La définition de la négligence
Un peu plus de la moitié des articles (quinze articles) contient une définition explicite de la négligence envers l’enfant. La majorité des auteurs de ces articles présentent une définition basée sur les comportements négligents des parents. On retrouve fréquemment des expressions qui font référence à l’échec du parent (p.ex. « caregiver failure » ou « parent’s deficiencies »). Voici quelques exemples de définitions: Neglect refers to a chi/d caretaker failing to meet the needs of a chi/d that are deemed essential for its physical, intellectual and emotionnal developm.ent. It also includes being inattentive to the chi/d’s emotional needs, its nurturing and its emotional well-being. (Sylvestre & Mérette, 2010, p.415). The comittee [The American Psychological Association Gomittee on Professional practice and standards, 1998J defined neglect as a fai/ure of a parent « to pro vide for [aJ chi/d’s basic needs and proper level of care » (p. 16). (Wechsler-imming & Kearney, 2011 , p.601). Neglect is coded when there is evidence that a caregiver fai/ed to exercise a minimum degree of care in meeting the chi/d’s needs or féililed to take adequate precautions to ensure the chi/d’s safety. (Manly, Oshri, Lynch, Herzog, & Wortel, 2013, p.21).
A caregiver fai/ure to offer a child consistent and adequate care to support his or her socioemotional, intellectual, language, and physical development. (Lefever, Howard, Lanzi, Borkowski, Atwater, Guest, … & Centers for the Prevention of Child Neglect, 2008, p.321 ) .
Parmi les articles dans lesquels on ne retrouve pas de définition, dans huit études sur onze, les participants ont été recrutés auprès des services de protection de l’enfance, reprenant ainsi la catégorisation proposée par ces institutions et, par le fait même, leur définition. Dans les trois autres recherches, des outils standardisés servent à identifier les participants à l’étude. Les instruments utilisés (Parent to Ghi/d Gonflict Tactics Scale et Kempe Fami/y Stress Ghecklist) évaluent la capacité des parents à prendre soin de leur enfant et leurs comportements envers ce dernier.
Deux articles se démarquent du lot en présentant des définitions qui se détachent des comportements fautifs et lacunes du parent. Barber et Delfabbro (2009) proposent une définition centrée sur les besoins de l’enfant : Any situation where there is evidence that a chi/d’s basic needs (safety, sustenance, and housing) are not being met, and where there is a significant risk that the chi/d’s well-being (physical and psychological) is being compromised. (p.423) .
Staal, Hermanns, Schrijvers et van Stel (2013) considèrent quant à eux des facteurs relatifs à l’enfant, au parent et au contexte social dans leur description de la négligence: Child abuse and neg/ect thus can be seen as the outcome of a comp/ex process in which risk factors in the chi/d, the family and/or the social and physica/ context increase the strain in the parent-child re/ationship. (p.476) .
L’organisation sociale des pratiques de recherche en négligence
La recherche en négligence, tout comme la majorité des recherches dans le domaine psychosocial, s’inscrit dans des paradigmes hérités d’une conception positiviste de la science (Bourassa, Lacharité, & Miron, 2011 ; Boutin, 2006 ; Campbell & Gregor, 2002 ; Feyerabend, 1979 ; Gingras & Lacharité, 2009 ; Smith, 1999; Swift, 1995 ; Wolock & Horowitz, 1984). Ainsi, plusieurs réflexes, pratiques et croyances à la base de la recherche dominante tirent leur origine de ce courant épistémologique. Cette manière dominante de produire des connaissances sur la négligence envers les enfants exclut plus ou moins radicalement le point de vue des parents et des enfants directement concernés. Leur rôle dans la production des connaissances sur le problème de la négligence envers l’enfant est limité au fait de fournir des renseignements qui font sens pour les chercheurs. Leur situation dans l’organisation sociale des connaissances sur ce problème est lourdement subordonnée ou assujettie au point de vue d’un ensemble d’autres acteurs (les chercheurs, les professionnels).
Le privilège de «connaître» leur propre situation leur est pratiquement retiré. Elle met également en lumière le travail que les modèles théoriques et méthodologiques largement répandus permettent de produire. Ainsi, des chercheurs qui ne travaillent pas ensemble et qui ne se connaissent peut-être même pas produisent, dans des universités différentes et même des pays distincts, le même type de recherche. Ceci illustre bien comment une expérience locale – mener une recherche en répliquant les pratiques usuelles, donc sans considérer la perspective des familles – est régulée extralocalement (Campbell & Gregor, 2002; Deveau, 2009; Gonzalez & Malbois, 2013; Lacharité, à paraître; Parada, 2004; Smith, 1999). Les modèles théoriques dominants et la méthode scientifique traditionnelle sont des textes répandus qui transportent une idéologie et qui guident le travail des chercheurs (Campbell & Gregor, 2002). De ces recherches orientées par un cadre particulier découle un portrait objectivé des familles en situation de négligence qui tient peu compte de leur point de vue. Celui-ci est diffusé dans des ouvrages et articles scientifiques. En plus de guider la mise sur pied de programmes d’intervention et la formation des intervenants, ces deux types de production influencent la construction d’outils (d’évaluation, d’observation) qui servent autant pour la pratique que pour la recherche.
Les représentations sur les familles en situation de négligence
Les propos tenus par les intervenants et les superviseurs lors des entretiens permettent de circonscrire le portrait qu’ils se sont construit des familles en contexte de négligence. De manière générale, ils reconnaissent que plusieurs facteurs participent à complexifier leur quotidien. Ils décrivent leur situation familiale comme étant « multi problématiques». Ils abordent surtout les difficultés vécues par les enfants et les parents qu’ils qualifient de « gens fragilisés». Les histoires qui exposent des comportements marginaux dévalorisés dans notre société (p.ex. « la petite de 2 ans qui ouvre le frigidaire qui se prend n’importe quoi là t’sais un pot de cornichons», « il est comme 10 heures le matin [la mère] dit « il [le père] est parti chercher une caisse de bières au dépanneur» ») sont plus fréquentes dans leur discours que les récits qui font état de la résilience et des compétences de ces familles. Les situations familiales sont également examinées comme si elles étaient découpées en catégories n’ayant pas de lien entre elles. Par exemple, un intervenant mentionne: « Si c’est de la négligence alimentaire on va regarder comme « y’a-tu de la nourriture dans votre frigo », si c’est un dossier de négligence sur le plan scolaire, les parents y font pas faire les devoirs aux enfants donc là on va regarder ce qui a été fait ».
Cette vision des situations, comme si chaque évènement se déroulait isolément des autres, ne s’inscrit pas dans une compréhension écosystémique de la négligence. Elle soutient une intervention dans laquelle on peut travailler sur chaque « problème» isolément sans considérer les facteurs et évènements qui débordent cette situation immédiate, mais qui contribuent à son apparition. Par exemple, vérifier si un parent s’occupe des devoirs de son enfant ne permet pas de s’attaquer à l’ensemble du problème de ses difficultés scolaires. Plusieurs autres éléments peuvent influencer sa «performance» et le soutien que ses parents sont en mesure de lui apporter (p.ex. la capacité de l’enseignant à adapter son enseignement en fonction des défis de l’enfant, l’isolement social de la famille, la qualité de l’environnement à la maison, les capacités intellectuelles du parent).
Même si on peut entrevoir à quelques occasions dans les propos tenus par les intervenants l’idée selon laquelle la négligence est causée par quelque chose qui dépasse la famille, la conception du parent responsable de la négligence est celle qui traverse majoritairement leur discours: « Dans le fond c’est juste que les besoins sont pas répondus parce que les parents y’ont omis de faire quelque chose qui était essentiel ». À ce sujet, notons que les intervenants, dans les entretiens et lors des rencontres PSI, parlent nettement plus fréquemment des parents que des enfants. Ils s’attardent · d’ailleurs d’abord à définir les changements qui doivent se produire chez le parent, comme en témoignent les extraits suivants : «Souvent c’est au parent qu’on demande de changer des choses pis on concentre beaucoup beaucoup notre énergie sur les parents parce que c’est eux l’outil de changement. » .
« Quand on fait une évaluation, c’est vraiment au niveau de l’implication des parents. Leur implication, les modifications qu’il y a eu OK, les suites, est-ce que pour eux le suivi est fini est-ce qu’il y a d’autres choses à travailler. » .
« Là c’est une autre histoire, ils ont commencé à dire qu’ils n’avaient pas d’argent. Mais là j’ai dit non là, là nous autres on vise que la petite retourne chez vous fait que là il faut que vous preniez les moyens pour euh … parce que ça fait partie si vous êtes parents. » .
Description des relations sociales impliquées dans l’exclusion du point de vue des familles
Dans cette partie, je dépeindrai la trajectoire suivie par les familles en protection de la jeunesse en rendant explicite la manière dont leur perspective est peu considérée pendant toute la durée du processus. Je montrerai également la façon dont les différents intervenants dans l’institution viennent à objectiver les familles en transformant leur récit en catégories institutionnelles. Cette organisation sociale sera illustrée au moyen d’une cartographie.
Une famille entre en contact avec l’institution de la protection de la jeunesse par le biais d’un signalement. À ce moment, l’intervenant qui reçoit le signalement se prononce sur son fondement en fonction des faits rapportés par le signalant. Il est bien connu par les professionnels qui sont appelés à signaler qu’il y a un langage particulier à adopter si on désire que le signalement soit retenu (p.ex. certains mots sont à privilégier, on doit parler de certains faits et mettre l’accent sur la sécurité compromise de l’enfant). Ainsi, déjà à cette étape, il y a un rétrécissement de l’expérience vécue par les familles, puisque l’histoire rapportée doit d’abord être significative pour l’institution. Une fois le signalement retenu, le dossier de la famille entre dans l’étape appelée évaluation/orientation. L’évaluation doit permettre de déterminer si les faits signalés sont fondés. À ce moment, la participation des parents se limite à répondre aux questions des intervenants à propos d’éléments qui leur semblent pertinents. Les intervenants se basent sur leur expérience, sur l’expérience de leurs collègues (puisqu’ils s’accompagnent entre eux) et parfois sur certaines grilles d’observation et de facteurs de risque pour déterminer ce qu’ils doivent observer.
Par exemple, ils vont évaluer : « les lieux physiques, est-ce que la mère se lève le matin pour envoyer ses enfants à l’école, y’ont tu des lunchs, sont-tu habillés selon la saison, la mère vas-tu aux rendez-vous, est tu capable d’aller aux rendez-vous, . est tu capable de répondre aux besoins, ils mangent tu trois repas par jour, est-ce qu’il y a du va et vient dans la maison? Qui est là ? J’ai besoin d’avoir les dates de naissance, elle me la donne pas, elle a tant de temps pour me la donner sinon je peux prendre une mesure si y’a un nouveau conjoint par exemple pis elle refuse de me la donner parce que ça peut être un abuseur sexuel (…) y ‘as-tu de la consommation, on va explorer ça aussi. Y’as-tu un joint qui traine dans le cendrier, y ‘as-tu euh des draps sur le lit, si y ‘a pas de drap sur le lit on va intervenir là-dessus comme, il faut qu’il y ait un drap sur le lit t’sais. » .
Ainsi, comme discuté plus haut, le portrait de la famille est construit à partir d’une perspective qui ne tient pas compte de celle des parents.
|
Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
La production du savoir
Une seule vérité
Une seule perspective
Un portrait incomplet
Connaître autrement
Problématique de recherche
L’intervenante
L’étudiante-apprentie-chercheure
La formation
La recherche
Objectifs de la thèse
Approche de recherche : l’ethnographie institutionnelle
Considérations méthodologiques
CHAPITRE 1 :L’ORGANISATION SOCIALE DES CONNAISSANCES SUR LA NEGLIGENCE ENVERS L’ENFANT : COMMENT EXPLIQUER L’EXCLUSION DU POINT DE VUE DES FAMILLES DANS LA RECHERCHE DOMINANTE
Page titre
Résumé
Introduction
Les travaux critiques de la recherche en négligence: état des connaissances
Méthode
Corpus d’articles
Cadre d’analyse
Résultats
Théorie individualisante
La problématisation
La définition de la négligence
Les variables étudiées
Des devis de recherche éloignés de l’expérience telle que vécue par les familles
L’organisation sociale des pratiques de recherche en négligence
Discussion
Reproduction des inégalités de pouvoir : de la recherche par et pour les chercheurs
Normalisation
Réductionnisme
Conclusion
Référence
CHAPITRE Il :EXPLORATION DES RELATIONS SOCIALES A LA BASE DE L’EXCLUSION DU POINT DE VUE DES FAMILLES DANS L’INSTITUTION DE LA PROTECTION DE LA JEUNESSE: UNE ETUDE D’ETHNOGRAPHIE INSTITUTIONNELLE
Page titre
Résumé
Introduction
L’approche expert
L’approche participative
Objectifs de recherche
Méthode
Approche de recherche
Collecte des données
Analyse
Résultats
Les représentations sur les familles en situation de négligence
Les pratiques des intervenants en protection de la jeunesse
Des traces du paradigme participatif
Mécompréhension de certains concepts définis dans l’approche participative
La participation
Les forces
La popularité des pratiques de prise en charge
Des pratiques centrées sur les difficultés des parents
Des pratiques d’évaluation
Une hiérarchie apparente
Des parents qui prennent le rôle qu’on leur attribue
L’organisation sociale des pratiques en protection de la jeunesse
Les textes qui guident l’intervention
La loi sur la protection de la jeunesse
Le mandat des intervenants et les attentes de l’institution
Les règles et les procédures standardisées
Formations et documents remis à l’embauche des intervenants en CJ
La supervision des intervenants en CJ
Le monitorage par les gestionnaires
Description des relations sociales impliquées dans l’exclusion du point de vue des familles
Discussion
Références
DISCUSSION GÉNÉRALE
Discussion générale
Ce qui relie les institutions de la recherche et de la protection de la jeunesse
Quelques pistes pour la démocratisation des savoirs et des pratiques
Reconnaître l’existence de « vérités» multiples
La construction de savoirs collectifs
Les pratiques de recherche
Les pratiques d’intervention
Les contributions de cette thèse
Les applications possibles en psychoéducation
Listes et pistes pour recherches futures
Références
Télécharger le rapport complet