Réacteurs à sels fondus
Les sels fondus présentent des propriétés uniques, sur lesquelles repose la conception d’un des six réacteurs nucléaires de prochaine génération reconnus par les experts du Forum International Génération IV [4,5]. Il est néanmoins nécessaire, du point de vue sémantique, de distinguer les différents concepts réunis sous le terme de Réacteurs à Sels Fondus (RSF ou MSR pour Molten Salt Reactor). Techniquement, ce terme fait référence aux réacteurs qui exploitent un sel liquide comme fluide caloporteur pour évacuer l’énergie thermique produite dans le réacteur. Les RSF se répartissent en deux groupes : dans le premier un sel liquide caloporteur refroidit un combustible solide, dans le second, le combustible est dissous dans le sel liquide qui joue également le rôle de fluide caloporteur, souvent désigné comme « sel combustible ». Par abus de langage, le terme de réacteur à sels fondus fait fréquemment référence au second cas de figure, ce qui sera également le cas dans la suite du document.
Origine
Les premiers RSF ont été développés par l’Oak Ridge National Laboratory (ORNL) pour l’exploitation de deux réacteurs à spectres thermiques. Le premier en 1954, le Aircraft Reactor Experiment (ARE), utilisait un mélange NaF-ZrF4-UF4 avec BeO comme modérateur [6,7]. Le réacteur a fonctionné durant 9 jours à une température de 860 °C et une puissance pouvant atteindre 2,5 MWt. Le combustible UF4 a montré une bonne stabilité chimique dans le sel fondu, dont le coefficient thermique négatif et le comportement très réactif permettaient au réacteur d’être piloté en modifiant la puissance fournie par insertion de barres de contrôle.
De 1965 à 1969, ORNL a fait fonctionner le Molten Salt Reactor Experiment (MSRE) de 8 MWt . Le sel combustible 7 LiF-BeF2-ZrF4-UF4 s’écoulait à travers un modérateur en graphite sous pression atmosphérique à environ 650 °C. Un enrichissement en 7Li empêchait la production indésirable de tritium à partir de 6Li par fission induite par les neutrons. Ce programme a démontré la possibilité d’utiliser 235U et 233U comme élément fissile dans le sel combustible, avec des ajustements mineurs par ravitaillement de 239Pu. Le sel de refroidissement dans la boucle secondaire était 7Li2BeF4 (FLiBe).
La recherche et le développement associés à ces premiers réacteurs ont montré que le concept de base des MSR était viable ; mais ont également mis en évidence certains défis à surmonter dans les domaines de la chimie des sels, de la chimie des produits de fission, de la corrosion des matériaux et de leur comportement sous rayonnement, des procédés de retraitement et des techniques d’analyse du sel [11]. Postérieurement, un projet de réacteur surgénérateur visant à produire de l’uranium 233 à partir de thorium fut par la suite abandonné.
Concepts actuels
Depuis, plusieurs concepts de réacteurs à sels fondus ont été proposés à travers le monde, en veillant à répondre aux difficultés énumérées précédemment [12]. qui regroupe différents projets de réacteurs à sels fondus selon leurs caractéristiques communes (type de sel, spectre neutronique, combustible…). Dans le cadre du programme Génération IV, la R&D collaborative autour des MSR est menée par les pays membres autour de deux concepts de base :
▪ Le réacteur à neutrons rapides à sels fondus (MSFR), un concept à combustible liquide, qui intègre le cycle du combustible Th/U fermé sans enrichissement en U, le recyclage des actinides, avec une sécurité renforcée et un minimum de déchets produits. Le projet SAMOSAFER (Severe Accident Modeling and Safety Assessment for Fluid-fuel Energy Reactors), projet européen EURATOM en cours, vise à démontrer les concepts de sécurité du MSFR en mode surgénérateur à partir de thorium. Le consortium SAMOSAFER se compose principalement d’universités et de laboratoires de recherche tels que le CNRS, JRC (Joint Reseach Centre-European Commission), CIRTEN Consorzio Interuniversitario Nazionale per la Ricerca Tecnologica Nucleare), TU Delft (Technische Universiteit Delft) et PSI (Paul Scherrer Institute) exploitant ainsi l’expertise et l’infrastructure de chaque membre.
▪ Le réacteur avancé à haute température (AHTR) – également appelé réacteur à haute température refroidi par sel fluoré (FHR) – avec une structure de noyau modérateur en graphite, un combustible solide, et le sel fondu FLiBe comme fluide caloporteur, permettant d’atteindre des températures de 750 à 1000 °C. Les difficultés liées à l’utilisation des sels fondus est nettement moindre lorsqu’ils n’ont pas les niveaux d’activité très élevés qui leur sont associés en dissolvant les espèces combustibles et les produits de fission. C’est pourquoi l’emploi de sels fondus comme simple fluide caloporteur représente une première étape à la mise en œuvre accessible.
En 2014, dans le cadre d’un examen de l’activité MSR à l’échelle internationale, six concepts évalués sur leurs validités techniques ont été retenus pour une mise en œuvre à l’échelle pilote :
▪ Flibe LFTR : développé par l’américain Flibe Energy, ce réacteur thermique modéré au graphite exploite un sel combustible de FLiBe contenant de l’uranium-233 fissile formé à partir du thorium fertile provenant d’un second fluide FLiBe+ThF4 en couverture du premier sel. Le circuit secondaire est un mélange BeF2-NaF. Une centrale pilote de 2 MWt est envisagée.
▪ Thorcon : développé par l’américain Martingale, son concept reprend celui du MSRE à plus grande échelle (250 MWe). Ce réacteur à spectre thermique mono-fluide modéré au graphite exploite le cycle Th-U dans un sel BeF2-NaF (également employé comme fluide caloporteur dans le circuit secondaire). Son concept n’inclut pas de retraitement continu du sel, hormis un barbotage pour extraire les produits de fission gazeux.
▪ Moltex SSR : le Stable Salt Reactor SSR du britannique Moltex Energy s’inspire des réacteurs nucléaires conventionnels actuellement exploités. Sa conception comprend un assemblage de combustible dont les tubes contiennent le sel fondu combustible (60%NaCl–40% (Pu/U/Ln)Cl3). Le sel fondu NaF-KF-ZrF4 circule le long de ces tubes en tant que fluide caloporteur. Trois versions existent : SSR-W (Incinérateur de déchets nucléaires : plutonium, actinides mineurs et lanthanides), SSR-U (réacteur à spectre thermique exploitant de l’uranium faiblement enrichi, compatible avec un cycle Th-U), SSR-Th (le thorium est contenu dans le sel caloporteur, après décroissance en uranium-233 ce dernier se dissout progressivement dans du bismuth liquide puis est retraité en combustible).
▪ CMSR : conçu au Danemark par Seaborg Technologies, ce réacteur thermiqueépithermique mono-fluide exploite un sel fluorure contenant du thorium et des déchets issus de la filière actuelle des réacteurs à eau légère (plutonium et actinides mineurs). Le sel FLiNaK est employé comme fluide secondaire caloporteur et les produits de fission sont retraités en ligne. Seaborg prévoit de lancer leur prototype sur barge d’ici 2025.
▪ Integral MSR : développé par Terrestrial Energy au Canada, ce réacteur à sel fondu inspiré du MSRE d’Oak Ridge exploite un sel de fluorure (potentiellement NaF, LiF et/ou BeF2) contenant de l’uranium-235 faiblement enrichi. Une structure hexagonale en graphite est employée comme modérateur. Un mélange ZrF4-KF est retenu comme fluide caloporteur pour le circuit secondaire. Le retraitement du sel s’effectue hors-site, après sept ans d’exploitation du réacteur.
▪ TransAtomic TAP : réacteur conçu aux Etats-Unis par TransAtomic Power, sa particularité est d’exploiter ZrH comme modérateur associé à un sel combustible de type LiF contenant des fluorures d’uranium et d’actinides. ZrH permet d’obtenir davantage de neutrons dans la région thermique qu’avec un modérateur en graphite. Il devient alors possible d’utiliser de l’uranium très appauvri mais également l’inventaire en actinides mineurs de combustibles usés issus de la filière des réacteurs à eau légère. En 2016, TransAtomic Power essuie des litiges suite à des données publiées erronées. En 2018, l’entreprise suspend son activité et rend publique sa propriété intellectuelle.
Réacteurs à sels fondus à spectre rapide
Bien que les réacteurs à sels fondus à spectre rapide (RSF-SR) fassent l’objet d’études depuis le début des années 1960, aucun prototype n’a encore été construit. La majorité des projets s’arrêtent aux bilans de matières, de transfert de chaleur et aux études neutroniques. Bien que les principaux concepts sous-jacents aux RSF-SR n’aient pas changé, une grande partie de la base technologique a évolué. Deux approches peuvent être envisagées voire combinées : les RSF-SR peuvent être configurés pour consommer des actinides issus du combustible des réacteurs à eau légère (bruleur de déchets, les actinides étant considérés comme des déchets), et/ou configurés pour étendre la disponibilité des ressources fissiles grâce à la conversion d’isotopes fertiles en isotopes fissiles [13].
Une première version d’un système RSF-SR utilisant du sel NaCl-KCl-PuCl3 a été proposée par Alexander [14] au début des années 1960. Dans les années 1960 1970, Taube [15–17] a exploré un certain nombre de RSF-SR, y compris un sel PuCl3-NaCl. Plus récemment, plusieurs réacteurs à spectre rapide au fluorure ont été proposés pour une utilisation en tant que brûleurs d’actinides dans le cadre du programme Génération-IV. Il s’agit notamment en République tchèque de l’incinérateur de combustible usé par le réacteur Neutron fluX (SPHINX), et du réacteur européen MOSART utilisant LiF/BeF2/(TRU)F3 comme sel combustible [13]. Depuis près de 15 ans et dans le cadre de projets européens (EVOL, SAMOFAR puis SAMOSAFER), des études ont été menées autour du Molten Salt Fast Reactor (MSFR) dont la version de référence repose sur un spectre de neutrons rapides, un sel de fluorure et le cycle du combustible U-Th. L’exploitation des réacteurs français et le retraitement de leurs combustibles conduisent à la production de plutonium, d’uranium, d’actinides mineurs (MA) et de produits de fission (FP). L’apparition de réacteurs rapides de type MSR permettrait le multi recyclage de l’U, du Pu et des MA, avec une fermeture complète du cycle [18].
Une grande partie des informations sur les matériaux de structure obtenue dans le cadre des premiers programmes MSR en spectre thermique peut être appliquée aux RSF-SR de sels fluorés. Cependant, il faut s’attendre à ce que le spectre neutronique plus dur d’un RSF-SR provoque des déplacements atomiques supplémentaires dans les matériaux adjacents. La durée de vie du matériau de protection contre les neutrons à proximité du cœur sera donc moindre pour un RSF-SR. Des sels à base de chlorures ont été envisagés dans le schéma de retraitement du combustible mis au point pour le projet de réacteur Integral Fast Reactor (IFR). Cependant, les connaissances autour des matériaux de structure tolérants aux sels à base de chlorures ne sont pas aussi matures que celles pour les sels à base de fluorures, pour lesquelles il a été montré que l’alliage Hastelloy N présente une bonne résistance à la corrosion (<4 µm/an dans le MSRE [19]) pour des températures allant jusqu’à 700 °C. En comparaison il n’existe pas à ce jour de matériau unanimement identifié pour les systèmes à sel de chlorures [20].
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1 : Etat de l’art
1.1 Réacteurs à sels fondus
1.1.1 Origine
1.1.2 Concepts actuels
1.1.3 Réacteurs à sels fondus à spectre rapide
1.1.4 Réacteurs à sels fondus chlorures
1.2 Corrosion en milieux chlorures
1.2.1 Matériaux métalliques
1.2.1.1 Effet des éléments d’alliage
1.2.1.2 Les bases fer
1.2.1.3 Base nickel
1.2.2 Matériaux non métalliques
1.2.2.1 Oxydes et céramiques en conditions oxydantes
1.2.2.2 Oxydes et céramiques en conditions inertes
1.2.3 Revêtements
1.2.3.1 Revêtement métallique
1.2.3.2 Revêtement d’oxydes
1.2.4 Conclusions
1.3 Thermodynamique
1.3.1 Stabilité thermodynamique d’un sel de chlorure
1.3.2 Notion d’oxoacidité
1.3.2.1 Définition
1.3.2.2 Influence sur la corrosion
1.3.3 Corrosion
1.3.4 Construction des diagrammes E-pO2-
1.3.4.1 Choix du couple redox de référence
1.3.4.2 Calcul pour un couple redox indépendant de l’oxoacidité : Na+/Na
1.3.4.3 Calcul pour le couple O2/Na2O
1.3.4.4 Prédiction thermodynamique du comportement du nickel dans NaCl
1.3.4.5 Conclusion
1.4 Objectif de la thèse
1.4.1 Objectif
1.4.2 Choix du sel
1.4.3 Choix des matériaux
1.4.4 Travaux présentés
Chapitre 2 : Matériaux, méthodes et dispositifs expérimentaux
2.1 Montage expérimental
2.1.1 Cellule de travail
2.1.2 Préparation du sel fondu
2.2 Electrochimie : théories et techniques
2.2.1 Electrodes
2.2.1.1 Electrode de référence (REF)
2.2.1.2 Electrode de travail (WE)
2.2.1.3 Contre électrode (CE)
2.2.2 Techniques électrochimiques
2.2.2.1 Voltammétrie cyclique
2.2.2.2 Electrolyse à courant ou potentiel imposé
2.2.2.3 Zircone stabilisée à l’yttrium
2.3 Méthodes d’analyse
2.3.1 Essais gravimétriques
2.3.2 Mesures d’épaisseurs
2.3.3 Chromatographie gazeuse
2.3.4 Microscopie électronique à balayage et faisceau d’ion focalisé
2.3.5 Diffraction des rayons X
2.4 Mode opératoire des essais d’immersions
2.4.1 Echantillons
2.4.1.1 Alliages C276 et SS304
2.4.1.2 Carbure ternaire Cr2AlC
2.4.2 Immersion
2.4.3 Nettoyage des échantillons
2.4.4 Préparation métallographique des échantillons corrodés
Chapitre 3 : Mesure de la teneur en ions oxyde et purification du sel
3.1 Méthode ex-situ : pH-métrie
3.1.1 Principe
3.1.2 Courbes expérimentale et théorique
3.1.3 Discussion et conclusion
3.2 Méthodes in-situ : voltammétrie cyclique et zircone yttriée
3.2.1 Choix des techniques dans le dosage des ions oxyde
3.2.1.1 Dosage par voltammétrie cyclique
3.2.1.2 Dosage par zircone yttriée
3.2.1.3 Objectif de l’étude
3.2.2 Corrélation entre la voltammétrie cyclique et la zircone yttriée
3.2.2.1 Montage expérimental combiné
3.2.2.2 Résultats de la zircone yttriée
3.2.2.3 Résultats de la voltammétrie cyclique
3.2.3 Discussion
3.2.3.1 Distinction entre ions oxyde libres et complexés
3.2.3.2 Mise en évidence des ions complexés
3.2.3.3 Mise en évidence des espèces produites par voltammétrie cyclique
3.2.4 Conclusion
3.3 Purification vis-à-vis des ions oxyde
3.3.1 Diminution de l’oxoacidité par ajout de MgCl2
3.3.2 Diminution de l’oxoacidité par ajout de ZrCl4
3.3.3 Diminution de l’oxoacidité par barbotage de HCl
3.3.4 Conclusion
Chapitre 4 : Étude de l’oxoacidité sur la corrosion
Conclusion générale