et les réseaux sociaux qui font dorénavant la part belle aux images et à la vidéo n’auraient jamais pu se développer. La démocratisation de l’internet mobile, sur ordinateurs portables, Smartphones et tablettes, est également un facteur déterminant dans la diffusion quasi-universelle des contenus numériques multimédia qui accompagnent aujourd’hui les internautes au quotidien. Preuve en est, le succès croissant de réseaux sociaux comme Instagram, Periscope et Snapchat, basés essentiellement sur l’image et la vidéo et utilisables principalement depuis un téléphone mobile ou une tablette.
Les technologies numériques sont ainsi devenues le creuset d’une culture foisonnante de l’image, non seulement du fait des media digitaux mais aussi des usagers eux-mêmes qui se sont mués en acteurs de l’internet et en éditeurs de contenus digitaux grâce à l’avènement du web 2.0 à la fin des années 2000.
C’est dans ce contexte actuel d’omniprésence de l’image dans l’espace digital que nous souhaitons inscrire notre réflexion autour de la présence numérique et de ses liens avec la tenue vestimentaire, au sens large du terme, qui inclut le vestimentaire et le paravestimentaire. Dans cette première partie, nous allons ainsi approfondir rapidement les notions d’identité numérique et d’e-réputation afin de les lier à l’image, au sens de représentation graphique. C’est ensuite grâce à cette passerelle que nous pourrons rapprocher la mode et l’attention qu’y portent les individus dans la construction ou la gestion de leur présence numérique.
Identité numérique, e-réputation et images
Dans son ouvrage Identité numérique et e-réputation, Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Nantes, introduit une distinction entre identité numérique et e-réputation. Selon lui l’identité numérique recouvre l’ensemble des informations et contenus visibles sur internet générés par un individu alors que l’e-réputation est définie par ce qui est produit par un tiers sur le web au sujet de l’individu concerné.
L’identité numérique est formée par la « somme des traces numériques se rapportant à un individu ou à une collectivité » . Ertzscheid distingue trois types différents de traces : les traces dites « profilaires », qui correspondent à ce qu’un individu dit de lui-même ; les traces dites « navigationnelles », qui relèvent des sites fréquentés par un individu, sur lesquels il commente ou achète notamment ; et enfin les traces dites « inscriptibles et déclaratives », qui font référence aux publications dans lesquels un individu formule ses idées et opinions, comme par exemple dans le contenu d’un blog. En somme, ce qu’est l’individu, comment il se comporte et ce qu’il pense sur le web. De manière plus générale, l’identité numérique est donc « la collection des traces » laissées par un individu lorsqu’il surfe sur internet, qu’il s’agisse de contenu textuel, media, de données de géolocalisation ou encore d’identifiants de connexion, ainsi que l’image de ces traces, telle qu’elle apparaît une fois retraitée par les moteurs de recherche.
La réputation numérique ou e-réputation est la seconde composante de la présence numérique. Elle est formée par l’ensemble des contenus relatifs à un individu publiés par des tiers et, en ce sens, apparaît comme la contrepartie nécessairement subjective et f luctuante de l’identité numérique. Elle est donc, par essence, nettement plus volatile et délicate à contrôler puisqu’elle repose sur l’image perçue ainsi que sur la confiance et la crédibilité accordées aux sources dont émanent les dites publications et sur lesquelles l’individu concerné ne peut que difficilement influer. Par nature, elle s’établit et s’instaure dans le temps et peut rapidement se dégrader, c’est notamment ce qu’il se produit lors d’un «bad buzz ».
Besoin de « représentation digitale » et tenue vestimentaire
Dans l’intention d’illustrer le lien corrélatif supposé entre le degré de représentation, voire d’incarnation, jugé nécessaire par un individu et l’importance accordée à sa tenue vestimentaire dans la construction de sa présence numérique, nous proposons de mobiliser deux outils méthodologiques de recherche différents : l’analyse sémiotique, d’une part, et l’observation participante, d’autre part.
Notre démarche d’analyse sémiotique se base sur un corpus constitué de photographies de quatorze personnalités issues d’« univers médiatiques » divers (recherche, entreprise, littérature, mode, politique, musique et téléréalité) et dont la présence en ligne est suffisante à nous procurer matière à analyse. Nous faisons le choix méthodologique d’orienter notre recherche sur un nombre fini de personnalités dont la présence en ligne est significative et pour lesquelles nous pourrons donc aisément procéder à une analyse. Notre étude ne prétend pas à l’exhaustivité puisque chaque individu possède un habitus vestimentaire qui lui est propre et donc par extension un « éthos numérique vestimentaire » personnel. Toutefois nous avons orienté notre choix de personnalités de manière à obtenir un pool « représentatif » des différents cas de figure envisagés. Nous avons également souhaité introduire une forme de double dichotomie dans notre choix de manière à élargir le spectre de représentativité de l’échantillon considéré. Pour chaque milieu étudié, nous avons ainsi retenu une personnalité dont le rayonnement est international et une autre dont l’aura peut davantage être considérée comme locale. Le second facteur de différenciation au sein des « couples » de personnalités formés se situe au niveau de leur application des codes de la mode ; nous avons ainsi tenté de choisir une personnalité qui les maîtrise, ou tout du moins en joue, et une seconde qui semble en avoir moins conscience, moins s’en préoccuper ou en faire un emploi détourné.
REFLEXION SUR LE LIEN ENTRE TENUE VESTIMENTAIRE ET LEGITIMITE MEDIATICONUMERIQUE
Dans la première partie de notre étude, nous avons établi un lien entre éthos numérique vestimentaire et besoin de représentation, pourtant, sur internet et dans les media, les exemples de personnalités connues et reconnues dont l’apparence vestimentaire peut paraître négligée ou décalée sont légion. En effet, certains hommes politiques, intellectuels, artistes et personnages célèbres en tous genres ne semblent pas ou peu se préoccuper decet aspect de leur image tant il apparaît en décalage avec les normes sociales vestimentaires en vigueur dans leur milieu de « représentatitivité médiatico-numérique ». Par milieu de représentatitivité médiatico-numérique, nous entendons l’environnement ou la catégorie deprésence numérique et médiatique dans lesquels l’individu concerné est reconnu comme légitime; en somme, sa spécialité ou sa sphère d’influence médiatique et numérique. Il peut par exemple s’agir du monde de la littérature, de la recherche, de la musique ou bien encore de la téléréalité. Ainsi ce détachement visible vis-à-vis de la grammaire morphosyntaxique, si chère à d’autres, nous amène à nous questionner sur l’existence d’un lien inversement proportionnel entre la légitimité d’une personne dans sa sphère d’influence médiatico-numérique et l’importance qu’elle accorde à sa tenue vestimentaire. En définitive, dès lors que le besoin de représentation se ferait moins fort du fait d’une légitimité ou d’une expertise quasiuniversellement reconnue, le vestimentaire et le para-vestimentaire deviendraient-ils des contingences frivoles dont un individu peut s’affranchir?
Dans le but de répondre à cette interrogation, nous nous pencherons dans un premier temps sur l’importancesociale du vêtement et son rôle souvent sous-estimé, voire carrément négligé, par les théoriciens des sciences sociales. Nous analyserons ensuite l’éthos numérique vestimentaire pouvant être considéré comme déviant de plusieurs personnalités afin de déterminer si la distanciation constatée avec les schémas morphosyntaxiques attendus s’inscrit ou non dans une démarche de défiance vis-à-vis de la mode vestimentaire. Enfin nous nous interrogerons sur la nature de ce décalage afin de déterminer si celui-ci ne relèverait pas davantage du détournement, voire de la réinterprétation, que du simple dédain.
Enfin, le caractère hautement arbitraire de la mode vestimentaire nous paraît également être un facteur de taille dans la réticence des scientifiques à en faire un objet d’études. « La mode vestimentaire ignore à peu près complètement les justifications. Elle incarne l’une des formes les plus achevées de domination par l’arbitraire. […] La mode constitue pour elle même sa propre explication. Pourquoi devient-elle muette en matière de choix ? Parce que seul un individu peut rendre compte des raisons de ses actes. Or la mode, par construction, ne procède pas d’un choix personnel mais de l’agrégation d’une somme de décisions individuelles. La mode n’accepte qu’une seule loi, la sienne. L’arbitraire règne sans partage sur la mode ; il décide de la forme des vêtements, de la vogue des marques. »
Dès lors, cette apparente contradiction avec les logiques scientifiques et sociales de catégorisation et de classification, si chères aux théoriciens des sciences sociales, nous semble à même de susciter une forme de répugnance à traiter et à théoriser le sujet.
Si l’on admet volontiers que l’on peut percevoir l’ère du temps par la littérature, le cinéma ou, plus généralement, par l’ensemble des créations artistiques d’une époque, il semble toujours problématique, voire controversé, de souhaiter en faire de même au travers de l’habitusvestimentaire contemporain. Pourtant le rapport direct qu’entretient le vêtement avec le corps, plus que toute autre forme de création, et son caractère quasi-universel semblent lui promettre une valeur heuristique supérieure. C’est sur ce constat que Frédéric Monneyron ouvre son essai La frivolité essentielle, du vêtement et de la mode, dans lequel il s’attache à rétablir le rôle social du vêtement.
Un éthos numérique vestimentaire déviant constitue-t-il un désaveu à l’encontre de la mode vestimentaire ?
Dans Outsiders , Becker Howard définit la déviance comme une somme d’actes et de comportements jugés transgressifs vis-à-vis de normes établies, acceptées et suivies par un groupe social. La déviance n’est donc pas un phénomène propre à l’individu mais dépend plutôt de la manière dont l’acte est perçu par la société.Dans son ouvrage, Howard introduit également la notion de carrière selon laquelle on ne naît pas déviant mais on le devient, c’està-dire que la déviance sociale n’est, a priori, pas une caractéristique innée mais s’acquiert ets’apprend en réaction et en opposition, conscientes ou non, face aux normes sociales établies.
Ainsi les sujets déviants ne sont pas nécessairement conscients de l’être, ou, s’ils le sont, leur déviance ne leur semble pas préjudiciable. En rapprochant la notion de déviance du concept d’éthos numérique vestimentaire développé dans la première partie de notre travail, nous pouvons ainsi définir un éthos numérique vestimentaire déviant comme la mise en scène de soi, délibérée ou non, au travers d’une tenue vestimentaire qui transgresse les normes sociales en matière d’habillement et dont l’image est retranscrite au travers de supports numériques.
Afin d’illustrercette notion d’éthos numérique vestimentaire déviant et ses implications quant à la relation au vêtement des individus qui semblent pouvoir en relever, nous allons procéder à l’analyse sémiotique du corpus photographique de trois des «duos » de personnalités précédemment formés selon la même méthodologie que celle employée dans notre première partie. Nous avons choisi de présenter ces « couples » de personnalités de manière à confronter un éthos numérique vestimentaire, a priori, déviant et un éthos numérique vestimentaire plus « classique », qui ont tous deux trait à la même sphère d’influence médiatico-numérique. Notre démarche a pour but de dresser des parallèles et de souligner les disparités signifiantes entre les deux analyses afin de pouvoir tirer des conclusions pertinentes quant à la déviance constatée, au moins dans un premier temps, et le rapport à la mode vestimentaire des individus concernés. Les personnalités retenues sont celles du monde de la recherche, de la littérature et de la politique ; à savoir Cédric Villani et Yves Jeanneret, Michel Houellebecq et Harlan Coben, et enfin Olivier Besancenot et Barack Obama. Cédric Villani est un chercheur français en mathématiques mondialement reconnu et lauréat de la médaille Fields. Yves Jeanneret est un enseignant-chercheur français spécialisé dans les sciences de l’information et de la communication, il est notamment l’auteur de la théorie de la Trivialité. Michel Houellebecq est l’un des hommes de lettres français contemporains les plus célèbres et les plus médiatiques. Harlan Coben est un écrivain américain spécialisé dans les romans policiers et qui connaît un succès international retentissant. Olivier Besancenot est un homme politique français d’extrême gauche, facteur de profession et leader du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) en 2016. Barack Obama est un homme politique afro-américain, membre du parti démocrate qui a effectué deux mandats successifs en tant que président des Etats-Unis entre 2008 et 2016.
Déviance, détournement et ignorance
Arrêtons-nous un instant sur les notions de déviance et de détournement, sur leurs similitudes et leurs différences. Le dictionnaire Larousse en ligne définit la déviance, conformément aux principes de Becker Howard, comme la « position d’un individu ou d’un groupe qui conteste, transgresse et qui se met à l’écart de règles et de normes en vigueur dans un système social donné. » Le détournement est quant à lui défini comme l’action de « donner à quelque chose (texte littéraire, slogan publicitaire, film, etc.) un autre sens que son sens original par divers procédés de masquage ou de surcharge. »
Intéressons-nous dans un premier temps aux similitudes qui existent entre ces deux définitions. Le premier point commun entre ces notions réside dans le fait que toutes deux relèvent d’actions volontaires de la part des personnes qui y procèdent. Ainsi, elles résultent d’une décision librement choisie et non imposée et, en ce sens, s’inscrivent dans une démarche empreinte de sens et de motivations. Le second trait commun entre ces deux notions réside dans leur relation directe à un second concept et dans le caractère altérateur du dit lien à l’endroit de son objet. Cette altération est toutefois différente puisque la déviance suppose un double mouvement d’opposition et de transgression vis-à-vis de normes sociales établies alors que le détournement, moins spécifique, s’apparente à une manœuvre de transformation du sens d’une chose : concept, œuvre, etc. En ce sens, la déviance est donc plus marquée que le détournement et ses motivations semblent s’apparenter au rejet, à la défiance, à la résistance ou tout du moins à une forme d’opposition conflictuelle dont les intentions sous-jacentes peuvent être différentes. Les contours de la notion de détournement sont plus flous puisqu’il s’agit simplement d’une forme de travestissement, plus ou moins appuyé, de la réalité d’une chose à l’aide de procédés peu ou prou visibles et dont l’intentionnalité n’est pas nécessairement perceptible.
Une fois ces deux concepts mieux définis et confrontés, la notion de détournement nous paraît davantage s’appliquer à l’éthos numérique vestimentaire que la déviance. En effet, le vestimentaire et le para-vestimentaire, en tant que vecteurs privilégiés de sens et de symboles, nous paraissent plus propices à la transformation du sens qu’à la transgression sociale pure. On ne peut cependant nier que certains éthos vestimentaires soient déviants mais, selon nous, ces derniers s’inscrivent dans une démarche de déviance sociale générale de l’individu dont le look vient compléter le discours, les opinions et les convictions, qui s’opposent directement aux normes sociales, comme une sorte de complément ou de parachèvement à la notion de carrière de déviance. Et ceci car la déviance est, selon Howard, une somme de comportements et non pas un acte isolé. Ainsi un éthos numérique vestimentaire déviant nous paraît conditionné par la déviance même de l’individu et un individu qui ne serait pas déviant ne pourrait donc pas avoir un éthos numérique vestimentaire déviant. En effet, par définition, si un individu n’est pas déviant c’est bien qu’il accepte les normes qui régissent son environnement social et ne les transgresse pas. Or si l’on constate un décalage entre son habitus vestimentaire et les codes morphosyntaxiques communément attendus, on peut raisonnablement supputer qu’il s’agit là davantage d’une démarche signifiante qui donne un sens autre aux éléments vestimentaires et para-vestimentaires de sa tenue que celui communément admis, et par là même d’un détournement.
Nous souhaitons également souligner que l’inadéquation d’une tenue par rapport à un contexte peut aussi être le fait de la simple ignorance. En effet, si un individu n’a pas connaissance des règles qui ont cours dans un environnement social donné, il se peut qu’il y déroge involontairement, et ce cas de figure semble parfaitement pouvoir s’appliquer aux éléments vestimentaires et au para-vestimentaires d’une tenue. Dans ce cas, le décalage est bien le fait d’un manque de connaissances et ne peut donc s’apparenter à une démarche volontaire comme dans le cas de la déviance ou du détournement.
Si l’on en revient à notre seconde hypothèse qui voulait que le souci vestimentaire soit une contingence superficielle dont un individu peut s’affranchir dès lors qu’il atteint un degré de légitimité suffisant dans son domaine de représentativité « médiatico-numérique », nous pouvons raisonnablement supputer que dès lors qu’il y a représentativité « médiaticonumérique », il y a représentation. Or le concept même de représentation induit un rôle et une intention discursive sous-jacente, qui passe notamment par l’apparence. En outre, si l’individu concerné possède une légitimité et une influence avérées dans son domaine de prédilection, on peut décemment envisager qu’il en connaît parfaitement les us et coutumes, l’habitus vestimentaire commun ne faisant logiquement pas exception. Ainsi si un tel individu présente un éthos numérique vestimentaire en décalage avec la norme de son milieu, l’expérience approfondie de sa sphère d’influence nous porte à croire qu’il est bel et ben conscient de ce décalage et qu’il s’agit là d’une démarche volontaire et signifiante de déportation du sens du vêtement, au sens élargi du terme, et donc d’un détournement. L’ignorance et la déviance étant de facto exclues des causes envisageables du décalage, à la fois en raison de cette fameuse expérience/connaissance mais aussi de la légitimité dans un univers social donné, qui suppose une certaine conformité aux règles en vigueur dans ce milieu. Ainsi s’il y a détournement, il y a connaissance et transformation d’un certain nombre de règles et de symboles qui gravitent autour du vestimentaire et du para-vestimentaire dans un référentiel donné. L’acte volontaire de contourner ces règles s’inscrit donc dans un souci particulier visà-vis du vêtement, au sens large, et s’il semble qu’un individu puisse se détacher des codes de la mode, il ne peut se défaire de la signification du vêtement et ce détachement reste donc signifiant. Soulignons enfin que les trois analyses sémiotiques d’éthos numériques vestimentaires en décalage menées précédemment nous paraissent justement corroborer notre propos. En effet, Villani semble porter une attention toute particulière à sa tenue bien que celle-ci soit en décalage évident avec la norme vestimentaire propre aux chercheurs ; Houellebecq nous prouve par la constance austère et relativement négligée de son éthos numérique vestimentaire que, malgré les apparences, il donne de l’importance au vestimentaire et au para-vestimentaire lors de ses apparitions publiques ; enfin l’ambigüité et les questions soulevées par le cas Besancenot sont la preuve d’une recherche et d’un souci certains vis-à-vis du vêtement, au sens large.
En définitive, nous pensons avoir réfuté notre seconde hypothèse. En premier lieu nous estimons avoir établi, grâce aux travaux édifiants de différents auteurs, que le vêtement n’est finalement pas la futilité à laquelle certains voudraient le réduire. Nous jugeons également avoir infirmé le lien inversement proportionnel entre légitimité médiaticonumérique et souci vestimentaire initialement pressenti grâce à l’exploration de la notion de déviance et à sa réorientation vers le concept de détournement, que nous estimons plus pertinent et adapté dans le traitement de notre objet d’étude. Ainsi la légitimité ne semble pas pouvoir dispenser d’une certaine préoccupation vis-à-vis de la tenue vestimentaire représentée par le biais des supports numériques, tant le vêtement, au sens élargi du terme, est porteur de symboles et de sens dans l’imaginaire collectif et social. Dès lors il nous paraît légitime et judicieux de nous interroger : qu’on le veuille ou non, la «grammaire de la mode » serait-elle une logique discursive visuelle qu’il est impératif de manier à l’ère du numérique et de l’omniprésence de l’image?
L’OMNIPRESENCE DE L’IMAGE A L’ERE DU TOUT NUMERIQUE COMME CATALYSUEUR DE LA CONSCIENTISATION VESTIMENTAIRE COLLECTIVE
Comme nous l’avons montré précédemment, un lien de cause à effet semble bel et bien exister entre le besoin de représentation numérique des individus et l’importance qu’ils accordent à leur tenue vestimentaire. Nous estimons également avoir validé qu’il ne paraît pas possible de s’affranchir du poids du vestimentaire etdu para-vestimentaire dans l’image de soi véhiculée par le biais des supports digitaux et ce, même à un niveau de représentativité et de légitimité médiatico-numériques élevé. Nous avons également établi la dimension fondamentale de l’image photographiquedans la fondation identitaire et réputationnelle de la présence numérique des personnes ainsi que l’importance du vêtement, au sens large, dans cette représentation digitale. Nous n’avons pas non plus manqué de souligner, à plusieurs reprises, le poids substantiel de l’image dans la sphère numérique telle que nous la connaissons en 2016. Mises bout à bout ces différentes analyses nous pousse inéluctablement à nous interroger sur la nécessité de manier, avec plus ou moins d’aisance, la grammaire contemporaine du vêtement dans notre époque du « tout digital » où les images deviennent des unités signifiantes aussi efficientes que le langage écrit.
Afin d’illustrer le lien qui unit l’image numérique et le poids du vêtement dans les représentations photographiques digitales des individus, nous allons dans un premier temps nous intéresser à l’image numérique elle-même, à son avènement, à ses caractéristiques intrinsèques ainsi qu’aux nouveaux usages culturels et sociaux qu’elle a largement participé à faire émerger. Nous nous intéresserons ensuite plus spécifiquement aux différents « lieux de publication » de ce matériel iconographique digital ainsi qu’à leur impact sur la tenue vestimentaire des sujets photographiés. Nous poursuivrons notre étude en portant notre regard sur une catégorie d’individus que nous avions, jusque là, plus ou moins délaissée : le quidam moyen ; grâce à nos démonstrations préalables et au questionnaire quantitatif que nous avons administré, nous élargirons ainsi notre champ de recherche en nous intéressant à l’éthos numérique vestimentaire des personnes ordinaires dont l’expression semble essentiellement vouée à la sphère semi-privée. Nous achèverons notre travail en convoquant l’ensemble de nos recherches afin de formuler une recommandation stratégique globale à l’endroit des « industries du look » visant à expliciter certaines des applications pratiques que peut avoir pour elles la notion d’éthos numérique vestimentaire.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : TENUE VESTIMENTAIRE ET PRESENCE NUMERIQUE, DE L’IMPORTANCE DU COSTUME DANS LA REPRESENTATION DIGITALE
A. Identité numérique, e-réputation et images
B. De l’importance du vêtement dans la présence numérique d’un individu
C. Besoin de « représentation digitale » et tenue vestimentaire
PARTIE 2 : REFLEXION SUR LE LIEN ENTRE TENUE VESTIMENTAIRE ET LEGITIMITE MEDIATICO-NUMERIQUE
A. Le vêtement : frivolité personnelle ou fait social total ?
B. Un éthos numérique vestimentaire déviant constitue-t-il un désaveu à l’encontre de la mode vestimentaire ?
C. Déviance, détournement et ignorance
PARTIE 3 : L’OMNIPRESENCE DE L’IMAGE A L’ERE DU TOUT NUMERIQUE COMME CATALYSUEUR DE LA CONSCIENTISATION VESTIMENTAIRE COLLECTIVE
A. L’imagenumérique ou la mutation des usages traditionnels de la photographie
B. L’influence du «lieu » de la publication numérique sur la mise-en-scène du corps habillé
C. Quid de l’éthos numérique vestimentaire du Français moyen?
D. Recommandations stratégiques à l’intention des «industries du look »
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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