Un rapatriement rapide, d’une ampleur inégalée
Cinq millions de personnes déplacées en un an et quatre mois : entre le 15 août 1945 et le 31 décembre 1946, près de 80 % des 6,5 millions de Japonais d’outre-mer ont été rapatriés au Japon. En décembre 1949, ce chiffre s’élève à plus de 90 %11. Lorsque ces statistiques sont évoquées, c’est souvent pour mettre l’accent sur la rapidité impressionnante avec laquelle les rapatriés sont rentré au Japon et l’efficacité des moyens logistiques déployés par le gouvernement japonais et le commandant suprême des forces alliés (SCAP), le général Douglas MacArthur. Il s’agit en effet d’orchestrer « le mouvement de population de masse le plus large que l’humanité ait jamais connu », « une migration par voie maritime d’une échelle sans parallèle dans l’histoire ». C’est l’un des enjeux principaux des premiers jours de l’occupation et l’un des problèmes majeurs auquel est confronté MacArthur lorsqu’il prend la tête de l’occupation américaine . Il n’est donc pas surprenant que les Reports of General MacArthur consacrent un chapitre entier aux rapatriements d’outre-mer, qui sont présentés comme l’un de ses plus grands succès : The smoothness of an operation transporting over six and one-half million Orientals from areas as far south as Melbourne, as far east as Hawaii, and as far west as Burma could only have been the result of a high degree of cooperation among responsible authorities. Careful staff planning and brilliant execution were reflected in the vast numbers moved, and the attendant negligible loss of life was caused by accident or disease and not by shipwrecks. Le succès d’une opération demandant le transport de plus de six millions et demi d’Orientaux [sic] depuis des territoires s’étendant aussi loin au sud que Melbourne, à l’est que Hawaii et à l’ouest que la Birmanie ne pouvait qu’être le résultat d’un haut niveau de coopération entre les autorités responsables. Le nombre de personnes déplacées atteste d’une planification minutieuse et d’une exécution exemplaire, et les pertes négligeables qui en ont résulté sont dues aux accidents et aux maladies et non à des naufrages. À quoi peut-on comparer ce mouvement de population sans précédent ? L’histoire française offre l’exemple du retour d’Algérie, qui présente des similarités intéressantes pour ce qui est de la population civile : dans les deux cas, il s’agit d’une population mixte, composée d’administrateurs, de colons et d’industriels, confrontée à une décolonisation forcée et contrainte de se réintégrer dans un pays qui lui est parfois hostile. Cependant, les deux situations se caractérisent aussi par de grandes disparités, non seulement du fait du contexte colonial (les colonies japonaises sont loin d’être aussi anciennes que la colonisation du Maghreb par la France), mais aussi par l’échelle des retours engendrés par la décolonisation. Globalement, la décolonisation française a provoqué l’entrée en métropole de près d’un million et demi de rapatriés à partir de 1956, dont 650 000 rapatriés d’Algérie pendant l’année 196216 , chiffre beaucoup plus faible que les 6,5 millions de Japonais (civils et militaire confondus) qui ont dû être transportés. Sans compter la différence d’échelle entre la taille des territoires d’où les rapatriements ont dû être effectués, du simple point de vue du nombre de personnes transportées par mois, les deux opérations diffèrent fondamentalement. Comparons toutefois brièvement les périodes d’influx maximal de rapatriés des Français depuis l’Algérie et des Japonais depuis, majoritairement, les territoires sous contrôle chinois. La fuite des Français d’Algérie a été particulièrement rapide. La majorité de retours datent des mois de mai, juin et juillet 1962, pendant la « panique » entre le cessez-le-feu et la proclamation de l’indépendance : 511 942 personnes en provenance d’Algérie entrent en France pendant ces trois mois, dont 200 000 débarquent à Marseille au cours du seul mois de juin. Au Japon, pendant l’été 1946, on compte plus de 185 000 rapatriés par semaine pendant deux semaines consécutives 19 , en écrasante majorité en provenance du seul territoire chinois. En huit mois, de février à octobre 1946, 3 679 830 rapatriés japonais ont déjà été accueillis dans les centres de rapatriement de la métropole.
Un rapatriement aux facettes multiples
Ce taux de réussite global cache une réalité plus complexe. On ne doit pas parler d’un seul rapatriement, mais de plusieurs, tant les expériences ont été différentes selon les cas. Le paramètre qui a le plus influencé l’expérience des rapatriés est bien évidement l’endroit où ils se trouvaient au moment de la défaite : c’est selon les zones géographiques que les armées d’occupation se sont partagées la tâche de rapatrier les Japonais. Il est donc tout d’abord nécessaire de se référer aux différentes zones d’occupation telles qu’elles ont été définies par le General Order n°1 (Japan). Rappelons tout d’abord la nature de ces zones, avec un ordre d’idée du nombre de Japonais présents dans chacune d’entre elles :
• Zones sous contrôle chinois 25 : la Chine, à l’exception du territoire de Mandchourie, Taïwan et l’Indochine française au nord du 16e parallèle. 2 000 000, soit 30 % de la population outre-mer.
• Zones sous contrôle soviétique : la Mandchourie, la Corée au nord du 38e parallèle, Karafuto (Sakhaline) et Chishima (îles Kouriles). 2 720 000, soit 41 % de la population outre-mer.
• Zones sous contrôle du Royaume-Uni et des Pays-Bas (SACSEA 26 ) : les îles Andaman, les îles Nicobar, la Birmanie, la Thaïlande, l’Indochine française au sud du 16e parallèle, la Malaisie (dont Singapour), Sumatra, Java, les petites îles de la Sonde, Buru, Seram, Ambon, les îles Kai, les îles Aru, les îles Tanimbar, les îles de la mer d’Arafura, les Célèbes (Sulawesi), Halmahera, la Nouvelle-Guinée néerlandaise et Hong-Kong. 750 000, soit 11 % de la population outre-mer.
• Zones sous contrôle australien (GOCAMPF 27 ): Bornéo, la Nouvelle-Guinée britannique et les îles Salomon . 140 000, soit 2 % de la population outre-mer.
• Zones sous contrôle américain : la Corée du Sud, les îles anciennement sous mandat Japonais, l’archipel d’Ogasawara, les Philippines, les autres archipels du Pacifique 990 000, soit 15 % de la population outre-mer. Certaines zones connaissent un taux de mortalité faible : dans celles qui sont sous contrôle chinois, c’est-à-dire la Chine (excluant la Mandchourie, sous contrôle soviétique), Taïwan et l’Indochine française au-dessus du 16e parallèle, le taux de mortalité des Japonais depuis leur première zone de rassemblement après la défaite jusqu’au Japon n’est que de 5 %. Or il s’agit principalement de soldats, et ce chiffre paraît étonnamment faible si on se remémore quelles avaient pu être les actions de l’armée japonaise pendant la guerre sur ces territoires : l’armée vaincue offrait aux Chinois des motifs légitimes de vengeance.
Les stipulations des accords de la conférence de Postdam
Les rapatriements résultaient de la décision prise par les vainqueurs dès 1943 de retirer au Japon tous ses territoires outre-mer. Le démantèlement de l’empire était au cœur des délibérations dès les premières conférences entres puissances alliées. Lors de la déclaration du Caire, publiée le 1er décembre 1943, les chefs des gouvernements de la Chine, des ÉtatsUnis et de la Russie ont indiqué officiellement leur intention d’enlever au Japon toute les îles du Pacifique prises ou occupées depuis le début de la Première Guerre mondiale, de restituer à la République chinoise tous les territoires, tels que la Mandchourie, que les Japonais avaient « volés » aux Chinois et d’expulser le Japon de tous les autres territoires dont il s’était emparé par la violence. La Corée, quant à elle, recevrait également son indépendance « en temps voulu ». Le but explicite de ces dispositions et ensuite de la déclaration de Postdam était de rendre le Japon incapable de provoquer une nouvelle guerre . Il ne s’agissait pas officiellement de servir les intérêts directs des alliés : au Caire, les auteurs de la déclaration ont déclaré ne convoiter aucun avantage pour leur pays et n’avoir aucune volonté d’expansion territoriale propre. Il faut toutefois légèrement tempérer ces principes dans le cas de l’URSS. Dans les dispositions prises lors de l’accord secret concernant l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon, signé à Yalta le 11 février 1945, les chefs de gouvernement des États-Unis et du Royaume-Uni reconnaissaient que les revendications suivantes de l’URSS devaient être satisfaites après la défaite du Japon : maintien du statu quo en Mongolie extérieure, rétablissement des droits de la Russie violés par l’attaque japonaise de 1904 (c’est-à-direretour à l’URSS de la partie méridionale de Sakhaline et des îles adjacentes) et cession des îles Kouriles . Derrière le démontage de l’empire, l’ambition était aussi d’éviter de nouveaux conflits en créant des états qui soient ethniquement plus homogènes. On retrouve également l’application de ce concept en Europe, avec l’expulsion des allemands l’Europe de l’Est. Le déplacement de ces populations était expliqué et motivé par l’hypothèse que les conflits de la première moitié du XXe siècle étaient le résultat d’une trop grande mixité démographique au sein des États, thèse soutenue en Europe surtout par l’URSS et les autres régimes communistes. Remettre les populations « à leur place » se voulait donc une mesure de prévention pour l’avenir. Ce sont ces intentions qui étaient au cœur des revendications des alliés lors de la déclaration de Potsdam, le 26 juillet 1945 58 . Ce document, qui exigeait la reddition inconditionnelle du Japon, posait comme condition le fait que les termes de la déclaration du Caire soient appliqués, « réduisant la souveraineté japonaise aux îles de Honshū, Hokkaidō, Shikoku et certaines îles mineures » qui seraient désignées par les alliés . Quant aux troupes japonaises, on leur permettrait « de rentrer dans leurs foyers en leur donnant la possibilité de mener des vies pacifiques et productives. »
Les moyens mis en œuvre
Au départ, le SCAP entend utiliser les navires restant aux forces japonaises ainsi que les reliquats de la marine marchande. Or, étant donné le nombre de bateaux militaires détruits et le manque de matière première pour renouveler la flotte, leur nombre s’élève selon leur estimations au moment de la défaite seulement à 167 navires capables de ne transporter que 87 600 passagers142 et ne pouvant être utilisés qu’à 50 %. En termes de tonnage, la flotte japonaise ne se monte qu’à 510 000 tonneaux, tandis qu’il faut au minimum 400 000 tonneaux pour maintenir une activité économique normale du Japon. Ainsi qu’il l’a été mentionné plus haut, le SCAP demande également aux armées alliées de leur livrer les navires qu’ils ont capturés, mais après le refus des autorités chinoises et soviétiques, il ne recevra que 14 bateaux capturés par le SACSEA (forces alliées d’Asie du Sud-Est), soit seulement 23 000 places supplémentaires. Le SCAP prévoit une utilisation intensive de ces faibles moyens japonais pour le rapatriement, tant en ce qui concerne les navires ayant appartenus à la marine japonaise que les bateaux de marchandise. Tous ceux qui sont aux mains des Japonais peuvent servir au transport de personnes, avec toutefois une condition très ferme pour l’emploi des navires marchands : les cargos ne peuvent être utilisés que si la présence de passagers ne réduit pas leur capacité à transporter en même temps des marchandises144. De la même façon, les navires considérés comme essentiels pour le transport de passagers entres les îles du Japon ne doivent pas être utilisés comme navires de rapatriement. À cet effet, on peut citer une remarque du chef de la section économique et scientifique du SCAP (Economic and scientific section ESS), le colonel Raymond C. Kramer , lors d’une réunion du comité exécutif du conseil de gestion et de communication pour la fin de la guerre, le 19 septembre 1945. Face au risque de provoquer une famine au Japon même en réquisitionnant les navires marchands pour le rapatriement, il demande : « Qu’est-ce qui est le plus important : dix mille morts de faim en Mandchourie ou dix mille morts de faim au Japon ? »
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Table des matières
Introduction
Les populations hors du Japon à la défaite
Un rapatriement rapide, d’une ampleur inégalée
Un rapatriement aux facettes multiples
Une identité forgée dans l’adversité
La création d’une mémoire
Hikiagesha : une identité simplifiée, une mémoire unique
Chapitre 1
Un succès relatif la planification et l’encadrement des rapatriements
Le mythe d’un rapatriement facile
Les stipulations des accords de la conférence de Postdam
Blacklist et la mise en place de l’occupation
Le Japon dans l’incertitude de la fin du mois d’août
La mise en place des rapatriements
Les moyens mis en œuvre
De 1945 à 1948 : les quatre premières phases du rapatriement
De septembre 1945 à février 1946
Du 15 mars à juillet 1946
De juillet à décembre 1946
De janvier 1947 au 31 décembre 1948
Un grand succès d’organisation
Chapitre 2
Une expérience loin d’être uniforme
La Mandchourie
Les pionniers japonais en Mandchourie : une population particulièrement vulnérable
L’armée du Kwantung a-t-elle abandonné les civils japonais en Mandchourie ?
Les groupes de pionniers : un taux de mortalité d’un tiers
Prisonniers de guerre et réquisitions des usines
L’attente des rapatriements et l’ouverture du port de Huludao
La fin des rapatriements depuis la Mandchourie
Sakhaline (Karafuto) et les îles Kouriles (Chishima)
L’évacuation d’urgence
La tragédie du 22 août 1945: trois navires de rapatriement torpillés
La prise de contrôle soviétique et les rapatriements officiels depuis Karafuto
La Chine
L’utilisation des soldats japonais par les troupes nationalistes
Un rapatriement néanmoins laborieux
La Chine aux mains des communistes : les négociations pour rapatrier les deniers Japonais qui restent en Chine
Taïwan : un retour sans encombres ?
Population japonaise
Un transfert de pouvoir aux enjeux complexes
La reddition des Japonais à Taïwan
L’organisation des rapatriements
La Corée
« Rentrez chez vous à la nage ! »
Le 38 e parallèle ou la ligne de la mort
La multiplicité des expériences
Chapitre 3
Les Japonais internés en Sibérie
Prisonniers de guerre ou internés ?
500 000 prisonniers de guerre : le décret n° 9898cc
Les camps de travail
Le problème des chiffres : le nombre d’internés
Les conditions d’internement des prisonniers japonais
La mise en place des rapatriements au niveau des gouvernements japonais et soviétique
Damoi : la promesse du retour
L’éducation marxiste
Les « rapatriés rouges » : violences à bord des navires et manifestations au port de Maizuru
Les chiffres annoncés par l’URSS en 1949, la fin des rapatriements
Chapitre 4
Les rapatriements tardifs : le retour des derniers internés en URSS et des Japonais restés en Chine
Le recensement de 1950 et l’appel du gouvernement japonais aux Nations unies
Le traité de San Francisco : le Japon gère seul les rapatriements
La deuxième phase des rapatriements depuis la Chine : l’appel de la Croix-Rouge
La mort de Staline et la reprise des rapatriements depuis l’URSS
La normalisation des relations diplomatiques avec l’URSS : les derniers internés au cœur des débats
La déclaration commune de 1956 entre le Japon et l’URSS et les derniers rapatriements depuis l’URSS
La fin des rapatriements au Japon : un problème réglé ?
La réouverture des blessures : le retour des enfants et des femmes restés en Chine, de 1972 à 1999
Une page impossible à tourner : le procès intenté par l’État par les zanryū hōjin dans les années 2000
Un rapatriement sans fin
Chapitre 5
Le retour des rapatriés et la création de l’identité du hikiagesha
L’accueil des rapatriés : les centres d’aide
La mise en place de centres d’accueil
Des centres aux multiples fonctions
Des lieux chargés d’émotion
Porter secours aux démunis : l’aide dans les camps
La prophylaxie des maladies contagieuses
Les traitements subis par les femmes et le cas des avortements
Un lieu clé dans la création de l’identité des rapatriés
Trouver sa place au sein des ruines : la réintégration des rapatriés dans le Japon vaincu
Le voyage en train, première impression des Japonais de métropole
Rentrer, mais où ?
Repartir de zéro : la situation financière des rapatriés
Retrouver un emploi dans une économie en miettes
Les habitations pour rapatriés : une réintégration en marge
Les hikiagesha en tant que groupe revendicatif
Les associations de rapatriés au Japon
Les biens restés à l’étranger, les demandes de compensation et la définition légale des rapatriés
Les premières actions des associations civiles
Les négociations d’après la signature du traité de San Francisco : la loi de 1957
La loi de 1967 sur les mesures d’aides aux rapatriés civils
Chapitre 6
La constitution d’un récit communautaire unifié
La mémoire officielle : les ouvrages historiens produits par l’état et la production d’un récit mémoriel unifié
Les premières annales du rapatriement
L’historiographie locale et nationale
Les lieux de mémoire officiels : les musées commémoratifs
Le Heiwa kinen tenjii shiryô kan
Exposer la souffrance : soldats, internés et rapatriés
Une guerre sans responsabilité et sans ennemis
Le formatage de la mémoire dans les témoignages du rapatriement
Les rapatriés : auteurs, sujets et objets de littérature
La temporalité de l’écriture des témoignages
Ceux qui écrivent et ceux qui n’écrivent pas : le silence volontaire des témoins
La mémoire formatée : une structure commune
Les anciens maîtres aux prises avec leurs ex-sujets coloniaux
Se transformer pour survivre
La littérature du rapatriement en opposition avec les témoignages
La disparition du Japon : l’identité contrariée
Les étoiles filantes sont vivantes : un récit normatif ?
Annexe 1 Principaux décrets et lois au sujet des rapatriés
Annexe 2 Liste des toponymes chinois et coréens cites en japonais
Bibliographie
Articles
Chapitres d’ouvrages collectifs
Monographies, romans, autobiographies
Thèses
Articles de quotidiens
Publications de la Heiwa kinen jigyō tokubetsu kikin 平和祈念事業特別 金 (Fondation spéciale pour la paix et la consolation)
Musées du rapatriement
Publications du gouvernement japonais et des villes japonaises
Publications des Nations unies
Publications du SCAP
Publications du gouvernement américain
Conventions de Genève
Lois et minutes de la Diète
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