La prophétie fait partie de ces sujets qui ne cessent d’interpeller les esprits et dont plus on en sait, plus ils gardent une part de mystère… Mais, comme l’essentiel dans ces cas-là est de ne jamais abandonner sa quête, commençons par dire que l’un des mérites des recherches menées durant ces dernières décennies est d’avoir abordé le prophétisme dans une perspective plus large, comme celle de l’histoire des religions, et d’avoir rapproché des expériences et des traditions prophétiques très différentes et éloignées dans l’espace et dans le temps, qui, malgré tout, ne maquent pas de dénominateur commun et peuvent s’éclairer les unes les autres. Nous pensons, pour ne donner qu’un exemple, au récent ouvrage paru sous la direction de Giovanni Filoramo, où, à travers la notion de « charisme prophétique » ― telle qu’elle a été définie par Max Weber, comme facteur d’innovation religieuse se côtoient des études sur le prophétisme biblique, la prophétie chez les Grecques, dans le Nouveau Testament, dans l’Islam, le confucianisme ou dans des mouvements néoprotestants contemporains.
Plus centré sur l’Antiquité, un ouvrage comme celui de D. E. Aune , place les conceptions de la prophétie dans le judaïsme hellénistique et dans le Nouveau Testament à la fois dans une continuité avec la tradition biblique des prophètes d’Israël et dans le contexte de la divination et du prophétisme païens gréco-romains. Nous retrouvons une démarche similaire chez G. Sfameni Gasparro , qui voit, dans la confrontation entre le monothéisme juif puis chrétien et le polythéisme gréco romain sur le terrain de la révélation, l’une des sources de la ferveur religieuse qui marque le climat spirituel des premiers siècles du christianisme à tous les niveaux de la société.
Des approches comme celles évoquées plus haut peuvent nous aider à mieux situer Philon et ses conceptions de la prophétie aussi bien par rapport à la tradition biblique dont il se revendique et par rapport à ce qu’on peut regrouper sous l’expression, très générale, d’ailleurs, de « prophétisme grecoromain ».
Pour ce qui est de l’étude du prophétisme biblique ne serait-ce que dans le cadre élargi de sa propre tradition, Joseph Blenkinsopp, auteur d’Une histoire de la prophétie en Israël déplore la tendance de « certains exposés historiques sur la prophétie à s’arrêter à l’Exil au VIe siècle av. J. C. ou à en faire un sommet. L’effet, sinon l’intention, est de perpétuer l’idée, si répandue au siècle dernier, que les développements postérieurs, avec leurs formes différentes d’expression religieuse, représentent une décadence de la religion prophétique, une soumission à la paralysie institutionnelle » . Une telle approche laisserait également de côté l’examen des « transformations si intéressantes que la prophétie a connues durant la période du Second Temple, une époque qui a vu non seulement l’essor et la consolidation du judaïsme dans sa patrie et dans la diaspora, mais aussi l’apparition du christianisme avec ses propres formes d’activité prophétique. » .
En parlant de la tradition prophétique en Israël ― tradition marquée d’ailleurs par la diversité ―, Blenkinsopp attire l’attention sur un phénomène qui se développe tout particulièrement pendant la période du Second Temple : « le processus d’appropriation, d’assimilation et d’adaptation » qui marquait la prophétie d’avant le Second Temple (même si les prophètes ne reconnaissent pas explicitement les prédécesseurs dont ils s’inspirent) prend alors la forme d’une exégèse des anciennes prophéties. « Cette exégèse de la Bible par la Bible fournit une indication précieuse sur les changements dans la façon de comprendre les prophéties et nous amène à ce point où les livres prophétiques, ayant atteint un statut canonique, génèrent leur propre commentaire. » Placer ainsi le phénomène exégétique dans une continuité de la prophétie « classique » nous aide à mieux situer un bon nombre des écrits intertestamentaires mais aussi les écrits de Philon lui-même et à comprendre également le rôle de ces « allégoristes » auxquels il fait allusion de temps à autre. Plus encore, les quelques indices que nous fournit Philon sur sa propre position par rapport à cette lignée prophétique vont aussi dans le sens de la continuité, ou du moins d’un lien très fort avec elle.
Un autre problème qui se pose lorsqu’on parle de la prophétie chez Philon est le rapport des prophètes à la Loi. Comme on le sait, dans la Bible le prophète est le garant de la vraie Tradition, du respect de la Loi, en l’occurrence, celui qui s’insurge contre toute déviance, contre tout abandon de ses prescriptions. Comme le note à nouveau J. Blenkinsopp, en ce qui concerne justement ce rapport entre la Loi et les prophètes, « l’opinion juive traditionnelle s’est exprimée avec une belle clarté et brièveté dès le début du traité Pirke Abot de la Mishna : ‘ Moïse reçut la Torah sur le Sinaï et la transmit à Josué, Josué aux anciens, ceux—ci aux prophètes, ceux-ci aux hommes de la Grande Assemblée ‘ ». Conformément à ce texte, le prophète avait par dessus tout la fonction de faire le lien entre la révélation originelle et l’autorité des rabbins. « Comme tous les sages qui sont venus après eux (cf. Talmud B. Baba Batra 12 a), les prophètes étaient d’abord les gardiens et les transmetteurs de la Torah, ce qui voulait dire que la prophétie était nettement subordonnée à la Loi » .
Cet aspect du prophétisme juif est tout particulièrement présent dans l’œuvre de Philon. On le retrouve sous une forme extrême dans le geste des Lévites qui tuent leurs compatriotes tombés dans le piège de l’idolâtrie et de la débauche, suite aux « bons conseils » donnés par Balaam à Balaq. Mais on le retrouve, paradoxalement, bien avant le don de la Torah, dans les patriarches, dont la dimension prophétique tient au fait qu’ils incarnent euxmêmes, par leur manière d’être et de vivre, la Loi, avant qu’elle ne soit explicitement révélée à Moïse et mise par écrit. Ils sont des novmoi e[myucoi annonçant par leur vie la Loi à venir. Cet attachement à la Loi se manifeste également dans la communauté des Thérapeutes, qui sont en quelques sorte, par leur radicalisme, des « lévites non-violents » et qui, dans un monde qui ne garantit plus toujours aux juifs « citadins » la possibilité de vivre selon leur Loi, choisissent une solution extrême pour rester les garants de la Tradition. La fête de la Pentecôte, pendant laquelle ils revivent, par leurs chants, le moment de grâce qu’ont vécu les Hébreux après la traversée de la mer Rouge, symbolise ce retour perpétuel que l’on doit accomplir aux moments fondateurs d’une identité religieuse, même lorsqu’on se place dans une dimension linéaire de l’histoire. Mais, justement, lorsque l’Histoire n’est plus en accord avec la Loi, certains préfèrent quitter la première, du moins temporairement, pour garder leur identité. Les traducteurs de la LXX permettent, aux yeux de Philon, l’universalisation de la Loi, tout en assurant que cette ouverture se fasse sans trahir d’une ligne ― toujours selon la version philonienne ― l’original hébraïque.
REMARQUES SUR LE VOCABULAIRE DE LA PROPHETIE
Le prophète, le devin
L’emploi philonien de profhvth, de ses dérivés et composés
Commençons par dire que le mot profhvth, « prophète » ainsi que les autres termes appartenant à la même famille lexicale, sont bien représentés chez Philon. A côté du nom d’agent masculin, profhvth , on trouve deux occurrences de son correspondant féminin, profh’ti, « prophétesse », titre attribué à Myriam et à Anne . Philon se plaît quelques fois à employer des composés de profhvth et même à en forger lui-même, comme c’est le cas pour profhtotovko , « mère de prophète », épithète attribuée à Anne, la mère de Samuel. Les autres composés présents chez Philon sont protopropheta, « premier prophète », ensuite ajrciprofhvth , « prophète en chef », les deux étant attributs de Moïse. Et, du côté de l’imposture, le terme yeudoprofhvth , « faux-prophète ». Le verbe profhteuvein, « agir en prophète, prophétiser », est également présent, ainsi que le substantif profhteiva, «prophétie » et l’adjectif profhtikov . Mais le mieux représenté reste le substantif profhvth.
Dans la LXX sont présents, en dehors de profhvth, qui a près de trois cent cinquante occurrences, le féminin profh’ti, qui apparaît quatre fois, le substantif profhteiva, attesté quinze fois et le verbe profhteuvein, présent environ cent vingt fois. Manque l’adjectif profhtikov, dont les premières attestations se trouvent, notamment, chez Philon et dans le Nouveau Testament.
Les mots de la famille de profhvth dans la LXX correspondent dans la plupart des cas à des mots formés sur la racine hébraïque *nâbâ’, attestée seulement au niphal, nibbâ’ et à l’hitpael, hitnabbê. Profhvth correspond dans presque tous les cas à nâbî (pluriel nebî’îm). On rapproche généralement ce mot de l’akkadien nabû. Le substantif nâbî peut ainsi être compris soit comme un participe actif, « celui qui appelle, l’orateur », soit comme un participe passif, « celui qui est appelé par Dieu » .
Dans la Bible, on rencontre aussi d’autres noms pour « prophète », notamment hozeh (visionnaire), ro’eh (voyant) et îs elohîm (homme de Dieu), leur équivalents grecs se retrouvant tous chez Philon. Comme on l’a souvent remarqué, les mots grecs relevant de la prophétie, formés à l’aide du préfixe pro et du verbe fhmiv présentent, tout comme leurs correspondants hébreux, des difficultées d’analyse, dues au double sens de pro : qui signifie « devant », dans un sens spatial, « pour la défense de, à la place de » ou temporel « d’avance ». « On peut donc hésiter pour le verbe entre ‘parler pour Dieu, à la place de Dieu’, c’est à dire ‘interpréter la volonté que Dieu exprime par des oracles, et ‘parler à l’avance’, en d’autres termes, prédire. Or les textes classiques semblent bien hésiter entre ces deux sens, qu’on peut évidemment concilier en faisant remarquer que le prophète est celui qui parle pour un dieu et qui interprète sa volonté à l’intention des hommes dans le présent et dans l’avenir . » .
Chez les auteurs classiques profhvth peut désigner un devin particulier, comme Tirésias par exemple , bien que le mot consacré pour désigner les devins soit, comme on le sait, mavnti ». Plus généralement, le profhvth est un interprète, soit d’une divinité , soit d’une doctrine philosophique . Mais le mot désigne aussi une catégorie précise du personnel oraculaire de Delphes , à savoir les « interprètes » qui sont chargés de mettre par écrit les réponses données à la Pythie par le dieu Apollon. Chez Philon, on retrouve très clairement ce double sens, à la fois au niveau du verbe profhteuvein et du substantif profhvth » .
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Table des matières
INTRODUCTION
ETAT DE LA QUESTION
CHAPITRE I : REMARQUES SUR LE VOCABULAIRE DE LA PROPHETIE
I. Le prophète, le devin
1.L’emploi philonien de profhvth~, de ses dérivés et composés
2. Le devin : mavnti~ et sa famille
II. Les Oracles
1. Lovgion, un mot de la Bible grecque
2. Crhsmov~, concurrent non-biblique de lovgion
3. qevsfato »
III. La communication prophétique
IV. La résonance du souffle divin
V. Remarques sur le vocabulaire de l’inspiration prophétique
1. Les particularités philoniennes
2. L’emploi philonien du vocabulaire platonicien de l’inspiration
Conclusion
CHAPITRE II : METS-TOI EN ROUTE !CONSIDERATIONS SUR ABRAHAM-PROPHETE CHEZ PHILON
Les traités philoniens consacrés à Abraham
Depuis la « création » jusqu’à Moïse : la place d’Abraham dans l’ histoire spirituelle de l’humanité
1. Post. 172-174 : deux décades et une hebdomade
2. Les deux triades
La vocation d’Abraham
L’inspiration, fil rouge de la destinée d’Abraham (De Virtutibus 211-219)
La Vertu, épouse du prophète : l’exégèse de Gen. 20, 7
Intercession prophétique et théologie du « reste sauveur »
Les quatre sens du mot ejkstasi~ (Her. 249-251 et 257-258)
L’extase prophétique d’Abraham (Her. 258-266)
1.L’ajstei’o~ et la prophétie
2. Les « Justes » prophètes
3. Le prophète, instrument de musique aux mains de Dieu
4.« Le coucher du soleil » et l’inspiration divine
La vision de Dieu, aboutissement de l’extase
Gen. 24, 7 : Le Seigneur enverra un ange
Conclusions et perspectives
CHAPITRE III : MOÏSE, PROPHETE ENTRE LES PROPHETES
Moïse « archiprophète »
Un titre grec de la Vie de Moïse
Les quatre fonctions de Moïse. La relation entre la prophétie et les trois autres fonctions
Moïse, Roi et Prophète
Premières manifestations prophétiques de Moïse :
1. Mos. I, 51-57 : l’aide apportée aux filles de Jéthro
2. Mos. I, 170-180 : la traversée de la Mer Rouge
3. Mos. I, 200- 209 : la manne
Prophète et législateur
L’inspiration de la LXX
Prophétie et prêtrise
La relation entre prophétie et miracle dans la Vie de Moïse
La solitude du prophète
La beauté du prophète
CONCLUSION