Le thème de notre sujet peut à première vue être étonnant pour une recherche en philosophie. Mais si on y regarde de près, on se rend compte que la pédagogie est un objet de philosophie. On parle d’ailleurs aujourd’hui, d’une discipline dénommée philosophie de l’éducation. D’autre part nous pouvons constater que la plupart des grands systèmes philosophiques accordent une part importante à l’éducation. C’est le cas des systèmes de Platon, Rousseau, Marx, Kant, Locke pour ne citer que ceux-là.
Nous pouvons aussi nous apercevoir que l’éducation présente des enjeux surtout dans le cadre de notre époque marquée par de profondes mutations. Ces enjeux sont tels que certains comme le pédagogue et non moins philosophe américain Carl Rogers se demandent si de la solution du problème pédagogique ne dépend pas pour une grande part la réponse à la question de savoir si l’humanité ira de l’avant ou vers sa propre perte. Le choix de notre sujet peut aussi se justifier par le fait que la pédagogie se veut aujourd’hui plus une science qu’un art. Elle rivalise même avec d’autres sciences désignées sous le nom de sciences de l’éducation. Nous voulons parler de l’économie de l’éducation, de la sociologie de l’éducation, de la docimologie, de l’ergonomie… En abordant donc le domaine de l’éducation nous ne sortons pas de notre spécialité qu’est la logique et l’histoire des sciences.
En outre, l’épistémologie entretient des rapports étroits avec la pédagogie. Ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où, comme nous l’avons fait voir précédemment, cette dernière se pose comme science. La pédagogie ne peut dès lors échapper à la réflexion épistémologique en tant que discours philosophique sur la science ou tout simplement en tant que théorie de la connaissance. La naissance de la pédagogie au XVIIe n’est donc pas un hasard et l’épistémologie cartésienne a fortement marqué la réflexion et la pratique pédagogiques. Les rapprochements entre science et pédagogie ont permis de voir en Rousseau le Copernic de l’éducation. En effet, selon les tenants de cette analogie, il a opéré, à l’image de Copernic qui effectua la décentration de la Terre au profit du Soleil, la décentration du pédagogue au profit de l’élève dans la situation d’enseignement-apprentissage.
Le champ de la pédagogie est également fortement marqué par les théories épistémologiques de Bachelard et Karl Popper. Il faut dire que Le nouvel esprit scientifique du premier est devenu une référence pour ceux qui veulent entreprendre des recherches dans le domaine de la pédagogie. L’approche pédagogique par la résolution de problèmes qui consiste à mettre l’apprenant face à une situation problème pour l’amener ensuite à la construction de son propre savoir peut elle aussi être considérée comme une influence des conceptions épistémologiques de ces deux auteurs. En effet, Popper tout comme Bachelard pense que la science commence par un problème. C’est quand les hommes de science sont confrontés à un problème qu’ils tentent de mettre au jour des théories susceptibles de venir à bout du problème posé.
ELEMENTS D’ANALYSE ET DE POSITION DU PROBLEME
RAPPELS SUR L’ANARCHISME METHODOLOGIQUE
L’originalité de la pensée de Feyerabend consiste dans le fait qu’elle rompt avec toute cette tradition philosophique et épistémologique qui fait de la méthode un critère de scientificité et de la rigueur un credo. Dans l’histoire des sciences il faut arriver à Nietzsche et Feyerabend pour voir un pôle opposé au cartésianisme sur l’idée de méthode. Feyerabend renvoie dos à dos toutes les méthodologies. Ainsi ─ dit-il ─ « Toutes les méthodologies ont leurs limites, (…) Il n’y a pas de méthode particulière qui puisse garantir le succès d’une recherche ou le rendre probable. Les scientifiques résolvent des problèmes non pas parce qu’ils possèdent une baguette magique ─ la méthodologie, ou une théorie de la rationalité ─ mais parce qu’ils ont longtemps étudié un problème, parce qu’ils en connaissent assez bien les données, parce qu’ils ne sont pas tout à fait idiots (…) et parce que les excès d’une école scientifique sont presque toujours équilibrés par les excès d’une autre. » .
L’anarchisme méthodologique est plus apte à garantir le progrès scientifique et confère à la recherche une dimension humaine. L’épistémologie feyerabendienne est contre toute idée de rationalisme qu’il soit dogmatique ou critique. Cela pousse Feyerabend à mettre la science au même rang que les autres formes de savoir que l’on considère comme ne s’appuyant sur aucune méthode rigoureuse, à savoir le mythe, la magie, la religion… Feyerabend soutient que la science est une entreprise essentiellement anarchiste et certains épisodes historiques mais aussi l’analyse abstraite du rapport entre l’idée et l’action le démontrent. En effet pour Feyerabend l’idée d’une méthode basée sur des règles immuables comme celle de Descartes entre en contradiction avec les résultats de la recherche historique. Toutes les règles aussi solides soient elles ont été violées à un moment ou à un autre de l’histoire. Les violations de principes ne sont pas des faits accidentels, ils participent de la marche normale de l’entreprise scientifique. Les contre-règles sont nécessaires au progrès scientifique et le seul principe qui n’entrave pas le progrès est : « tout est bon » (Anything goes !). On peut citer comme exemple de violation de règles méthodologiques l’invention dans l’Antiquité de l’atomisme, la révolution copernicienne mais aussi l’avènement de l’atomisme moderne et la naissance de la théorie ondulatoire de la lumière. Feyerabend dit : « Soit une règle quelconque aussi « fondamentale » et « nécessaire » qu’elle soit pour la science, il y aura toujours des circonstances où il est préférable non seulement de l’ignorer, mais d’adopter la règle contraire » .
La propagande et le lavage de cerveau jouent un grand rôle dans l’acquisition de nos connaissances et dans le progrès de la science. Pour Feyerabend Galilée a fait accepter ses conceptions non par une méthode rationnelle et des arguments irréfutables mais plutôt par la propagande et la ruse. Il est parti d’une conviction ferme allant à l’encontre de la raison et des expériences contemporaines. Dans l’histoire des sciences aucune théorie, au moment où elle s’imposait, n’a été en adéquation avec tous les faits d’expérience. La théorie de la gravitation de Newton, la théorie atomique et la relativité générale d’Einstein ont toutes subi des réfutations par des faits d’expérience sans qu’elles soient pour autant rejetées. Ce qui est un argument contre Popper. Il faut dire qu’on ne peut pas au nom d’une réfutation par des faits d’expérience rejeter une théorie. Les théories sont neutralisées et non réfutées.
Si Galilée a réussi à imposer le copernicianisme c’est parce qu’il n’a pas suivi les règles de la méthode scientifique. Ce n’est pas parce que sa conception a été plus rationnelle qu’il l’a emporté, mais plutôt parce qu’elle a bénéficié d’une grande force de persuasion.
« La recherche viole toujours les règles méthodologiques majeures et ne peut procéder autrement. » L’épistémologie feyerabendienne est une critique du vérificationnisme mais aussi du falsificationnisme. En effet, pour lui, les faits et les théories ne peuvent pas être dans une compatibilité parfaite, il serait donc illusoire de vouloir vérifier une théorie ou un énoncé par une expérience empirique. Chez Feyerabend, la vérité scientifique n’est pas conformité avec les choses ou les faits. Le scientifique doit donc rechercher la correspondance des théories entre elles. La méthode vérificationniste consiste forcément à exposer la théorie à la réfutation. Elle ne sera jamais en accord avec tous les faits d’expérience. Faire dériver nos théories de l’expérience, c’est-à-dire des faits, c’est donc nous laisser sans théorie aucune. Feyerabend montre également que vouloir ne retenir que les théories compatibles avec les faits disponibles, c’est nous laisser à nouveau sans théorie car il n’y a pas une seule théorie qui ne soit pas en difficulté d’une manière ou d’une autre. La science ne peut exister véritablement que si nous laissons tomber le falsificationnisme, en admettant des hypothèses non validées mais aussi la contre induction. Celle-ci consiste à admettre des théories qui sont incompatibles voire contradictoires avec des théories bien confirmées ou des résultats expérimentaux bien établis. La bonne méthode doit choisir entre des théories réfutées. La confrontation des théories aux faits favorise les anciennes. Ni le vérificationnisme, ni le falsificationnisme ne permettent de sélectionner les meilleures théories. Ainsi, ces méthodes comme toutes les autres sont un obstacle au progrès scientifique. Feyerabend soutient le caractère historico-physiologique de l’évidence. Une théorie peut donc être en porte à faux avec l’évidence empirique non parce qu’elle est incorrecte, mais parce que c’est l’évidence même qui est viciée. Feyerabend soutient la légitimité de recourir à des hypothèses ad hoc pour soutenir une nouvelle théorie. Il partage l’avis de Lakatos selon lequel l’ « adhoccité » n’est ni méprisable ni absente du corps de la science.
DE LA DIVERSITE DES METHODES PEDAGOGIQUES
Les méthodes sont des moyens, des façons de faire dominantes par lesquels on prétend apprendre aux enfants ce qu’ils doivent savoir. Plusieurs méthodes se sont succédé et se disputent encore le terrain de la pédagogie. Parmi celles-ci nous en présenterons cinq de manière analytique et critique dans un ordre non rigoureusement chronologique puisque, comme nous aurons à le montrer plus tard, il est possible de parler de l’actualité des méthodes anciennes ou de l’ancienneté des méthodes dites modernes.
Les méthodes didactiques
Elles s’appuient sur une conception de l’apprentissage qui fait de celui-ci la mémorisation d’un savoir. L’enseignement s’inspire alors de la démarche d’acquisition des techniques et prend la forme d’une « instruction » au sens illichien de ce terme. Les méthodes didactiques comme leur nom l’indique se fondent sur le principe selon lequel il suffit de « didactiser » le savoir c’est-à-dire de l’organiser, de le hiérarchiser puis ensuite de l’administrer par petites doses pour qu’il soit bien assimilé. Ce sont donc des méthodes qui font appel à la répétition d’exercices gradués, aux procédés mnémotechniques et qui ordonnent systématiquement les matières d’enseignement. C’est en ce sens que le pédagogue tchèque Comenius (1592-1670) soutenait que « Les études de la vie entière doivent être ordonnées de telle sorte qu’elles constituent une encyclopédie dans laquelle tout part de la racine commune et où tout est à sa place à l’endroit nécessaire. » On peut même voir ici un souci de se conformer aux second et troisième préceptes de la méthode cartésienne : celui de l’analyse et celui de l’ordre. Cela n’est pas étonnant si on sait que Comenius est un contemporain de Descartes ce qui laisse supposer que les idées de l’auteur du Discours de la méthode ne lui étaient pas étrangères. Ce sont des méthodes catéchétiques qui laissent une large place aux livres, à l’exposé du maître et aux questions – réponses. Le mode de contrôle ou d’évaluation le plus usité reste la récitation par cœur. Et se sont précisément à ces caractéristiques que vont s’adresser les principales critiques formulées contres ces méthodes.
En effet, l’un des reproches faits aux méthodes didactiques porte sur leur verbalisme. Comme on l’a vu précédemment ce qui préoccupe le pédagogue qui se sert de celles-ci est la formule à mémoriser par cœur par l’élève et qu’il doit restituer au besoin. L’apprenant n’est pas ici guidé par la compréhension mais c’est plutôt le souci d’éviter la punition qui le pousse à une attention soutenue. Par ces méthodes on formerait des « têtes bien pleines » plutôt que des « têtes bien faites » pour employer les termes de Montaigne. Celui-ci prônait l’entrée dans le savoir par les exemples concrets et l’expérience, plutôt que les connaissances abstraites acceptées sans aucune critique.
Rousseau critique le psittacisme ou la récitation de perroquets de ces méthodes en ces termes : « Des mots, encore des mots, toujours des mots ! (…) Ils retiennent des sons, des figures, des sensations, jamais des idées, plus rarement leurs liaisons. » On reproche également à ces méthodes de prôner un enseignement livresque. Elles confondent la science avec le manuel qui la contient et l’instruction se réduit à un enregistrement et à une photographie de textes. C’est cette considération faite au manuel qui a poussé Rousseau, emporté dans son élan, à décréter : « Je hais les livres ». On peut donc soutenir que l’enseignement didactique assujettit les esprits à l’imprimerie et en substituant le livre à la réalité vivante rend la pensée scolaire artificielle et fausse.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : ELEMENTS D’ANALYSE ET DE POSITION DU PROBLEME
Chapitre I : RAPPELS SUR L’ANARCHISME THEORIQUE
Chapitre II : DE LA DIVERSITE DES METHODES PEDAGOGIQUES
II-1. Les méthodes didactiques
II-2. Les méthodes attrayantes
II-3. Les méthodes interrogatives
II-4. Les méthodes intuitives
II-5. Les méthodes actives
DEUXIEME PARTIE : LA PENSEE PEDAGOGIQUE DE FEYERABEND
Chapitre III : ANARCHISME ET PEDAGOGIE
III-1. Une pédagogie de la complexité : le concept d’ « opportunisme pédagogique »
III-2. La position de l’anarchisme sur le statut et l’enseignement des sciences
Chapitre IV : UNE PEDAGOGIE LIBERTAIRE ET HUMANISTE
IV-1. Pédagogie et relativisme culturel
IV-2. Feyerabend : un pédagogue libertaire
IV-3. Critique du relativisme pédagogique et culturel
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE