Depuis l’âge de bronze et la naissance de la métallurgie, le développement technologique des sociétés est conditionné par l’accès aux éléments métalliques à la surface de la croûte continentale. Au XXIème siècle, aucun autre métal n’illustre mieux le symbole du progrès technologique (e.g. numérique et énergies vertes) que les éléments de terres rares, ou REE (Rare Earth Elements : lanthanides + yttrium). En raison de leur utilisation indispensable dans de nombreux secteurs des hautes technologies de pointe et de leur faible abondance (< 100 ppm), même si elles sont moins rares que l’or ou l’argent, les REE sont inclues dans la liste des métaux critiques (Kynicky et al., 2012). Ces éléments se concentrent difficilement dans les minéraux majeurs et se distribuent principalement dans des minéraux accessoires du groupe des silicates (allanite, titanite et zircon), phosphates (monazite, xénotime et apatite) ou fluorocarbonates (bastnäsite, synchysite) formés dans les magmas différenciés et/ou riches en volatiles (granitoïdes, roches peralcalines, carbonatites). Ces minéraux contiennent toutes les REE, mais l’abondance des REE est décroissante de presque un ordre de grandeur entre les REE légères (LREE, La à Gd) et les REE lourdes (HREE, Tb à Yb). Les HREE sont de plus grande valeur économique à cause de leurs usages spécifiques et de la rareté de leurs minéralisations.
Le passage de fluides dans un système rocheux peut modifier son intégrité primaire, c‘est l’altération. Tous les principaux gisements de REE aujourd’hui exploités, majoritairement en Chine, sont empreints d’évènements d’altération hydrothermale et/ou supergène (e.g. (Lottermoser, 1990; Smith et al., 1999). En effet, le déséquilibre chimique généré à l’interface fluide-roche entraîne la solubilisation et le transfert des REE pouvant aboutir à un enrichissement en REE (Mount Weld, Australie), à un changement de phases hôtes, i.e. redistribution (Bayan Obo, Chine), et/ou une modification de la répartition initiale entre LREE/HREE, i.e. fractionnement (gisements à adsorption ionique, IAD, Chine). Les phases primaires sont souvent remplacées in-situ par la précipitation de fluorocarbonates et phosphates de REE secondaires peu solubles (e.g. Buda and Nagy, 1995; Smith et al., 1999), comme la bastnäsite et la monazite, les deux minéraux les plus exploités pour leur teneur en LREE (Kanazawa and Kamitani, 2006). Longtemps les REE ont été considérées comme relativement immobiles (Henderson, 1984) mais la formation de complexes stables (e.g. fluorures, chlorures, sulfates) permet de transporter les REE dans les fluides, de les fractionner et éventuellement de les accumuler si les conditions de solubilité (activité ionique, température, pH) deviennent favorables (Migdisov et al., 2016).
Un des processus les plus remarquables d’enrichissement en HREE se produit lors de l’altération superficielle par des eaux météoriques des roches granitiques (formation d’un sol), comme dans les gisements IAD (Kynicky et al., 2012). Dans ces sols latéritiques, les REE sont immobilisées et se concentrent à la surface des argiles néoformées (kaolinite) par adsorption (Li et al., 2017). En raison de leur plus faible coût d’extraction (Moldoveanu and Papangelakis, 2016), ces dépôts secondaires sont largement exploités dans les provinces du sud de la Chine et contribuent à la domination du marché chinois dans l’approvisionnement mondial en HREE (Chakhmouradian and Wall, 2012). Cependant, pour des raisons encore mal comprises, certains sols sont enrichis soit en LREE, soit en HREE adsorbées. La distribution des REE dans les gisements est donc un paramètre clé de la phase d’extraction et transformation des REE.
Les études microscopiques montrent que dans la croûte continentale les principaux porteurs de REE sont la monazite et l’allanite, puis la titanite, le zircon et l’apatite (Gromet and Silver, 1983; Bea, 1996). Typiquement, les phosphates primaires, monazite-xénotime, et le zircon sont peu solubles, ce qui permet par exemple de les retrouver dans les placers (Chakhmouradian and Wall, 2012). En revanche, des minéraux comme l’allanite, les fluorocarbonates, la titanite et l’apatite sont plus sensibles à l’altération et montrent de nombreuses textures d’altération en contexte hydrothermal et dans les profils d’altération supergène (Banfield and Eggleton, 1989; Pan et al., 1993; Middleton et al., 2013; Betkowski et al., 2016). Que ce soit au travers des processus d’altération hydrothermale ou supergène, il apparaît clairement que la nature des phases primaires et les conditions P-T-spéciation du fluide contrôlent la mobilité, la redistribution et le fractionnement des REE.
Comprendre et modéliser les mécanismes d’altération nécessite donc de connaître les propriétés thermodynamiques des solides et des fluides ainsi que les cinétiques réactionnelles. La stabilité des phases est donc encore souvent déduite des observations pétrographiques des échantillons naturels ou de manière expérimentale. Alors que les études sur la stabilité des complexes et le transport des REE en solution sont conduites depuis plusieurs années (voir Migdisov et al., 2016), la thermochimie des minéraux accessoires de REE en est encore à ses balbutiements (e.g. Janots et al., 2007), particulièrement concernant les minéraux aux compositions souvent très complexes pouvant contenir près du tiers du tableau périodique (e.g. eudialyte, Johnsen et al., 2001). Par contrôle des conditions opératoires, les études expérimentales sur systèmes simples permettent de discriminer les paramètres contrôlant les cinétiques de dissolution et les mécanismes réactionnels de mobilisation des REE. Les expériences d’altération sur monazite ou zircon (e.g. Ayers and Watson, 1991; Poitrasson et al., 2004) sont plus nombreuses en raison de leur importance en géochronologie, mais il existe aujourd’hui très peu de données expérimentales sur l’allanite, dont les études en milieu naturel révèlent depuis longtemps sa faible résistance à l’altération (Watson, 1917), en comparaison avec la monazite ou le zircon.
Les réactions d’altération hydrothermale
La roche mère est une tonalite contenant environ 400 ppm de REE dont la distribution primaire est majoritairement contrôlée par l’allanite. Les études de Berger et al. (2008) ont mis en évidence une première phase de redistribution des REE en conditions hydrothermales (Figure 0.1) telle que :
allanite → bastnäsite/synchysite (+ amorphe Si-Al) + monazite (1.1)
La réaction (1.1) est une réaction de carbonatation et phosphatation typique de l’altération de l’allanite, décrite dans de nombreux exemples en conditions naturelles (e.g. Uher et al., 2015). Comme évoqué précédemment, l’absence de données expérimentales sur les mécanismes réactionnels d’altération de l’allanite est surprenante, malgré son rôle dans le budget des REE (Ichimura et al., 2020), mais aussi comme géochronomètre (Cenki-Tok et al., 2011; Pal et al., 2011) ou encore comme porteur de Ca, pouvant ainsi contribuer significativement au budget de CO2 (Price et al., 2005). La composition des fluides hydrothermaux (CO2 + F- ) est déduite seulement des observations minéralogiques, ce qui nous amène à plusieurs questions encore mal comprises :
– Quels sont les mécanismes d’altération de l’allanite en conditions hydrothermales de basse température?
– Comment la composition du fluide (pH, ligands) influence la réactivité de l’allanite, la re-distribution et le fractionnement des REE?
Ces problématiques ont été abordées par des expériences d’altération d’allanite en système fermé (static batch reactor experiment) à 200°C en présence de différentes compositions de fluides et de CO2. L’étude sur grains monocristallins micrométriques est avantageuse pour comprendre les paramètres de premier ordre influant sur les mécanismes et cinétiques réactionnelles, mais présente certaines limites avec les mécanismes opérant en milieu naturel incluant : i) des chimies et des textures non représentatives ; ii) un état de déséquilibre qui diminue au cours de l’expérience. Par conséquent, une expérience innovante de percolation (flow-through experiment) d’un fluide hydrothermal (H2O + CO2) a été menée sous contrainte de pression à 200°C dans une carotte de granite riche en allanite et titanite (granite de la Lauzière, Massif Cristallins Externes alpins). Ce dernier volet a été initié afin d’étudier le comportement des REE dans un système au plus proche du naturel (la minéralogie majeure et accessoire ainsi que le réseau de fractures sont conservés), mais dans un dispositif expérimental plus complexe à développer.
Développement d’un sol et distribution des REE
Au-dessus de la roche mère, le profil latéritique de Madagascar se décompose en trois horizons C, B et A (Figure 0.1). La minéralogie secondaire majeure et accessoire ainsi que la géochimie de roche totale ont été extrêmement bien contraintes par les études précédentes (Berger et al., 2008, 2014; Berger and Frei, 2014; Janots et al., 2015). Le long de ce profil, les REE montrent peu de variations vis-à-vis de la roche mère dans les horizons A et C. Par contre, les REE se concentrent fortement autour de 2200 ppm dans l’horizon B qui correspond à un niveau d’accumulation en conditions oxydées, au niveau de la zone de battement de nappe (Figure 0.1). À l’échelle de la roche totale, peu de différence de fractionnement de LREE/HREE est observée entre la roche mère et les horizons, sauf pour le cérium tétravalent, Ce(IV), qui s’accumule préférentiellement au regard des autres REE trivalentes (Braun et al., 1990). Les études de minéralogie montrent que l’allanite (+ fluorocarbonates et monazite secondaires) réagissent pour former des phosphates de REE de la famille du rhabdophane dans l’horizon C, et du groupe des alunites-jarosites à la place dans les horizons B et A.
Bien que ce profil ait fait l’objet d’études microscopiques, géochimiques et spectroscopiques détaillées, certaines questions subsistent :
– Quelle est la répartition des REE entre la fraction minérale authigénique et la fraction adsorbée dans le profil de Madagascar ?
– Quelle est la distribution des LREE, des HREE, du Ce(III) et du Ce(IV) ?
Un protocole d’extractions séquentielles étendu (sequential extraction procedure) a été appliqué sur les échantillons naturels afin d’extraire chimiquement les REE retenues par les différentes fractions du sol. Cette méthode est avantageuse car elle permet de caractériser la distribution de toutes les REE dans les différentes fractions minérales. Toutefois, elle a reçu de nombreuses critiques en raison des biais engendrés lors des attaques chimiques successives, notamment concernant la sélectivité des phases dissoutes (Filgueiras et al., 2002). Le protocole a été contrôlé au travers de phases synthétiques dopées en Ce représentatives du sol. Les résultats obtenus par complémentarité entre les extractions sur échantillons expérimentaux et naturels sont confrontés aux précédentes études sur le profil de Madagascar et viennent compléter davantage notre compréhension de la mobilité des REE dans une latérite granitique.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1
1.1 MOTIVATION DU PROJET
1.2 PROBLEMATIQUES ET METHODOLOGIE
1.3 STRUCTURE DE LA THESE
CHAPITRE 2
2.1 CARACTERISTIQUES GEOCHIMIQUES
2.1.1 Nomenclature
2.1.2 Géochimie des REE
2.1.3 Distribution et abondance
2.2 CONTEXTE ECONOMIQUE ET EXPLOITATION
2.2.1 Une utilisation omniprésente et indispensable
2.2.2 Offre et demande en REE
2.2.3 Les différents types de dépôt
2.2.4 Le paradoxe des énergies vertes
2.3 DISTRIBUTION DES REE DANS LES MINERAUX
2.3.1 Aperçu général
2.3.2 Les minéraux de REE à travers les grands types de gisements
2.3.3 Distribution et lixiviation des REE
2.4 L’ADSORPTION : PRINCIPE ET APPLICATION AUX REE
2.4.1 Définition et mécanismes
2.4.2 L’adsorption des REE: hôtes, fractionnement et oxydation
2.4.2.1 Adsorption sur les argiles
2.4.2.2 Adsorption des REE sur les oxydes et oxydation du Ce
2.4.2.3 Rôle de la matière organique
CHAPITRE 3
3.1 INTRODUCTION DE CHAPITRE
3.2 CONTEXTE ET ETAT DE L’ART : MINERALOGIE ET COMPORTEMENT DES REE LORS DE L’ALTERATION SUPERGENE
3.2.1 Généralités sur les latérites et profil latéritique typique
3.2.2 Mobilité et spéciations des REE dans les latérites
3.2.2.1 Paramètres physico-chimiques du sol et mobilité des REE
3.2.2.2 Spéciation des REE
3.2.3 Influence de la roche mère et résistivité des minéraux
3.2.4 La méthode des extractions séquentielles
3.2.4.1 Principe de la procédure
3.2.4.2 Principaux écueils à l’utilisation des SEP
3.3 ARTICLE : EVALUATION DE LA SELECTIVITE D’UNE PROCEDURE D’EXTRACTION SEQUENTIELLE APPLIQUEE A LA SPECIATION DES REE DANS UN PROFIL LATERITIQUE
CHAPITRE 4
4.1 INTRODUCTION DE CHAPITRE
4.2 CONTEXTE ET ETAT DE L’ART : ALTERATION HYDROTHERMALE ET MOBILITE DES REE
4.2.1 L’allanite : description et occurrences
4.2.1.1 Le “bazar” qu’est l’allanite (Ercit, 2002)
4.2.1.2 L’allanite, source majeure en REE dans la croûte continentale
4.2.1.3 L’allanite et son cortège minéralogique d’altération
4.2.2 Transport et déposition des REE : apports de la modélisation
4.2.2.1 Température et composition des fluides hydrothermaux
4.2.2.2 Transport et fractionnement des complexes aqueux
4.2.2.3 Modèles de déposition hydrothermale
4.2.3 Méthodes expérimentales
4.3 ARTICLE – REACTIONS DE L’ALLANITE ET DISTRIBUTION DES REE AU COURS D’EXPERIENCES D’ALTERATION A 200°C : ROLE DU PH ET DES LIGANDS AQUEUX
1 Introduction
2 Analytical methods and experimental procedure
2.1 Starting material
2.2 Experimental procedure
2.3 Solid characterization methods
2.4 Fluid characterization methods
3 Results
3.1 Allanite alterations reactions
3.2 Textures and morphologies of allanite products
3.3 Allanite and run products chemical composition
3.4 Experimental fluids chemistry and evolution
4 Discussion
4.1 Allanite alteration reaction and REE distribution
4.2 Alteration reaction progress
4.3 Elementary fractionation during allanite alteration reaction
4.4 Comparison to natural occurrence and ore formation
5 Conclusion
CONCLUSION