La perspective générale de cette thèse consiste à aborder l’espace construit en entrant par l’expérience vécue des usagers. L’interaction entre l’espace construit et les usagers constitue le champ d’étude principal de la recherche. Celui-ci s’établit en particulier autour de la question des mouvements situés des usagers dans l’espace public urbain, plus précisément des diverses façons dont ceux-ci pratiquent les espaces publics intermédiaires. En effet, nous essayons d’appréhender comment l’espace construit est mis à l’épreuve par la pratique des usagers. Nous cherchons à savoir également quels sont les éléments pertinents pour analyser l’espace construit à partir d’une approche usagère.
De surcroît, nous faisons l’hypothèse que la qualité de mouvement des passants peut révéler les formes physiques et sensibles de l’espace. Ainsi, elle comporterait une sorte de validation des qualités potentielles de l’espace construit. Par conséquent, nous considérons la mobilité corporelle comme un élément d’étude essentiel de cette thèse, à la fois méthodologique et analytique. Elle nous permet d’appréhender, d’une part la qualité d’ambiances situées dans l’espace construit, et d’autre part la qualité pratique de celui-ci. Dans l’espace, divers facteurs conduisent les passants à exprimer leur ressenti de l’espace à travers leurs mouvements et leurs gestes. La combinaison entre ces facteurs dépend de situations évolutives dans le temps liées à l’espace, aux phénomènes sensibles émergents et au contexte social de l’expérience.
Sensibilisation des espaces publics intermédiaires
Expériences vécues de l’espace construit
Souvent évoquée en tant que « mère des arts », l’architecture est considérée comme l’expression concrète d’une présence. D’une manière plus satisfaisante que n’importe quel art, « l’architecture est en effet typiquement intersubjective, qui offre à l’homme un enracinement dans l’espace et dans le temps ». Précisément, ce sont les diverses possibilités d’usage qui rendent l’architecture différente par rapport aux autres arts. À titre d’exemple, pour la sculpture, le spectateur se déplace librement sans aucune contrainte précise afin de pouvoir contempler la sculpture dans le sens qui lui plaît. Elle ne permet rien d’autre avec spectateurs tandis que l’architecture propose aux habitants des possibilités de se déplacer ou de se mouvoir en fonction de leurs multiples activités et pratiques sociales.
Ici, si on se permet de dire que toute architecture convoque des usages spatiaux, toute expérience de l’espace architectural se configure à partir et en fonction du mouvement. Ainsi, l’expérience de l’architecture nécessite non seulement la perception sensorielle de l’habitant – souvent référencée à la dimension visuelle – mais aussi le mouvement du corps de celui-ci. Comme le remarque Goethe : « on penserait que l’architecture en tant qu’art plastique s’adresse uniquement à l’œil. Au contraire, elle devrait principalement s’adresser au sens de la locomotion du corps humain ». De ce point de vue, il nous semble qu’à travers l’usage de l’espace, l’interrelation entre le mouvement du corps et la perception sensorielle est à la base de toute expérience de l’espace construit.
Si l’espace construit est une véritable confrontation de toutes les réalités spatiales qui le composent, sa qualité ne peut pas être limitée uniquement à l’esthétique visuelle et à la forme architecturale. En effet, l’espace construit peut être qualifié en deux temps par l’action des architectes et par l’action des usagers. Le savoir-faire des concepteurs comme les architectes et les urbanistes est mis à l’épreuve par des expériences ordinaires des usagers. Dans l’espace vécu, il s’agit non seulement de ce qui est construit et matérialisé, comme la configuration physique de l’espace, mais aussi de ce qui se réunit en évoluant dans l’espace au fil du temps comme les phénomènes sensibles et la présence des publics ou les conduites des usagers. Effectivement, ces deux dernières composantes émergent après ou en fonction de la première.
Il est vrai que l’approche physique et matérielle prend la place la plus importante dans la conception architecturale des espaces. L’organisation physique est, en effet, la dimension la plus maîtrisable que les architectes peuvent manipuler et contrôler. De ce fait, l’expérience et la pratique des usagers se trouvent souvent reléguées en arrière-plan. Les architectes valident leurs travaux à travers leur propre expérience à concevoir tel ou tel dispositif spatial. Malheureusement, ce dernier n’implique pas forcément la vie quotidienne des usagers. C’est aux usagers d’adapter leur compétence à l’espace donné par rapport à leur mode de vie. En réalité, la qualité vécue de l’espace construit implique en même temps les composantes physique, sensible et sociale de l’architecture. Afin de réfléchir sur la qualité de l’espace construit, il faudrait prendre en compte soigneusement ces trois dimensions et leurs interactions.
Comment peut-on qualifier l’espace construit à partir des pratiques et expériences ordinaires de ses usagers?
Formulé autrement, comment les pratiques des usagers peuvent révéler les qualités de l’espace construit dans leurs dimensions à la fois physiques, sensibles et sociales ? De l’espace construit à l’espace vécu, comment les usagers savent-ils adapter leurs compétences ordinaires aux situations réelles et imprévisibles dans l’espace et dans le temps ? Et comment l’expérience vécue des usagers peut-elle refléter la qualité d’ambiance de l’espace construit?
Nécessité d’un corps en mouvement
L’espace construit propose des activités spatiales à l’homme, et l’homme se met en relation avec l’espace construit grâce à ses mouvements du corps. De ce point de vue, nous considérons que la pratique de l’espace construit engage les mouvements corporels de ses usagers. En effet, on a besoin de se mouvoir et de bouger pour accéder au lieu des activités et en même temps pour les pratiquer. La qualité des mouvements dépend des éléments situés dans l’espace et de leurs agencements. Alors, l’espace construit est à la fois une contrainte et une ressource du mouvement pour l’homme selon les différents moments et contextes. La participation active des usagers traduit la situation vécue dans l’espace. Le corps et les perceptions d’usagers doivent être intégrés à la conception des architectes. Comme un espace construit est conçu pour répondre aux besoins de l’homme, l’habitant est indispensable pour qualifier un espace construit.
Ainsi, le corps en mouvement est considéré comme une entrée principale de notre champ d’investigation, en nous permettant d’aborder correctement l’approche usagère de l’espace construit.
Afin de clarifier l’idée de mouvement, il nous semble nécessaire de préciser les différentes échelles qu’elle convoque. Jean-Paul Thibaud propose une catégorie du mouvement selon les échelles suivantes :
– Le geste engage seulement une partie du corps, plus particulièrement ses extrémités.
– Le mouvement engage tout le corps. Le mouvement peut être automatique, routinier, ou au contraire créateur et original. Il repose sur un apprentissage continuel.
– L’action : un geste, un mouvement peuvent devenir une action s’il est langage et donc interprétable par un autre comme une action signifiante (par exemple lever la main pour prendre la parole). L’action rapporte le geste ou le mouvement à un contexte spatio-temporel et culturel dans lequel il prend sens. On y lit l’intention, l’action engage l’intention .
– La séquence engage le cours d’action. Vue de l’extérieur, elle a une unité narrative de par l’insertion de l’action dans un espace et dans un temps donnés. L’espace et l’action sont mêlés. En effet, l’espace est le lieu où se déroule l’action, mais l’action de par son déroulement définit une scène. Le temps et l’action sont mêlés. En effet, le temps est la période où se déroule l’action, mais l’action de par son déroulement définie une durée. La séquence peut raconter une histoire.
– Le parcours est l’enchaînement des séquences par l’action de se déplacer. Le parcours lie des espaces et des durées. Il lie des histoires, le parcours est un récit.
La qualité différente de l’échelle du mouvement est mise en cause simultanément dans l’espace et dans le temps. Le mouvement relève d’un mode d’habitation et d’un mode de vie : il est une réalité des hommes et des espaces qui se déroule dans le temps.
Depuis des siècles, les architectes se rendent bien compte de l’importance primordiale de ce propos au sein de l’espace architectural et construit. Plusieurs pensées développent des conceptions architecturales afin de produire une expérience spatiale peu ordinaire et remarquable pour les usagers. Dans cette partie, nous allons tracer principalement le rapport entre le mouvement et l’espace selon deux points de vue (celui des architectes autant que celui des usagers) à savoir comment l’architecte engage le terme du mouvement et du corps des usagers dans ses conceptions des espaces construits et aussi comment les usagers expriment leur expérience de l’espace à travers leurs mouvements corporels. Enfin, nous considérons ici le mouvement du corps comme un moyen de définir les espaces, d’appréhender les expressions architecturales et de communiquer avec l’environnement et avec autrui.
Définir des espaces
Selon Bernard Tschumi, « les espaces sont qualifiés par l’action autant que l’action est qualifiée par l’espace. L’un ne déclenche pas l’autre : il n’y a pas de relation de cause à effet, mais seulement une confrontation ». Effectivement, l’espace construit constitue une confrontation entre l’espace, l’événement et le mouvement. D’ailleurs, l’espace architectural contient dans sa définition autant l’action que l’objet. C’est le corps humain qui est mis en action et en relation avec les objets spatiaux dans l’espace. De ce fait, la plupart des conceptions architecturales des espaces commencent à se construire à partir de l’échelle d’un corps humain. À titre d’exemple, « Dès leurs premières constructions, les hommes du néolithique utilisent le corps comme instrument de mesure : quelques enjambées pour le tracé et l’implantation des murs de la maison, la statue d’un homme debout pour le gabarit d’une porte, le bras levé pour la hauteur du toit, le corps couché pour la mesure des sépultures ». Bien plus tard, au début du XXe siècle, Le Corbusier a repris cette démarche en concevant le « Modulor ». Le Corbusier a donc construit le modulor comme un outil visant d’une part à harmoniser les proportions de ses bâtiments avec l’échelle humaine, et d’autre part à en normaliser les éléments en vue d’une construction en série.
Par surcroît, la proportion des espaces est relativement définie par le corps humain. On se trouve souvent dans deux types de relations : d’une part, l’espace intervalle entre les objets eux-mêmes et d’autre part, celui entre le corps humain et les objets spatiaux. D’un côté, chaque objet dans l’espace procède d’un espace environnant, mesuré en fonction d’un corps humain pouvant le pratiquer. On peut l’appeler « espace de fonctionnement » des objets. De l’autre côté, le corps humain occupe également un espace qui l’environne. On l’appelle « espace personnel » ou « kinesphère ». Selon Rudolf Laban, « La kinesphère est la sphère autour du corps dont la périphérie peut être atteinte par les membres aisément allongés sans que le corps sur un seul pied ne se déplace du point de support ». Lorsque nous bougeons en dehors des limites de notre kinesphère initiale, nous transportons toujours notre kinesphère avec nous, mais à un nouvel endroit. Certes, ces deux types d’espace que mobilise l’architecture relèvent du « vide spatial », mais il est plein de possibilités de mouvements et de suggestions d’activités motrices que l’on peut l’appeler « l’espace kinesthésique ». Nous ne pouvons pas considérer cet espace comme un espace neutre, séparé du mouvement, ni regarder le mouvement simplement comme un événement occasionnel, car le mouvement est un flux continu au sein de l’espace lui-même, ceci est un aspect fondamental de l’espace vécu. Comme précisait Rudolf Laban : « l’espace est le trait caché du mouvement et le mouvement est un aspect visible de l’espace ».
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Table des matières
Introduction
1er Chapitre : Sensibilisation des espaces intermédiaires
1. Expériences vécues de l’espace construit
2. Espaces publics intermédiaires
3. Méthodologie
2ème Chapitre: Les espaces intermédiaires au filtre des ambiances
1. Passage souterrains de la gare
2. Passage République
3. Passage du Jardin de ville
4. Galerie Ste. Claire
5. Galerie d’Arlequin 150
6. Galerie Eliane Poggi
7. Passage du Palais de Justice
8. Galerie Carré des Clercs
Conclusion du chapitre
3ème Chapitre : Des situations remarquables aux qualités de mouvement
1. Prendre un escalier
2. Descendre une rampe
3. Franchir une porte
4. Croiser quelqu’un
5. Rencontrer quelqu’un
6. Être suivi par quelqu’un
7. Marcher avec quelqu’un
8. Chercher son chemin
9. Choisir une direction
10. Emprunter un raccourci
11. Traverser une rue
12. Sortir d’un passage
13. Faire les vitrines
14. Répondre au téléphone
15. Marcher sous la pluie
16. Flâner sans but précis
Conclusion du chapitre
4ème Chapitre : Vers un répertoire de phénomènes sensorimoteurs
1. Répertoire de phénomènes sensori-moteurs
2. Qualification sensori-motrice des terrains d’étude
Conclusion du chapitre
Conclusion générale