Rappel historique de l’apparition de la notion de référentiel
Selon Cros et Raisky (2010), l’usage très fréquent du terme de référentiel dans le champ de la formation professionnelle « tend à révéler une inflation normative : d’un côté, la complexité de la vie et, de l’autre, des repères bien identifiés. Mais ce terme, avant d’être transféré à l’éducation et à la formation, existait dans de nombreux domaines comme la physique, la linguistique, la psychologie ou l’informatique ». On a clairement montré le lien pouvant être fait entre l’origine astrophysique du terme et son usage actuel (Prot, 2006).
Ainsi, ce mot a traversé plusieurs contextes et s’en est trouvé modifié. « C’est ainsi que lorsqu’une notion pénètre le monde de la formation, son sens se trouve quelque peu transformé par un processus implicite de suggestions venues de l’origine du mot, des attentes du milieu éducatif, de ses usages antérieurs et des tendances sociopolitiques du moment » (Cros, & Raisky, 2010, op. cit.). Cette polysémie originelle est importante et trouvera sans doute, à l’usage, l’occasion de se manifester . Pour autant, nous centrerons cette partie historique introductive, sur le secteur plus délimité de l’enseignement et de la formation professionnels.
« Dater, c’est faire advenir ». C’est par ces mots introductifs que Brucy (Brucy, Caillaud, Quenson, & Tanguy, 2007), spécialiste de l’enseignement et de la formation professionnels pointe la part active que prend l’historien qui écrit l’histoire. Il indique par exemple que les travaux portant sur la formation professionnelle prennent systématiquement « l’habitude de baliser son histoire par quelques dates phares qui sont celles des lois » (ibid., p. 6). Ces dates sont la loi Astier de 1919 puis 1959 et enfin 1971. Brucy pointe justement que cette absence de repères entre 1959 et 1971 « conforte l’image que la République gaullienne a voulu donner du précédent régime et d’elle-même » (ibid., p.7).
Pourtant « la formation n’a jamais été ce lieu de consensus et de reconnaissance de valeurs partagées » (ibid.). C’est pourquoi l’auteur nous invite, avec Bourdieu à prendre en compte, au delà de l’histoire réalisée, un réel de l’histoire, c’est-à-dire « faire ressurgir les conflits et les confrontations des premiers commencements et, du même coup, les possibles écartés… » (ibid.). Parmi les conflits et controverses les plus vifs depuis le début du 20ème siècle, on trouve le rôle et la place du diplôme professionnel : levier d’une « volonté productiviste » (ibid., p.10), le diplôme professionnel est perçu, pour ses possesseurs, d’une part comme une « attestation des « connaissances pratiques, théoriques et techniques » qu’ils avaient acquises et d’autre part comme un constat de « leur aptitude », de manière à ce qu’ils en tirent avantage sur le marché du travail » (Brucy, 2008, p.26). A l’opposé, le diplôme et sa reconnaissance ne sont pas toujours jugés légitimes par les employeurs qui ne sont pas très favorables à des mesures collectives, rattachées à la possession d’un diplôme. Pour d’autres raisons, les ouvriers, voient dans la politique de la formation professionnelle conduite par l’Etat un processus lié à «l’augmentation de la productivité et un nouveau mot d’ordre des exploiteurs » (Brucy, Caillaud, Quenson, & Tanguy, op. cit., p.9).
Le terme de qualification désigne « la qualité du travail industriel d’exécution définie par la complexité du poste occupé et non par le métier. Il permet d’inclure dans la même grille les apports d’ouvriers industriels sans métier et ceux de professionnels de métier qui continueront à se nommer « compagnons ». […] Souvent présentées comme surgies d’une volonté politique après la Libération, les grilles Parodi sont en fait le fruit d’une longue confrontation qui prend source au début du siècle et s’accentue dans l’entre-deux-guerres avec le développement de la rationalisation industrielle et le basculement d’un syndicalisme de métier vers un syndicalisme de masse et de classe » (Lichtenberger, 1999).
Pourtant, le niveau de qualification moyen, extrêmement faible à la sortie de la seconde guerre mondiale, ne cessera de croître tout au long de la seconde moitié du siècle. C’est un enjeu de société car « c’est à l’édification d’une société dans laquelle « chacun des gestes concoure à la production […] plus efficace, parce qu’il incorpore plus de savoirs », qu’appelle également le premier ministre Jacques Chaban-Delmas (Brucy, 2008, op.cit., p.13), d’autant qu’en 1972, par exemple, moins de 3% de la population est en possession du baccalauréat (Brucy, ibid., p.14).
Lien entre référentiel et formation professionnelle
Le monde de l’enseignement et de la formation professionnels et en premier lieu son principal acteur en nombre de formés comme de certifications délivrées, le ministère de l’Education nationale (Maillard, 2010), s’est donc emparé, dès les années quatre vingt, de ce modèle de construction des diplômes sous forme de référentiels. L’adoption de ce modèle vise à renforcer « l’adéquation emploiformation » en rapprochant la formation du travail. Il s’agit de construire des formations et des diplômes en fonction d’un marché du travail dont on aurait pu analyser, à l’avance, les besoins. Pourtant, plusieurs travaux montrent, d’une part la quasi impossibilité de parvenir à cette adéquation (Rose, 1998 ; Giret, Lopez, & Rose, 2005), ne serait-ce que parce qu’un diplôme se construit dans une temporalité différente des fluctuations du marché du travail, beaucoup plus volatil et, d’autre part, parce que les diplômes professionnels conduisent environ la moitié des diplômés vers des emplois en dehors de la cible professionnelle visée par le diplôme. Ce qui est remarquable dans ce constat, ce sont les chiffres qui apparaissent aussi proches pour des diplômes professionnels « transversaux » que pour des diplômes « métiers » (Beduwe, & Espinasse, 2009 ; Beduwe, Fourcade, Legay, Molinari, Ourteau, Paddeu, & al., 2010).
Le champ de la formation professionnelle, hors éducation nationale, s’est progressivement converti à cette norme de conception des diplômes professionnels. Historiquement, le processus de généralisation a débuté avec les certificateurs d’Etat (c’est-à-dire quelques ministères : agriculture, santé, affaires sociales, travail, jeunesse et sports, culture) responsables, avec l’éducation nationale, de la délivrance des diplômes et pour certains d’organiser les formations initiales et continues y préparant. Un des indicateurs de l’adoption de ce modèle de référentialisation des diplômes est la création « d’instances consultatives » (article L 335-6 du Code de l’éducation) durant lesquelles se déroulent des débats parfois très animés, entre les professionnels, employeurs et salariés, mais aussi entre les professionnels et les pouvoirs publics.
Au ministère de l’Education nationale, il existe actuellement quatorze commissions professionnelles consultatives (CPC) dont deux comportent des souscommissions (voir la liste en annexe I). Il est à noter que ces CPC sont numérotées de trois à vingt (et non de un à quatorze). En effet, certaines ont disparu (par exemple, la première, concernant l’agriculture n’est plus sous l’autorité du ministère de l’Education nationale), d’autres ont fusionné entre elles, mais les numéros sont restés, comme une trace de l’histoire des débats qu’elles ont organisés en leur sein (Labruyère, & Tessier, 2006). Par exemple, la « troisième » ou la «cinquième» sont des entités qui traitent de la métallurgie et du bâtiment et constituent, dans les propos des acteurs concernés, une sorte de prolongement du secteur professionnel dont il n’est pas question de changer le nom, fût-ce un numéro.
Le ministère chargé de l’agriculture est le second, après l’éducation nationale, à se doter d’une CPC en 1990, alors même que le premier a créé initialement ses CPC en 1972 (texte modifié en 1984). Les ministères chargés de la jeunesse et des sports (1999), du travail et de l’emploi (2000), des affaires sociales et du travail (2002) suivent, ou plutôt, pour les derniers, se mettent en conformité avec la loi de modernisation sociale de janvier 2002, comme nous l’évoquerons par la suite. Le ministère de la Culture, enfin, crée en 2006 une instance centrée uniquement sur les métiers du spectacle vivant.
Ainsi, le ministère de l’Agriculture crée en 1990 (arrêté du 22 novembre 1990) une CPC indépendante, celle des métiers de l’agriculture, de l’agro-industrie et de l’espace rural. On note que ce ministère est certificateur, mais aussi formateur avec un réseau de lycées, de centres de formations pour adultes (les centres de formation professionnels et de promotion agricole – CFPPA), de Centres de Formation d’Apprentis. Chronologiquement, c’est ensuite le ministère chargé de la jeunesse et des sports qui, par arrêté du 27 septembre 1999, crée la CPC des métiers du sport et de l’animation. Cette instance comprend deux sous commissions, sport et animation, qui préparent les travaux de la CPC plénière.
Ensuite, c’est le ministère chargé du travail et de l’emploi qui crée, par l’arrêté du 16 février 2000, cinq CPC autonomes qui portent sur les secteurs d’emplois visés par les titres de ce ministère . Le ministère des Affaires Sociales, du Travail et de la Solidarité crée par l’arrêté du 11 septembre 2002, la CPC du travail social et de l’intervention sociale. Enfin, l’arrêté du 19 juin 2006 porte création de la commission professionnelle consultative du spectacle vivant au ministère de la Culture.
Dans chacun des secteurs concernés, les commissions se réunissent pour émettre des avis (ce sont des instances consultatives) sur la création, l’abrogation, la rénovation d’un diplôme (ou d’une spécialité de diplôme). Dans certains cas, en particulier lors d’une réforme complète d’une filière de certifications, comme ce fut par exemple le cas dans le champ du sport et de l’animation entre 2001 et 2007, la commission peut aussi être amenée à débattre du niveau de qualification auquel doit être classé un nouveau diplôme. Dans ce cas, les débats sur les diplômes font écho à d’autres débats qui ont lieu, entre les employeurs et les salariés d’une branche, sur la constitution ou la renégociation des grilles de classement des conventions collectives nationales (Jobert, & Tallard, 2001 ; Caillaud, 2011, op. cit.).
Dirigées alternativement par un représentant des employeurs et des salariés, ces commissions comprennent quatre « collèges » :
– celui des employeurs,
– celui des salariés,
– celui des pouvoirs publics (comprenant les principaux ministères certificateurs, un représentant du Céreq – Centre d’études et de recherches sur les qualifications, de l’inspection générale),
– celui des personnalités qualifiées (personnes aux statuts variables d’un secteur à l’autre. C’est par exemple souvent dans ce collège que siègent les représentants des chambres consulaires, ou de l’association des régions de France, ainsi que les syndicats d’enseignants ou les fédérations de parents d’élèves, pour les CPC de l’éducation nationale).
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Table des matières
Introduction
Partie 1 : Conditions d’intervention et cadre de recherche
Chapitre I : Origine sociale de la question de la référentialisation de l’activité professionnelle
1.1 Rappel historique de l’apparition de la notion de référentiel
1.2 Lien entre référentiel et formation professionnelle
1.3 Cadre juridique (loi de modernisation sociale, VAE, RNCP, lois sur la formation professionnelle, processus de Bologne, ECVET)
1.4 « Chaînon » entre travail et formation
1.5 Différents référentiels
Les référentiels descriptifs
Les référentiels d’évaluation et de certification
Les référentiels de formation
1.6 Référentialisation du métier de masseur-kinésithérapeute : histoire et aléas d’une rupture formation/certification
Chapitre II : analyser le travail pour construire un référentiel
2.1 Le référentiel sans le travail
2.2 Le travail non référentialisable
2.3 Invariants et référentiel
Chapitre III : méthodes et méthodologie d’intervention
3.1 Demande et commande
3.2 Développer le pouvoir d’agir des masseurs-kinésithérapeutes sur leur métier en recomposition
3.3 Les différentes étapes de la méthode des autoconfrontations croisées
L’observation
Les entretiens
Le retour au collectif
3.4 Question de normativité et d’idiosyncrasie
Chapitre IV : référentiels, des outils institutionnels
4.1 Référentiels et certifications professionnelles
4.2 Référentiel comme outil d’une société du management
4.3 Méthodes de conception de référentiels : quelques exemples chez les certificateurs
4.4 Référentiel et modularisation : une question mal posée
4.5 Usage des référentiels
Partie 2 : terrains, analyse et premiers résultats
Chapitre V : Clinique de l’activité et concept de métier
5.1 Modèle de l’activité dirigée
5.2 Travail réalisé et réel du travail
5.3 Quatre instances en conflit : le métier
5.4 Métier et référentiel : les dilemmes et les acquis
Chapitre VI : développer l’instrument référentiel pour développer le métier
6.1 Méthodes indirectes et conception d’un référentiel en dilemmes et acquis
6.2 Registre prioritaire d’émergence du dilemme
6.3 Registre prioritaire d’expression de la ressource
Chapitre VII : interventions avec deux groupes de masseurs-kinésithérapeutes
7.1 Les masseurs-kinésithérapeutes du centre de rééducation de T
7.2 Référentiel de masseur-kinésithérapeute du centre de rééducation de T
7.3 Les masseurs-kinésithérapeutes du GTRTR
7.4 Référentiel de masseur-kinésithérapeute respiratoire
7.5 Points de convergence et de divergence : le métier de masseurkinésithérapeute et la « spécialité » de kinésithérapie respiratoire. Emergence d’un nouveau métier ?
Partie 3 : Discussion et perspectives
Chapitre VIII : construire un référentiel de métier : modèles explicatifs ?
8.1 La transposition didactique
8.2 Didactique et situation sociale de référence
8.3 La didactique professionnelle
8.4 Clinique de l’activité
Chapitre IX : premiers éléments d’une méthodologie de construction d’un référentiel en dilemmes et en acquis
9.1 Repérage des dilemmes dans les dialogues des masseurs-kinésithérapeutes : expression de l’irrésolu de l’activité
Je suis pas très rotule !
C’est empirique
Oh, il était beau celui-là !
Kiné nounou
Tout, toute seule
9.2 Repérage des acquis de l’expérience : agir malgré tout
9.3 De la ressource singulière aux outils collectifs
Chapitre X : rôle des collectifs de références pour développer l’activité réelle et le référentiel
10.1 Le référentiel : un artefact dynamique
10.2 Analyse de pratique ou développement du métier ?
10.3 Une didactique du réel de l’activité
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Annexe I : Liste des CPC
Annexe II : Proposition d’intervention synthétique
Annexe III : retranscription intégrale de l’autoconfrontation croisée entre Hervé et Bertrand
Annexe IV : Référentiel du métier de kinésithérapeute à T
Annexe V : Verbatim Auto confrontation croisée entre Nathalie et Laurent
Annexe VI : Séquences ACC Stéphane/Nathalie
Annexe VII : Séquences ACC Stéphane/Laurent
Résumé