Abandonner les siens, sa terre, sa patrie et se mettre au service d’une autre cité ou royaume contre solde est une pratique très ancienne mais surtout très courante dans l’historiographie militaire grecque. Si on s’intéresse à la période grecque classique, on constate de prime à bord qu’elle fut profondément marquée par les guerres médiques, mais également par celle du Péloponnèse. Ces deux grands conflits ont constitué une étape importante du recours aux hommes de solde. Le μισθοφόρος se présente dès lors comme un atout majeur pour les cités ayant des velléités hégémoniques. Le recours au mercenariat fut dès lors un luxe que tous ne pouvaient s’en procurer compte tenu des exigences liées à la paie de la solde des hommes de troupes. Toutefois, après ces guerres, des cités se retrouvèrent avec un nombre impressionnant d’hommes sans emploi et dont le principal savoir-faire était le maniement des armes. À la moindre sollicitation des princes, ces anciens soldats mercenaires n’hésitaient pas à reprendre leurs armes et à se lancer dans l’aventure. L’inactivité de ces hommes de troupe est d’ailleurs pointée par C. Mossé comme étant l’une des principales raisons qui aurait favorisé le rassemblement des mercenaires de la fameuse « expédition des Dix mille » qui ont combattu la couronne perse.
Pendant la période hellénistique, cette pratique a pris de nouvelles dimensions face à des diadoques qui se livrèrent une guerre sans merci après la disparition d’Alexandre le Grand. D’ailleurs, l’historiographie militaire relative à cette période est intarissable sur les multiples rôles des mercenaires. L’Asie Mineure où se focalise principalement l’objet de notre étude en a fait largement recours. La dynastie des Attalides qui est au centre de nos recherches s’est elle aussi largement appuyée sur le mercenariat comme observé partout au sein des grandes cités hellénistiques. Cette présence d’éléments étrangers leur a permis d’agrandir et de protéger leur territoire, faisant ainsi de cette modeste dynastie l’une des puissances militaires majeures d’Asie Mineure au deuxième siècle av. J.-C.
TENTATIVE DE DÉNOMBREMENT DES ARMÉES ATTALIDES
Dans une ère macédonienne en pleine effervescence suite à la mort d’Alexandre, ses généraux se livrèrent à tout genre d’intrigues, à de coups bas insoupçonnés, à des alliances incertaines dont le but ultime était d’éliminer le plus grand nombre d’héritiers et de s’approprier leurs différents territoires. C’est dans ce climat d’instabilité avérée que Philétairos, intendant de la citadelle de Pergame au compte de son chef Lysimaque, usa de stratagèmes et se lia d’amitié avec le pouvoir séleucide.
Par ailleurs, la géographie pergaménienne offrait un atout naturel majeur à cette petite cité. Située sur l’éperon d’une colline, ce qui n’est qu’une minuscule cité de quelques habitations offrait une vue d’ensemble des alentours ce qui lui garantissait une bonne surveillance de jour ou de nuit. On comprend mieux pourquoi Lysimaque avait choisi cet endroit pour entreposer le butin d’Alexandre Le Grand qu’il hérita après la mort de ce dernier. Une fois devenu le seul responsable de cette forteresse, mais surtout l’héritier d’une fortune estimée à près de 9000 talents, Philétairos est dès lors présenté par l’historiographie moderne comme « un esclave couvert d’or», par certains auteurs. Esclave par rapport au pouvoir séleucide auprès duquel, il devait témoigner son allégeance. Sous les ailes de son nouveau mentor, il s’affirma du moins qu’on puisse dire petit à petit en Asie Mineure. Dans cette même lancée, il fonda la dynastie des Attalides à Pergame. Avec ce personnage, la modeste citadelle connut ses premières vagues de mercenaires avec qui il conclut des traités au cours de la quarante-quatrième année du début de l’ère séleucide.
Les débuts du règne de Philétairos sont assez mal connus. On reconnaît toutefois qu’il a pris toujours une part active aux combats d’Antiochos Ier . C’est ainsi qu’il combattit les Galates installés en Phrygie au compte du pouvoir séleucide. Et pour sceller son attachement indéfectible à son grand voisin, il frappa la monnaie à l’effigie d’Alexandre puis des statères portant l’effigie de Séleucos cependant, ces pièces portaient néanmoins son nom.
Les Galates profitèrent du décès de Lysimaque vers 281 pour franchir la Grèce par les Thermopyles, dérobant tout sur leur passage. En guise de représailles, ce peuple fut profondément combattu par Philétairos et ses soldats . Les cités d’Asie Mineure connurent dès lors des moments de paix relative. Pergame devint dès lors le symbole même de la protection de l’Asie Mineure. Les différents Attalides qui occupèrent la tête de Pergame perpétuèrent cette image symbolique.
En plus de s’être arrogés la casquette de protecteurs de l’Asie Mineure, les dirigeants pergaméniens étaient d’excellents évergètes vis-à-vis de leurs voisins et des différents sanctuaires grecs . Ce n’est nullement étonnant de savoir qu’en 228/7 av. J.-C., Attale I er ayant remporté une victoire éclatante contre Antiochos Hiérax et ses alliés Galates, prit le titre de « basileus »pour la première fois.
Nous comprenons que pour réaliser un tel exploit, Attale Ier dut à son tour se constituer une armée exceptionnelle. Une armée dont seule Pergame ne pouvait pleinement assumer la fourniture en hommes. Tout comme ses prédécesseurs, Attale Ier a fait appel à des mercenaires de tous horizons, certes très peu disciplinés pour la plupart, cependant parfaitement qualifiés. L’évidente réalité de guerre permanente dans le monde hellénistique ne pouvait laisser aucun dirigeant indifférent face au mercenariat. Les dirigeants de Pergame ont massivement fait appel aux mercenaires au sein de leurs troupes.
Nous nous proposons ici de mener un travail de fond sur ces milices pergaméniennes. Il est notamment question de savoir qui sont-ils, leurs cités d’origine, et dans quelles proportions participent-ils aux effectifs des troupes attalides. Quelles armes utilisent-ils, quelles techniques de combat sont exploitées ?
La solution à ces questions nous permettra déjà de poser les jalons de notre travail, mais surtout de mieux appréhender les subtilités du mercenariat à Pergame. Et surtout de voir par la suite s’il y a un lien entre le développement du mercenariat par les Attalides et leur montée fulgurante au-devant de la scène politique asiatique.
ORIGINES DES MERCENAIRES
Malgré une documentation très pauvre en matière d’institutions militaires pergaméniennes, nous avons cependant réuni un certain nombre d’informations. Celles-ci nous ont permis d’avoir une idée sur les différentes origines des mercenaires qui se sont battus pour la protection de Pergame et par la suite, qui ont assuré la protection du vaste ensemble territorial qui lui a été assigné au détriment des Séleucides après Apamée.
La fin de la décennie 260 av. J.-C. se révèle être une période charnière dans l’histoire politico-militaire de Pergame. En effet, elle coïncide avec la mise en place des mesures réglementant les droits, mais surtout les devoirs des soldats attalides vis-à-vis du souverain. Le contexte de ces réformes est celui d’un mouvement de colère qui éclata au sein des deux garnisons de la Cité. Après plus de quatre mois de mutinerie, un accord fut enfin trouvé entre le roi et les insurgés. En y regardant certaines décisions de cet accord, notamment la revendication portant sur le plan fiscal, on constate que les Attalides promettaient une carrière intéressante à leurs mercenaires et surtout une reconnaissance des autorités à leur égard. C’est cette reconnaissance qui permettra aux mercenaires en fin de carrière d’être exonérés de toute taxe au moment de quitter le territoire pour ceux qui voulaient s’en aller. On peut d’ailleurs lire ce qui suit « pour qui (ou celui qui) est devenu invalide ou qui a reçu son congé, qu’il soit libre de s’en aller sans avoir à s’acquitter de droits, en emportant tout ce qui lui appartient ». Il s’agit des vétérans devenus invalides soit par le poids de l’âge, soit à la suite d’un accident et dont l’option envisagée serait de rejoindre leurs cités d’origine. Ils ne devraient donc pas payer une éventuelle indemnité quelconque au royaume. Selon le contenu de cet accord, nous avons la certitude que Pergame, depuis le temps du vieux Philétairos, abritait déjà des mercenaires sur son territoire. On ne peut donc parler d’une armée homogène où seuls les citoyens de la cité y sont enrôlés. De toute évidence, Pergame ne dérogea point à la règle du recours aux mercenaires comme ce fut le cas partout au sein des grandes armées hellénistiques. Les sujets étrangers y sont massivement recrutés.
Le problème à présent est de chercher à retracer les différentes origines de ces soldats. En réalité, comme on le constatera, la subtilité de l’histoire militaire attalide réside dans le fait de tirer un maximum d’informations sur très peu de sources. Ainsi, à travers les documents consultés, nous verrons comment procéder à une tentative de dénombrement des effectifs de l’armée pergaménienne. Pour donner plus de visibilité à cette partie du travail, nous nous verrons obligés d’organiser l’origine des mercenaires au sein des grands ensembles régionaux. Nous partirons ainsi de la Grèce proprement dite pour l’Asie en passant par les Balkans et les iles. Ainsi, nous serons capables d’établir un tableau récapitulatif.
Notons cependant que la tâche ne va pas sans difficulté majeure. En effet, comme le mentionne M. Launey, dans une cité d’accueil, pour mieux identifier un soldat mercenaire, deux éléments sont capitaux : il s’agit du « politique » et de son « ethnique ». Le premier terme nous donne des renseignements sur sa cité d’origine. Le second, quant à lui, fait attrait à sa nation, voire à une confédération à laquelle appartient sa cité d’origine. Cette méthode reste donc capitale pour avoir une idée de la provenance des soldats en dépit de quelques limites non négligeables liées à ce procédé.
En effet, il est très courant de voir des soldats changer leurs ethniques au gré de l’armée dans laquelle ils sont enrôlés. L’ethnique devient dès lors juste une pseudo-identité. Ceci est d’autant plus important que bien de soldats, pour témoigner leur allégeance à la couronne à laquelle ils sont acquis à la cause, adoptent et abhorrent volontairement son nom dans leur onomastique. À ceci s’ajoute la fascination qu’ont certaines cités vis-à-vis de la culture et de l’identité du monde grecque. De ce fait, porter un nom grec ou macédonien donne plus l’impression d’être pleinement Hellène ou tout simplement « civilisé ». Des unions mixtes entre mercenaires et des familles de la cité d’accueil pouvaient également conduire à des modifications des noms des enfants. On voit d’ores et déjà l’importance de faire vraiment attention à ne pas attribuer une origine à un soldat mercenaire tout simplement en fonction de son onomastique.
Avant de procéder à la classification des origines des mercenaires pergaméniens, nous voulons présenter deux principales listes de soldats. Étant autant fragmentaires, ces deux listes nous livrent un aperçu des effectifs que pouvait abriter un établissement garnisaire. La première est celle de la ville de Lilaia au cœur de la Grèce, dans la cité phocidienne. La seconde par contre est un reste de la liste des mercenaires de la garnison de Tralles en Carie.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre I : TENTATIVE DE DÉNOMBREMENT DES ARMÉES ATTALIDES
Introduction
ORIGINES DES MERCENAIRES
Les mercenaires venus de la ligue du Péloponnèse
La Laconie
La Messénie
L’Achaïe
L’Arcadie
La Corinthie
La Grèce centrale
Athènes
Locride
Étolie
Eubée
La Grèce septentrionale et la Macédoine
La Thessalie
La Macédoine
Les Magnètes
Les mercenaires venus des îles
Les mercenaires venus des Balkans
Les Thraces
Les Traliens
L’Asie Mineure
La Mysie
L’Éolide
L’Ionie
Le sud-ouest de l’Asie Mineure
Le centre de l’Asie Mineure : La Galatie
L’Afrique et les mercenaires aux origines incertaines
LES MOYENS DE RECRUTEMENT DES MERCENAIRES
Des recrutements directs
L’entremise des chefs de guerre
Le système d’alliances
Conclusion
Chapitre II : L’IMPACT DE LA CONVENTION DE FIN DE DÉCENNIE 260 AV. J.-C. (OGIS 266) ET LE TESTAMENT D’ATTALE III DE 133 AV. J.-C. SUR LA CONDITION DU SOLDAT PERGAMÉNIEN
LA CONVENTION ENTRE EUMÈNE IER ET SES MUTINS (OGIS 266)
Les ambigüités liées au texte
La date approximative de la mutinerie
Tentative d’élucidation des causes de la crise
Hypothèse de Sardes ou complot fratricide ?
Tentative de compréhension du choix porté sur Eumène fils d’Eumène
LES CLAUSES DE L’INSCRIPTION OGIS 260 ET LA CONDITION DU SOLDAT PERGAMENIEN
La convention et le début de la puissance militaire de Pergame
L’instauration d’un cadre juridique des mercenaires
Les spécificités des garnisons attalides sous Eumène Ier
LE TESTAMENT D’ATTALE III ET L’OUVERTURE À LA CITOYENNETÉ PERGAMÉNIENNE
Le royaume de Pergame sous le règne des derniers Attalides
Le prix de la production monétaire
Le rôle des colonies agricoles à travers le royaume
Le testament d’Attale III et ses conséquences
Le legs fait à Rome et le début du déclin de l’Asie Mineure hellénistique
Aristonicos et l’Héliopolis
Conclusion
Chapitre III : ORGANISATION ET COMMANDEMENT DE L’ARMÉE DE PERGAME
Introduction
LES GYMNASES DE PERGAME ET L’ENTRAÎNEMENT MILITAIRE DES CITOYENS
L’éphébie et la formation des néoi du royaume
Éducation et formation des orphelins de guerre
Les néoi et la fourniture d’huile dans les gymnases
COMMANDEMENT DES TROUPES PERGAMÉNIENNES
Le roi et le commandement suprême
Stratèges pergaméniens et étrangers au commandement des troupes
Discipline et tactiques de combat
LES DIFFÉRENTES COMPOSANTES DES ARMÉES ATTALIDES ET LEURS ÉQUIPEMENTS
La cavalerie
L’infanterie légère : archers, lanceurs de javelot, frondeurs
L’approvisionnement et la gestion des réserves d’armes
Conclusion
Chapitre IV : LA MARINE DE GUERRE PERGAMÉNIENNE
LA FLOTTE DE GUERRE DE PERGAME SOUS LES ATTALIDES
Les facteurs favorables à la construction de navires de guerre
Financement de la couronne
La cité d’Élée et la vallée du Caïque
Logistique des flottes : Navires et armement
Les types de navires
L’armement des navires de guerre
COMMANDEMENT ET MOBILISATION DE LA FLOTTE ROYALE
Le commandement des navires de guerre
L’autorité royale
L’autorité des officiers marins
Mobilisation vers le combat
Le rituel de purification des équipages et des ex-votos
Mouillage vers la bataille
Quelques tactiques de guerre
LA COOPÉRATION MARITIME
Recours aux ports étrangers
Participation des puissances alliées
Quelques exemples d’alliances passées avec Pergame
Pergame et Rome
Pergame et Éphèse
Pergame et Cyzique
Pergame et Rhodes
Conclusion
Chapitre V : LES VÉTÉRANS PERGAMÉNIENS
Introduction
LA RETRAITE DU MERCENAIRE
Un choix de vie complexe
Des vétérans à la disposition du basileus ?
Reconnaissance des cités libérées
LES KATOIKIAI ET LES VÉTÉRANS
Valorisation de la chôra basilikè par les vétérans
Autonomie des vétérans
Le rappel des vétérans
LES TERRES ROYALES ET LE POUVOIR DES ATTALIDES
Katoikiai et l’image du pouvoir royal
Les vétérans attalides après le traité d’Apamée
Conclusion
Conclusion générale