Raisonnements géométriques d’élèves de cycle 3, duos de situations, rôle de l’enseignant

La géométrie a, par son histoire, deux fonctions : modèle de l’espace d’une part et emblème de la rationalité mathématique d’autre part. Historiquement c’est la première fonction qui prévaut, la géométrie comme « science de la terre » a pour objet d’étude des mesures en lien avec d’autres sciences comme l’astronomie, l’architecture. C’est une science de l’espace dans laquelle la validation par les sens est admise. Dans le prolongement des idées de Platon, les écrits d’Euclide aux environ de 300 avant JC marquent la naissance d’une nouvelle géométrie. Dans son traité « Les Éléments », Euclide présente les connaissances de l’époque dans un exposé logique, structuré à partir de la donnée de définitions, axiomes et de cinq postulats. Les propositions théorèmes sont démontrées au moyen de règles définies. La connaissance ne trouve plus sa validité dans le réel mais dans une construction intellectuelle qui la démontre.

« Dans cet ouvrage, Euclide distingue deux choses : d’une part, les principes premiers posés comme tels et constitués des définitions (qui posent la définition des termes) ; des notions communes (appelées aussi axiomes) et des postulats géométriques (au nombre de cinq) ; et d’autre part les propositions démontrées à partir de ces principes et des résultats établis précédemment dans l’ouvrage. Mais ce qui a caractérisé le plus les livres d’Euclide, ce sont les procédures démonstratives qui ont marqué d’un trait distinctif les mathématiques grecques de celles des autres civilisations, notamment égyptienne et babyloniennes. » (Najjar, 2005).

Une rupture s’opère alors dans la construction de la géométrie, « de pratique de l’espace, la géométrie se transforme en théorie de la rationalité. » (Houdement, 2007) Ces deux fonctions de la géométrie sous-tendent deux conceptions très différentes de la géométrie elle-même et des objets qu’elle étudie. Dans un article qui reste d’actualité, Chevallard et Julien illustrent comment les tentatives de définition de la géométrie engendrèrent de nombreuses discussions tout au long de l’histoire et comment ces différences sont sources d’enjeux sociaux et politiques majeurs quand il s’agit de déterminer dans les programmes scolaires la géométrie à enseigner (Chevallard & Jullien, 1991).

Brousseau (2000 b) revient sur cette double fonction et la difficulté qu’elle induit dans
l’enseignement de la géométrie : « La distinction entre connaissance de l’espace et géométrie tend à s’effacer dans notre culture devant la formidable efficacité des mathématiques dans ce domaine, et réciproquement devant l’intérêt des modèles géométriques pour toutes sortes d’études mathématiques. Cette distinction n’apparaît pas bien aux élèves et par conséquent elle n’est pas présente dans l’esprit des professeurs. Elle est pourtant très importante dès lors que l’on prend la géométrie non plus comme une connaissance utile par elle-même mais comme un moyen pour l’enseignement d’initier l’élève au raisonnement déductif ou comme initiation à l’usage d’une théorie mathématique. La confusion entre les différentes fonctions de la géométrie comme moyen de représentation de l’espace ou comme modèle d’une activité mathématique est la source d’erreurs, de malentendus et d’échecs.» (Brousseau, 2000b, p. 9) .

Dans un texte fondateur « étude de questions d’enseignement, un exemple : la géométrie » Brousseau (1983) analyse l’ensemble des contraintes culturelles, sociales, professionnelles qui s’exercent sur les enseignants et impactent l’enseignement de la géométrie. Il invite à une vigilance épistémologique et présente deux situations fondamentales qui correspondent chacune à une de ces deux fonctions de la géométrie.

La situation fondamentale de la géométrie élémentaire comme modèle de l’espace est : « (…) celle du charpentier qui doit préparer et tailler au sol des bois qui devront s’ajuster exactement dans l’espace à 10 mètres du sol. Il faut qu’il ait une représentation et des techniques précises gui lui permettent d’anticiper le résultat de ses décisions. » (Brousseau, 1983, p. 200) .

Dans les situations engendrées par cette situation fondamentale, deux contraintes sont essentielles. D’une part le contrôle continu de l’action par des moyens perceptifs n’est pas possible, d’autre part le sujet est limité soit par les informations dont il dispose, soit par les actions possibles. Ainsi pour réussir il doit construire une représentation de l’espace et anticiper le résultat de ses actions. « L’obligation de résoudre fréquemment des problèmes de ce type caractérisés par la mise en défaut des moyens perceptifs de contrôles et la suppression de certaines informations est une condition nécessaire de l’apparition de modèles implicites , ou de représentations. » (Brousseau, 1983, p. 261) .

Dans la situation fondamentale de la géométrie comme modèle de la théorie mathématique (Brousseau 2000 b), le professeur présente à ses élèves un dessin qu’il commente : « J’ai tracé un triangle ABC (comportant un angle obtus), les trois médiatrices des côtés, elles se coupent (deux à deux), en des points nommés A’ B’ et C’ ; le triangle A’ B’ C’ est appelé le co-triangle de ABC ». Il demande alors aux élèves de trouver un triangle dont le co-triangle sera le plus grand possible. Devant la difficulté des élèves à réaliser l’attendu, l’enseignant engage un débat non plus sur la construction, mais sur les raisons de la difficulté à construire ce qui est demandé, dont doit émerger la conjecture que ce co-triangle n’existe pas, les trois points A’ B’ et C’ n’en représentent qu’un seul. La preuve est ensuite construite à partir de la définition de la médiatrice comme lieu de points équidistants des extrémités du segment (Houdement et Rouquès, 2016).

Ces deux fonctions, représentées par des types de situations distincts, se traduisent par des rapports à l’espace différents que Berthelot et Salin caractérisent en termes de problématiques (1992, p. 48). Cette catégorisation en terme de problématique permet de classer les situations d’enseignement par rapport aux apprentissages et par rapport aux contraintes auxquelles les enseignants sont confrontés (Berthelot et Salin, 1992, p. 75).

La problématique géométrique a pour unique référence la géométrie du mathématicien. L’étude se déroule dans un espace conceptualisé, elle porte sur des objets qui ont une valeur de généralité. L’ensemble des énoncés produits sur cet espace doit être consistant au sens de non contradictoire. L’enchainement logique de propositions permet à la fois la résolution des problèmes posés et leur validation dans le même espace. La validation est ainsi interne à la résolution (Gobert, 2001, p. 20). Les situations qui relèvent de cette problématique géométrique s’inscrivent dans une finalité théorique, à l’instar de la situation fondamentale des médiatrices.

Dans une problématique de modélisation, l’espace sensible est modélisé par un système symbolique qui vérifie deux propriétés. D’une part des relations dans le modèle sont signifiantes de relations dans l’espace sensible. D’autre part ce système symbolique permet la production de nouveaux objets et relations à partir des objets et relations de départ associés à un ensemble de règles internes. Le problème posé dans l’espace sensible peut ainsi être converti en un problème dans le modèle. La résolution de ce problème s’effectue dans ce modèle puis la solution est interprétée dans l’espace sensible (Berthelot & Salin, 1992, p. 52). Ainsi l’espace de référence et l’espace de validation sont l’espace sensible tandis que la résolution s’opère dans le modèle (Gobert, 2001, p. 24). Toutefois des argumentations fournies à l’intérieur du modèle en conformité avec les règles qui le régissent permettent également une validation interne au modèle (Gobert, 2001, p. 21)(Pressiat et Combier, 2001).

Berthelot et Salin nomment « spatio-géométrique » cette modélisation de l’espace par des connaissances issues du savoir géométrique (Berthelot et Salin, 1992a, p. 53). Pour Gobert, une problématique de modélisation est caractérisée par une « validation particularisée au problème, sans souci de généralité (Gobert, 2001, p. 19)».

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Table des matières

INTRODUCTION
GENÈSE DE LA RECHERCHE
ÉBAUCHE DE PROBLÉMATIQUE
PLAN DE LA THÈSE
CHAPITRE I ÉTUDE DU SAVOIR VISÉ : LA GÉOMÉTRIE
1. DEUX FONCTIONS DISTINCTES POUR LA GÉOMÉTRIE À ENSEIGNER
2. LES PROBLÉMATIQUES DÉFINIES PAR BERTHELOT ET SALIN
2.1. PROBLÉMATIQUE GÉOMÉTRIQUE
2.2. PROBLÉMATIQUE DE MODÉLISATION
2.3. PROBLÉMATIQUE PRATIQUE
3. PARADIGMES GÉOMÉTRIQUES ET ETG
3.1. NOTION DE PARADIGME
3.2. PARADIGMES ET GÉOMÉTRIE ÉLÉMENTAIRE
3.3. LES ESPACES DE TRAVAIL GÉOMÉTRIQUE
3.4. RELATIONS ENTRE LES PROBLÉMATIQUES ET LES PARADIGMES GÉOMÉTRIQUES
4. CONNAISSANCES SPATIALES ET CONNAISSANCES GÉOMÉTRIQUES
5. DE L’ARTEFACT À L’INSTRUMENT
6. LA VISUALISATION DES FIGURES
7. LES DIFFÉRENTS ESPACES
7.1. DÉFINITIONS RETENUES
7.2. LES PRINCIPALES RECHERCHES FRANÇAISES QUI PRÉSENTENT DES SITUATIONS DANS LE MÉSO-ESPACE
8. LES PROGRAMMES DE GÉOMÉTRIE EN FIN DE PRIMAIRE ET AU DÉBUT DU COLLÈGE
8.1. PRÉSENTATION GÉNÉRALE
8.2. LE THÈME ESPACE ET GÉOMÉTRIE
8.3. LES CONNAISSANCES AU PROGRAMME DU CYCLE 3 POUR LE THÈME ESPACE ET GÉOMÉTRIE EN 2016
8.4. DES INDICATIONS DU PROGRAMME EN RELATION AVEC NOTRE ÉTUDE
9. DES SPÉCIFICITÉS DU LANGAGE UTILISÉ EN GÉOMÉTRIE AU CYCLE 3
9.1. DIFFÉRENTS LANGAGES UTILISÉS EN GÉOMÉTRIE AU CYCLE 3
9.2. POLYSÉMIE
9.3. ARTICULATION ENTRE NOMS DES UNITÉS FIGURALES ET TERMES GÉOMÉTRIQUES
9.4. CE QUE NOUS ENTENDONS PAR « QUALIFICATION »
CHAPITRE II POINTS D’APPUI THÉORIQUES POUR L’ANALYSE DES SITUATIONS DIDACTIQUES
1. ÉLÉMENTS ISSUS DE LA THÉORIE DES SITUATIONS DIDACTIQUES
1.1. SITUATIONS ET MILIEUX
1.2. SITUATIONS DIDACTIQUES, NON DIDACTIQUES, ADIDACTIQUES
2. DISTANCE ENTRE SITUATION D’ACTION ET SITUATION DE FORMULATION EN GÉOMÉTRIE
3. DES CONNAISSANCES AU SAVOIR
3.1. CONNAISSANCES ET SAVOIR
3.2. LES PROCESSUS DE DÉVOLUTION ET D’INSTITUTIONNALISATION
4. LE RÉPERTOIRE DIDACTIQUE
5. UN MODÈLE DE STRUCTURATION DU MILIEU
6. LES RAISONNEMENTS
6.1. QU’EST-CE QU’UN RAISONNEMENT ?
6.2. RAISONNEMENT EFFECTIF
6.3. UN MODÈLE D’ANALYSE DES RAISONNEMENTS
6.4. LES FONCTIONS DES RAISONNEMENTS EN LIEN AVEC L’ACTION DANS LE CADRE DE LA REPRODUCTION DE FIGURE
(PREMIER AXE)
6.5. LES FONCTIONS DES RAISONNEMENTS EN LIEN AVEC LA FORMULATION DANS LE CADRE DE LA REPRODUCTION DE
FIGURE (PREMIER AXE)
6.6. ANALYSE SÉMIOTIQUE ET IDENTIFICATION DES CONNAISSANCES ET DES SAVOIRS
CONCLUSION

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