Les recherches dont le résultat est présenté dans les chapitres suivant cette introduction ont leur origine dans la lecture des textes, littéraires et documentaires, et dans le souci de se représenter avec la précision possible le monde matériel tel que ces textes l’envisagent. Pour un lecteur moderne, les mots d’une langue aussi diverse et aussi éloignée de lui que le grec ancien ont souvent simple valeur de symbole, c’est-à-dire qu’il les rapporte à une idée vague, par exemple celle de « rue », qui lui permet d’avancer dans la lecture. Cette relégation est d’autant plus fréquente que les mots sont plus rares et que la réalité qu’ils désignent est plus étrangère au monde du lecteur. Elle est d’ailleurs nécessaire, si l’on ne veut pas transformer la lecture en une enquête lexicographique sans fin. La curiosité n’en est pas moins piquée, parfois, et l’on essaie de rendre au mot une physionomie nette, qui se révèle, à l’occasion, frappante. Les chapitres qui suivent sont le fruit d’une telle curiosité, peut-être prolongée au delà du raisonnable.
Il s’agissait d’aborder un lexique ne relevant ni des facultés humaines, ni des institutions, ni d’un domaine technique, champs plus traditionnellement parcourus par l’investigation lexicographique, et le choix se porta donc sur les noms de la rue, de la route et du chemin , parce qu’ils renvoyaient à la question de l’organisation de l’espace en Grèce ancienne, qui avait déjà éveillé mon intérêt. Il fut plus tard décidé, après le recueil et l’étude critiques des occurrences, de limiter l’exposé détaillé au vocabulaire des rues, dont il apparaissait qu’il était en fait, pour l’essentiel, indépendant du vocabulaire des routes et des chemins.
Les recherches ont donc porté sur l’histoire des mots employés en grec ancien pour désigner les différents types de voie urbaine. Par « voie urbaine », on entend les espaces d’une agglomération servant au premier chef à la circulation entre les différentes parties de celle-ci. Il est préférable de parler ici d' »agglomération », parce que, sans entrer dans l’épineux problème de la définition du village par rapport à la ville , certaines agglomérations dites « villages » (kw’mai, par exemple) en grec, comme Soknopaiou Nèsos en Égypte, attestent le fait urbain, au moins pour ce qui est du réseau des voies, aussi bien que des « villes » (povlei », a[sth, etc. ). Néanmoins, dans le cours de l’exposé, c’est le terme de « ville » qui sera généralement employé, par souci de simplicité, pour renvoyer à l’environnement urbain. Il ne peut s’agir ici de donner une définition de ce qui caractérise le fait urbain en Grèce ancienne. Aussi le lecteur devra-t-il se reporter à la bibliographie concernée . Des indications seront cependant données dans la section 3 (p. 10-16) et au long des développements principaux. Le terme de « cité » ne sera employé que dans le contexte de la vie politique ou de l’ensemble constitué par une ville et son territoire.
Cette définition des voies urbaines exclut notamment les places, espaces servant au premier chef au rassemblement des habitants, et seulement en second lieu à leur circulation, ainsi que l’accès des habitations ou des édifices publics, qui n’en est qu’un appendice, une transition entre l’espace domestique ou monumental et l’espace public. Ces catégories sont générales et doivent donc immédiatement être mises en rapport avec ce que nous pouvons reconstruire de la réalité urbaine antique, dans la mesure où elle est elle-même réductible à des catégories générales. Les places des villes grecques sont bien sûr d’abord les agoras, normalement uniques quand l’agglomération est de taille modeste, mais souvent multiples dès qu’elle atteint une certaine ampleur, comme à Éphèse par exemple (« Agora Carrée » et « Agora Civique »). Leur fonction ancienne est de servir aux rassemblements politiques, mais la fonction commerciale prend de plus en plus d’importance avec le temps . Il existe cependant d’autres espaces libres dans le tissu urbain des villes grecques, notamment en rapport avec certains sanctuaires, comme celui d’Athéna à Priène, et on rencontre entre autres, pour les nommer, l’adjectif eujruvcwro », éventuellement substantivé au neutre, et le substantif eujrucwriva. Quant aux accès, il s’agit par exemple du passage reliant la porte d’une maison à la rue proprement dite, ce passage pouvant être assez long quand le logement est enfoncé dans la masse d’un pâté de maisons, comme à Délos. Ce passage peut être désigné des plus diverses manières, comme ei[sodo » par exemple . Pour les édifices publics, l’exemple qui vient à l’esprit est la liqovstrwto », « voie pavée », du sanctuaire d’Apollon Hylatès près de Kourion à Chypre : elle s’apparente à une rue par son aspect, mais n’est qu’une partie du sanctuaire (rural, qui plus est). Les drovmoi des sanctuaires égyptiens constituent toutefois un cas intéressant, car ce sont des voies d’accès à des sanctuaires qui servent aussi d’artère à l’agglomération (voir ch. I 5, p. 56-58). On exclura également les espaces parfois laissés entre les maisons pour l’écoulement des eaux de pluie, comme à Olynthe, dont il arrive pourtant qu’ils soient dits « ruelles » dans la littérature scientifique, bien que ne servant pas à la circulation des personnes . Ce sont enfin les mots désignant des parties de la voie urbaine, à savoir la chaussée, le trottoir, les façades, etc., qui resteront en dehors du champ de l’enquête. Aussi est-il plus juste de parler des « noms de la rue » que du « vocabulaire de la rue », qui comprend également les mots décrivant le parcours de la rue, les intersections, etc.
Les noms propres des rues, ou hodonymes, ressortissent au premier chef à l’onomastique, et ne seront abordés qu’occasionnellement, quand ils permettent d’éclairer le sens de l’appellatif.
Enfin, les métaphores de la voie, au reste surtout associées aux noms de la route et du chemin, pour des raisons qu’il vaudrait la peine d’étudier, relèvent plutôt de l’histoire de la littérature et de la pensée, quoiqu’elles éclairent toujours plus ou moins les emplois non métaphoriques, et font en outre l’objet de plusieurs études . Cet aspect de l’emploi des noms de la rue ne sera donc également examiné que dans la mesure où ce sera nécessaire.
Il n’existe pas d’étude systématique des noms de la rue en grec ancien . O. Becker donne un exposé préliminaire rapide dans la première partie de son livre, Das Bild des Weges und verwandte Vorstellungen im frühgriechischen Denken (Berlin 1937), mais se limite en pratique aux termes trouvés chez Homère et les poètes tragiques : la valeur de l’exposé est donc limitée. L’étude récente de D. Hennig (« Straßen und Stadtviertel in der griechischen Polis », Chiron 30 (2000), p. 585-615) contient, elle, plusieurs indications et analyses pertinentes, mais il n’est pas dans son propos de donner une image complète et claire de l’histoire des mots concernés, et elle ne peut donc éviter de pécher quelquefois par inexactitude . L’appendice terminologique de la synthèse de G. Bejor sur les rues à colonnades (Vie colonnate. Paesaggi urbani del mondo antico, Rome 1999) partage le même défaut. Le lexique compilé sous la direction d’A. Orlandos et Y. Travlos (Lexikon archaiôn architektonikôn orôn, Athènes 1986) rend de grands services, mais il est limité par son format. On peut dire, en revanche, que sont décisives, sinon exhaustives, les études de H. Rink (Straßen- und Viertelnamen von Oxyrhynchus, Gießen 1924, p. 5-17) pour rJuvmh, platei’a, lauvra et a[mfodon en Égypte, et de C. D. Buck (« Greek a[mfodon, Oscan amvíanud, and the oscan eítuns- inscriptions », ClPh 17 (1922), p. 114-117) et L. Robert (À travers l’Asie Mineure, Paris 1980, p. 152-154), pour a[mfodon en général.
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Table des matières
Introduction
1. Définition de l’objet de la recherche et remarques de méthode
2. La perspective linguistique
3. La perspective matérielle
4. Remarques préliminaires
a) plan de l’étude
b) abréviations et références
I. Panorama du vocabulaire de la rue, de la route et du chemin
1. le terme générique hJ oJdov »
a) considérations générales
b) les poèmes homériques
c) l’attique classique
d) Polybe
e) les inscriptions d’Asie Mineure d’époque hellénistique et romaine
f) le Nouveau Testament
g) l’Égypte
h) oJdov » comme voie principale
2.Les noms spécifiques de la route et du chemin
a) noms de la route
b) noms du chemin
3. Désignation d’une voie urbaine par un nom de la voie rurale
a) cas divers
b) le cas de dhmosiva oJdo; » et de ajndrobasmov »-bavmwn
4. Le nom du passage, hJ divodo »
5. Le cas de drovmo »
6. Termes exclusivement poétiques
7. Vocabulaire périphérique
Conclusion
II. AGUIA
1. L’accentuation et l’étymologie
a) l’accentuation
b) l’étymologie
2. La tradition poétique
a) la poésie hexamétrique ancienne
b) la poésie postérieure
3. Le vocabulaire religieux
a) knisa’n ajguiav »
b) Aguieuv » et consorts
4. Autres emplois en prose
a) Xénophon
b) le dialecte éléen
c) Delphes
d) l’Égypte
e) le pseudo-Ælius Aristide et Maxime de Tyr
f) les anthroponymes
5. Le latin agea : un emprunt au grec ?
Conclusion
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