La stabilisation d’un centre carbénique par des hétéroatomes a permis un essor considérable de la chimie des carbènes organiques au cours des vingt dernières années. Le succès le plus marquant est probablement la synthèse de carbènes N-hétérocycliques (NHCs), stables à l’état libre. Ces espèces trouvent de nombreuses applications, notamment comme ligands σ-donneurs dans de nombreux procédés catalysés par des complexes organométalliques.
Bien que les premiers carbènes N-hétérocycliques ont été isolés à l’état libre depuis une quinzaine d’années et que des carbènes libres ont pu être stabilisés par des groupements phosphanyles, [5-9] les équivalents phosphorés des NHCs se sont révélés être beaucoup moins stables. Ce premier chapitre est consacré à la synthèse de complexes carbéniques de métaux du groupe IV dans lesquels, pour la première fois, un carbène P-hétérocyclique (PHC) est stabilisé .
Préambule
Le but de ce court préambule est d’apporter les aspects théoriques qui nous ont conduits à envisager la préparation d’équivalents phosphorés des NHCs sous la forme de complexes de métaux de transition et non comme espèces libres.
Multiplicité de spin
La multiplicité de spin est une des caractéristiques principales de l’état fondamental d’un carbène (R2C). Pour un carbène non linéaire (ce qui correspond à la quasi-totalité des carbènes), la dégénérescence entre les orbitales px et py est levée du fait de l’hybridation de l’orbitale px avec l’orbitale s du carbone (notée alors nσ, Figure 1). [1] Ainsi la multiplicité de spin est gouvernée par l’écart énergétique entre les orbitales pπ et nσ du carbène ; typiquement un carbène possédant un écart énergétique supérieur à 2 eV sera singulet et présentera une paire libre (orbitale nσ doublement occupée) ainsi qu’une lacune électronique (orbitale pπ vacante).
Afin de déterminer les modifications induites par la substitution des atomes d’azote par des atomes de phosphores dans les NHCs, les modèles parents des NHCs et des PHCs ont été étudiés au niveau DFT (B3PW91/6-31+G*). Tandis que les atomes d’azote sont strictement plans dans le NHC A, [11, 12] les atomes de phosphore restent pyramidaux dans les PHCs ; [13, 14] les deux isomères (racémique (B, ∑α(P)=336.1°) et méso (C, ∑α(P)=326.5°)) ont donc été considérés (Figure 2). La géométrie de chaque carbène a été optimisée en configuration singulet (A-C) et en configuration triplet (A’-C’).
Pour ces trois carbènes, la configuration singulet est la plus stable, avec un écart singulet/triplet plus important pour le NHC (∆EZPE(A-A’)=+80.2 kcal/mol) que pour les PHCs (∆EZPE(BB’)=+17.4 kcal/mol et ∆EZPE(C-C’)=+15.9 kcal/mol). À ce stade, on s’aperçoit déjà que la LUMO des PHCs est plus basse en énergie que celle des NHCs ces derniers sont donc plus stables. L’origine de cette meilleure stabilisation du centre carbénique a été explorée.
Stabilisation du carbone carbénique par des hétéroatomes : comparaison entre azote et phosphore
Un carbène singulet peut être stabilisé de plusieurs façons. Les facteurs stériques sont évidemment très importants et des substituants volumineux apporteront une stabilité cinétique supplémentaire au carbène (par exemple vis-à-vis de la dimérisation). [1] Des effets purement électroniques permettent également d’augmenter la stabilité du centre carbénique : des éléments π-donneurs en α permettront de masquer la lacune électronique du carbène et des éléments πaccepteurs permettront de délocaliser sa paire libre. Bien sûr, il est possible de combiner ces deux effets en substituant le carbone carbénique par un groupement π-accepteur et par un groupement un π-donneur (effet « push-pull »). [1] Dans le cas des NHCs, le carbène est substitué par deux atomes d’azote qui sont des π donneurs. On peut illustrer la stabilisation apportée par ces hétéroatomes à l’aide d’un diagramme orbitalaire de perturbations .
Le système perturbationnel constitué des orbitales décrivant les paires libres des deux atomes d’azote possède une composante symétrique (a1) ayant la bonne symétrie pour interagir avec l’orbitale pπ du fragment carbénique. L’azote étant plus électronégatif que le carbone, cette interaction stabilisante se traduit par la déstabilisation de l’orbitale vide pπ (centrée sur le carbone). Ainsi le centre carbénique est moins sensible aux attaques nucléophiles puisque sa LUMO est plus haute en énergie. Les orbitales nσ et pπ sont représentées Figure 4, pour les carbènes A, B et C. Dans les trois cas la différence d’énergie nσ/pπ est supérieur à 2 eV. En revanche, la déstabilisation de l’orbitale pπ est nettement plus importante pour le NHC (A). Cette différence entre NHCs et PHCs provient d’un moins bon recouvrement entre les paires libres des phosphores et l’orbitale vacante du carbène (cf. Figure 4). En effet, les éléments de la troisième période (P ici) sont intrinsèquement des donneurs π au moins aussi fort que leurs analogues de la seconde période (N ici) ; cependant ils adoptent moins facilement une géométrie plane qui permettrait un recouvrement optimal. [15] L’atome de phosphore se comporte donc en apparence comme un moins bon π-donneur que l’azote.
D’un point de vue structural, les NHCs sont des molécules planes alors que dans leurs analogues phosphorés l’écart par rapport à la planéité est important du fait de la géométrie pyramidale des phosphores (Figure 2). [13, 14] Les PHCs symétriques possèdent donc deux isomères (méso (C) et racémique (B)) mais la barrière d’isomérisation est faible (2.1 kcal/mol, Figure 5). Cet abaissement de la barrière d’inversion par rapport à une phosphine « classique » (30-35 kcal/mol typiquement) est dû à une excellente interaction entre le carbène et le phosphore plan dans l’état de transition (Cf. Figure 5). Cette faible barrière laisse supposer une instabilité configurationnelle des PHCs à l’état libre.
Conclusions
Ce préambule théorique a permis de montrer que dans les carbènes P hétérocycliques, la stabilisation du centre carbénique par les paires libres des phosphores est moins efficace que celle apportée par les azotes dans les NHCs. Cette différence provient du coût énergétique plus élevé nécessaire pour imposer une géométrie plane à l’atome de phosphore. À ce stade, deux stratégies sont envisageables pour accéder aux PHCs. La première consiste à stabiliser ce ligand par un métal de transition. Il est alors nécessaire de mettre au point un précurseur carbénique et de choisir le fragment métallique qui permettra de générer le centre carbénique et de le stabiliser (cf. chapitre 1). Cette approche a été choisie dans la suite de notre étude pour isoler les premiers complexes carbéniques possédant comme ligand l’analogue phosphoré d’un carbène d’Arduengo. [16] Une deuxième approche consiste à jouer sur les facteurs électroniques et géométriques des groupements phosphorés afin de contraindre les atomes de phosphore dans une géométrie plane et de stabiliser ainsi le carbène libre. Bien qu’il existe plusieurs moyens pour favoriser une telle géométrie, [17] le plus simple consiste à introduire des substituants très encombrants sur le phosphore. Le succès de cette stratégie a été illustré plus récemment par G. Bertrand et coll. avec la synthèse du premier PHC stable. [18] Dans ce carbène libre, les groupements 2,4,6-tri-tertbutylphenyles permettent à la fois de forcer une géométrie plane pour les atomes de phosphore et également de défavoriser la réaction de dimérisation (Schéma 39). L’utilisation de substituants moins encombrants conduit à une instabilité du centre carbénique. [19] Expérimentalement, la barrière d’inversion des phosphores est très faible, les différents énantiomères étant en échange rapide en solution à -100°C.
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Table des matières
Chapitre 1 : Introduction
1. Aspects historiques
2. Réactivité des complexes carbéniques
a. Réactivité des complexes électrophiles
b. Réactivité des complexes nucléophiles
c. Réactivité mixte de complexes carbéniques
3. Utilisation des complexes carbéniques en synthèse
a. Réaction d’annélation de Dötz
b. Réaction de cyclopropanation
c. Métathèse des oléfines
4. Aspects théoriques de la liaison métal-carbène
5. Voies de synthèse des complexes carbéniques
a. Formation par décomposition d’un précurseur carbénique
b. Coordination d’un carbène stable
6. Présentation du sujet
7. Notes et références
Chapitre 2 : Carbènes P-hétérocycliques : complexes du groupe IV
1. Préambule
a. Multiplicité de spin
b. Stabilisation du carbone carbénique par des hétéroatomes : comparaison entre azote et phosphore
c. Conclusions
2. Synthèse de complexes carbéniques du groupe IV possédant un ligand PHC
a. Choix du précurseur carbénique
b. Synthèse d’un complexe Cp2Ti(PHC)(L)
c. Synthèse de complexes PHC zirconocène
3. Nature électronique des complexes carbéniques
a. Structure électronique
b. Réactivité vis-à-vis des dérivés carbonylés
4. Conclusions et perspectives
5. Références et notes
Chapitre 3 : Dianions géminaux stabilisés par des groupements σ4-P
1. Introduction
2. Synthèse et caractérisation des dianions géminaux
a. Synthèse des dianions
b. Structure du dianion 2 à l’état solide
c. Structure du dianion 2 en solution
d. Conclusion
3. Structure électronique des dianions géminaux 2 et 6
a. Description des modèles
b. Étude du dianion géminal stabilisé par des groupements sulfure de phosphine
c. Comparaison entre les dianions 2 et 6
d. Conclusion sur la structure électronique des dianions géminaux 2 et 6
4. Réactivité des gem-dianions vis-à-vis de CS2
a. Aspects expérimentaux
b. Structure électronique
5. Conclusions et perspectives
6. Notes et références
Chapitre 4 : Conclusion
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