Réactions multicomposant : vers la synthèse idéale
De manière intuitive, on envisage la synthèse d’une molécule cible comme une succession d’étapes élémentaires. Ce mode de synthèse, dit divergent ou séquentiel, n’est cependant pas toujours le plus judicieux. En effet, il implique l’utilisation d’une grande quantité de solvants, ce qui génère un coût important, et une perte de temps significative du fait des multiples opérations d’extraction et de purification qu’il est nécessaire d’effectuer. Le rendement d’une synthèse séquentielle, est, en outre, relativement médiocre, puisqu’il résulte des rendements successifs des différentes réactions mises en jeu. Une synthèse divergente est ainsi aux antipodes de ce que serait la synthèse idéale, à savoir une voie de synthèse qui permettrait d’obtenir avec un bon rendement le composé désiré en un minimum d’étapes, et ce, en utilisant des réactifs peu onéreux et qui permettent de réduire l’impact environnemental autant que faire se peut.
Dès lors, plus une méthode de synthèse est convergente, plus elle est efficace. Les réactions multicomposant (MCRs), qui permettent l’obtention one-pot de la molécule cible à partir de trois produits de départ ou plus, sont un outil de choix pour assurer la convergence d’une stratégie de synthèse (schéma I.1). Elles sont constituées de plusieurs étapes élémentaires correspondant aux ruptures et formations des différentes liaisons impliquées dans le processus, et sont d’autant plus efficaces si l’une de ces étapes est irréversible. Ces réactions permettent d’obtenir très rapidement des molécules d’une grande complexité, et, par ailleurs, la variation d’un des produits de départ augmente considérablement la diversité des structures accessibles. En tant que telles, elles intéressent tout particulièrement l’industrie pharmaceutique pour la création de chimiothèques destinées au criblage à haut débit, ce qui explique le fort développement qu’elles ont connu ces dernières années.
Si la terminologie MCR n’est apparue que dans les années 60, on considère généralement que la première réaction multicomposant à avoir été mise en oeuvre est la synthèse d’ α-aminoacides par Strecker, publiée en 1850. Elle consiste en la condensation de chlorure d’ammonium et de cyanure de potassium sur un aldéhyde dont résulte un α-aminonitrile, qui est ensuite hydrolisé .
En 1882, Hantzsch réalise la première synthèse multicomposant d’hétérocycles. Il est en effet parvenu à former des 1,4-dihydropyridines par la réaction d’un aldéhyde avec deux équivalents de β-cétoester en présence d’ammoniaque (schéma I.2). Cette méthode reste couramment employée de nos jours, tout comme la préparation de dihydropyridin-2-(1H)-ones à partir d’un β-cétoester, d’un aldéhyde et de l’urée, mise au point par Biginelli en 1891 .
L’une des MCRs les plus importantes en termes d’applications est sans aucun doute la réaction de Mannich, découverte en 1912. Il s’agit de la condensation d’un aldéhyde, d’une amine secondaire et d’un composé carbonylé énolisable, qui aboutit à la formation d’une β-aminocétone. Parmi les nombreuses synthèses de produits naturels qui ont utilisé la réaction de Mannich, nous pouvons citer celle de la tropinone, réalisée par Robinson6 en 1917 .
Les isonitriles
Historique de la synthèse des isonitriles
Les isonitriles ont été isolés pour la première fois en 1859 par Lieke, qui a fait réagir du cyanure d’argent avec un halogénure, initialement dans le but de synthétiser un nitrile . Lieke n’a d’ailleurs pas su identifier le composé qu’il avait formé, c’est Gautier et Hofman qui, 8 ans plus tard, ont à proprement parlé découvert les isonitriles.
Les diverses voies de synthèse proposées au cours du siècle suivant se sont systématiquement avérées complexes et peu satisfaisantes. Ceci explique en partie pourquoi la chimie des isonitriles a été largement sousexploitée durant cette période, l’autre raison étant probablement liée à l’odeur extrêmement désagréable que dégagent ces composés, tout du moins les éléments les plus simples. Il a donc fallu attendre les années 60 et la mise au point par Ugi de deux méthodes de préparation efficaces et aisées à mettre en œuvre pour que la réactivité si particulière des isonitriles soit exploitée à sa juste valeur et que des réactions importantes les impliquant soient découvertes. La première voie de synthèse découle directement des travaux d’Hoffman, qui, en 1867, a proposé de synthétiser des isonitriles en réalisant la condensation d’une amine primaire sur le chloroforme, en présence de potasse . Cette méthode, dite carbylamine, présentait toutefois les mêmes défauts que celle de Lieke, à savoir qu’elle n’était applicable qu’à un nombre restreint de composés, et qu’elle conduisait à des mélanges d’isonitriles et de nitriles, ainsi qu’à la formation d’autres produits secondaires.
Réaction de Ugi (U-4CR)
La réaction de Passerini (P-3CR)
La première MCR tirant parti de la réactivité unique des isonitriles a été découverte en 1921 par Passerini. Elle consiste en l’addition d’un isonitrile sur un aldéhyde, ou de manière plus générale un composé carbonylé, activé par un acide carboxylique . En ce qui concerne les conditions expérimentales, ce couplage s’effectue à forte concentration (1 M) et à température ambiante. Il est par ailleurs favorisé par l’utilisation de solvants non polaires, tels que le toluène.
Le mécanisme généralement accepté, qui a été proposé par Ugi, exclue l’intervention d’intermédiaires ioniques. En effet, l’hypothèse de la formation d’un ion nitrilium après protonation du carbonyle, qui réagirait ensuite avec l’ion carboxylate, n’est pas recevable dans un solvant peu polaire. Il est autrement plus probable qu’un adduit se forme entre l’acide carboxylique et le composé carbonylé par le biais de liaisons hydrogène, et qu’il donne lieu à une réaction d’ α-insertion sur l’isonitrile via un état de transition cyclique. Au cours de cette addition, c’est le carbone du groupement carbonyle qui joue le rôle de l’électrophile, et l’oxygène de l’acide carboxylique qui remplit celui du nucléophile. L’ensemble des équilibres est déplacé dans le sens du produit, de type α-acyloxycarboxamide, grâce à la dernière étape irréversible. Il s’agit d’un réarrangement, dit de Mumm, qui consiste en un transfert intramoléculaire du groupement acyle. Il permet de convertir un imidoyle en amide, ce qui est très favorable d’un point de vue thermodynamique.
La réaction de Passerini resta largement sous-exploitée jusqu’au développement des premières synthèses efficaces d’isonitriles par déshydratation de N-formylamides en 1958, qui rendirent alors possible l’essor de la chimie de ces composés. A la même époque, Ugi décrivit la plus importante variante de la réaction de Passerini, à laquelle nous allons à présent nous intéresser.
La réaction de Ugi : description
En 1959, Ugi développa un couplage à 4 composants (U-4CR, Ugi-4- Component Reaction) qui permet d’accéder en une seule étape à des α-amidocarboxamides, simplement en rajoutant une amine dans la réaction précédente. Cette dernière se condense avec l’aldéhyde pour conduire à une imine, qui est alors protonée en iminium, espèce plus électrophile sur laquelle va s’additionner l’isonitrile. C’est dans cette attaque préférentielle de l’isonitrile sur l’imine activée par l’acide carboxylique plutôt que sur l’aldéhyde que réside la spécificité de la réaction de Ugi. Le nitrilium qui en résulte est ensuite piégé par le carboxylate nucléophile, pour aboutir à la formation d’un imidate qui subit finalement un réarrangement de Mumm. Comme précédemment, c’est cette dernière étape qui déplace l’ensemble des équilibres conduisant à la formation du produit et assure l’irréversibilité de la transformation, et donc son efficacité .
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre I « Réactions multicomposant et isonitriles »
I.1) Réactions multicomposant : vers la synthèse idéale
I.2) Les isonitriles
1°) Historique de la synthèse des isonitriles
2°) Réactivité
I.3) Réaction de Ugi (U-4CR)
1°) La réaction de Passerini (P-3CR)
2°) La réaction de Ugi : description
3°) Variations autour de la réaction de Ugi
I.4) Couplage de Ugi-Smiles
1°) Présentation
2°) Le réarrangement de Smiles
3°) Variations autour du couplage de Ugi-Smiles
4°) Couplage de Ugi-Smiles et phénols hétérocycliques
I.5) Conclusion
Chapitre II « Couplage de Ugi-Smiles et Ammoniac »
II.1) Les dérivés N-arylés en chimie médicinale
II.2) De la difficulté d’utiliser l’ammoniac dans un couplage de Ugi ou de Ugi-Smiles
1°) L’ammoniac et la réaction de Ugi
2°) Stratégies palliatives : utilisation d’amines primaires convertibles dans le couplage de Ugi
3°) Retour sur le couplage de Ugi de l’ammoniac : utilisation du 2,2,2-trifluoroéthanol
4°) Premiers essais de couplage de Ugi-Smiles avec l’ammoniaque
5°) Stratégies palliatives : utilisation d’amines primaires convertibles dans le couplage de Ugi-Smiles
II.3) Mise au point du couplage de Ugi-Smiles de l’ammoniaque…
1°) …dans le trifluoroéthanol
2°) …dans le méthanol
3°) Application au couplage de Ugi
II.4) Conclusion
Chapitre III « Synthèse d’indoles par cascade de couplages Ugi-Smiles / Heck »
III.1) Introduction
III.2) Présentation de la réaction de Heck
1°) Considérations mécanistiques
2°) Un vaste champ d’application
III.3) Tandem Ugi / Heck
1°) Les réactions de post-condensations
2°) Le tandem Ugi / Heck
III.4) Couplages de Ugi-Smiles et réactions de post-condensations
1°) Synthèse de 3,4-dihydroquinoxalinones
2°) Synthèse de benzotriazoles et benzimidazoles à partir d’ortho-phénylènediamine issue du couplage de Ugi-Smiles
3°) Synthèse de pyrimido-azépines par un tandem Ugi-Smiles / RCM
4°) Couplages oxydants et cyclisations intramoléculaires des adduits de Ugi-Smiles par catalyse au palladium
III.5) Indoles
1°) Activités biologiques
2°) Méthodes de synthèse
III.6) Couplage de Ugi-Smiles avec un phénol halogéné
1°) Elaboration de la stratégie de synthèse d’indoles
2°) Préparation des phénols halogénés
3°) Optimisation des conditions du couplage Ugi-Smiles avec un phénol halogéné
4°) Résultats du couplage Ugi-Smiles avec un phénol halogéné
III.7) Synthèse d’indole par un couplage de Heck sur un adduit de Ugi-Smiles
1°) Mise au point de la réaction de Heck
2°) Version one-pot de la cascade Ugi-Smiles / Heck
III.8) Applications aux phénols hétérocycliques
III.9) Conclusion
Chapitre IV « Synthèses de 1,2,4-triazoles via une amidrazone »
IV.1) Les triazoles
1°) Applications thérapeutiques
2°) Synthèses de 1,2,4-triazoles par des méthodes « classiques »
3°) Synthèses de 1,2,4-triazoles par couplages oxydants
IV.2) Synthèse de 1,2,4-triazoles via une amidrazone obtenue à partir d’une hydrazone
1°) Premiers essais one-pot
2°) Obtention de l’amidrazone via un chlorure d’hydrazone
3°) Obtention de 1,2,4-triazoles via l’amidrazone
IV.3) Synthèse de 1,2,4-triazoles via une amidrazone obtenue à partir d’un chlorure d’imidoyle
1°) Obtention de l’amidrazone via un chlorure d’imidoyle
2°) Synthèse one-pot de 1,2,4-triazoles à partir d’amides via un chlorure d’imidoyle
IV.4) Discussion relative au mécanisme de l’oxydation de l’amidrazone en 1,2,4-triazoles
1°) Oxydation des hydrazones
2°) Proposition de mécanisme
IV.5) Conclusion
Conclusion générale
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