Qui est l’adulte postmoderne ?
De la difficulté de le définir
Depuis la nuit des temps, l’homme viril, fort et dominant, avait une place légitime en tant qu’être humain référent. Néanmoins, le vocable équivoque d’homme reste associé tant au genre masculin qu’à la condition humaine. Le terme commun d’adulte désigne aujourd’hui autant l’homme que la femme et est lié à l’émancipation féminine, notamment après la seconde guerre mondiale (Boutinet, 2004). Elisabeth Badinter rappelle, à propos des femmes, que « la maternité marquait la véritable entrée dans l’âge adulte, sans laquelle il ne pouvait être question de bonheur et d’accomplissement. » En effet, les rares femmes qui assumaient une vie sans enfants pouvaient être assimilées à des « femmes inachevées » (Badinter, 2010, p. 169). Aujourd’hui encore, y compris dans nos sociétés occidentales, certaines habitudes séculaires persistent et engendrent une forme d’avilissement de la femme entre autres par rapport à leur conjoint. Chacun se souvient de droits relativement récents permettant de comprendre les combats menés – et porteurs d’espoir pour d’autres pays – pour que chaque femme puisse exister et avoir une place dans la société en tant qu’adulte : rappelons le droit de vote des femmes françaises en 1944, l’autorité parentale partagée en 1970, le père étant le seul « chef de famille » jusqu’à cette date, l’IVG en 1974, le nom de la mère qui peut aussi être donné aux enfants depuis la loi de 2003 entrée en vigueur en 2005. Cette sorte de soumission perdure à travers le nom d’usage que les femmes empruntent à leur mari comme une évidence et vont parfois jusqu’à demander leur autorisation de pouvoir l’utiliser après un divorce. On peut ajouter des rémunérations inférieures pour les femmes à des postes équivalents à ceux des hommes, les temps partiels qu’elles subissent ou choisissent pour l’éducation des enfants, les tâches domestiques qui leur incombent majoritairement.
En croisant différentes sources bibliographiques et malgré les propos de Martin Heidegger quant aux côtés trop nombreux de l’être humain d’une « extrême complexité », « mystérieux », « polymorphe » ne permettant pas de le définir avec précision, je cherche à savoir s’il est néanmoins possible d’identifier l’adulte contemporain.
Le Robert définit l’adulte à la fois comme nom et adjectif : « 1 Se dit d’un être vivant qui est parvenu au terme de sa croissance. Animal, plante, adulte. Âge adulte, chez l’homme, de la fin de l’adolescence au commencement de la vieillesse. >mûr. – Être adulte : avoir une psychologie d’adulte (opposé à infantile). >maturité. 2 Homme, femme adulte. >majeur. »
On peut noter que la majorité légale ne coïncide pas de facto avec la maturité psychologique notamment si l’on prend en considération les propos de Jean-Pierre Boutinet (1998) sur son immaturité. Contrairement à l’enfance, l’adolescence et la vieillesse, la langue française n’a pas de nom commun explicite dédié à cette phase de la vie, on parle alors d’âge adulte ou de vie adulte. Etymologiquement, adulte est issu du latin adultus signifiant « qui a fini de grandir », participe passé du verbe adolescere voulant dire quant à lui « grandir ». En biologie être adulte est lié à la faculté de procréation. Or, dans les années 1920, la découverte de l’anatomiste Louis Bolk quant à la reproduction animale possible à l’état larvaire, sans avoir atteint l’âge adulte, remet en question cette définition qui a eu un fort impact notamment en sciences de l’éducation. Comme l’a mis en exergue Georges Lapassade en 1963, la thèse de la néoténie se traduit par l’inachèvement de l’homme éducable tout au long de sa vie. Aussi, la conception relative à l’éducation, permettant au petit d’homme de devenir un adulte achevé, unifié, qui n’a plus besoin d’être éduqué, est remise en cause. Au même titre que les enfants, les adultes restent tous inachevés, imparfaits et toujours en projet. En effet, si l’adulte préoccupe toujours les sociologues, les psychologues se sont longtemps principalement intéressés à l’enfance et à l’adolescence (Boutinet, 1995). Dans ce sens, le terme d’adulte ne figure effectivement pas dans le Dictionnaire de psychologie de Roland Doron et Françoise Parot .
Jean-Pierre Boutinet relève des synonymes utilisés pour l’adulte comme « sujet, personne, auteur, agent, acteur, individu » (Boutinet, 2009, p. 50) parfois employés les uns à la place des autres et avec un sens différent selon les disciplines. Il retient le terme de sujet « le plus proche de l’étymologie faite d’ambivalence du sujet, une ambivalence riche qui comporte une visée anthropologique dans sa façon de faire alterner le sujet acteur autonome et le sujet assujetti, dépendant » (Boutinet, 2009, p. 51).
En s’appuyant sur une de ses études réalisée en 2007, Jean-Pierre Boutinet (2009), incontournable sur ce thème, constate que la représentation de l’adulte est souvent celle d’une personne responsable, mature, autonome, indépendante mais finalement très peu des personnes sondées se sentent des adultes à part entière. Pour Pierre Dominicé (1990), entre autres choses, l’adulte le devient lorsqu’il est capable de s’assumer sur le plan économique et social. L’adulte est alors celui qui est doté de toutes ses facultés intellectuelles menant une vie stable et irréprochable. Une vie bien construite et bien rangée en somme. En effet, « l’adulte fut toujours considéré comme l’âge de l’évidence, celui de la norme, du modèle de référence » (Boutinet, 1995;2006, p. 5) pour l’enfant qui aspire à devenir une grande personne le plus rapidement possible le plus souvent et la personne âgée quelque peu nostalgique de ce qui a été. Dans ce sens, l’adulte se situe dans une phase transitoire la plus longue de l’existence de 20-25 ans à 60-65 ans, soit une quarantaine d’années, un entre-deux, appelé aussi deuxième âge (entre le premier et le troisième), avec une spécificité peut-être avec le mitan de la vie (entre 40 et 50 ans) sur un plan plutôt psychologique (Boutinet, 1995) engendrant souvent un questionnement existentiel de ce qui a été par le passé, de ce qui est et de ce qui sera dans l’avenir. Les adultes qui s’engagent en reprise d’études sont à l’âge des remises en questions où le temps de l’existence octroyé laisse présager que tout est encore a priori envisageable. Cette temporalité ainsi déroulée est probablement aussi une prise de conscience de sa propre finitude.
Dans un contexte postmoderne
On peut néanmoins s’interroger sur cet âge idéal ou plutôt idéalisé dans nos sociétés actuelles en perte de repères et de valeurs où l’ici et le maintenant traduisent un manque de confiance en l’avenir. En effet, le passé étant révolu et irréversible quand le futur inconnu est plus qu’incertain, chacun, pour soi, aspire à vivre comme bon lui semble, intensément, dans l’instant. La surconsommation du monde postmoderne entraîne l’adulte dans ses tourments virtuels où l’argent règne en maître favorisant principalement le paraître. Plutôt que de démocratiser l’accès au savoir, la surinformation excessive où il est possible de tout dire et son contraire en quelques secondes engendre davantage une banalisation de la connaissance tout en en contournant sa profondeur et en évitant surtout la raison, pourtant chère à l’esprit des Lumières, un des repères de la modernité. Cette immédiateté, avec ses peurs et ses craintes, peut générer désillusions et désespoir quant au plus long terme. Comment dans ce cas peut-on s’identifier à un adulte individualiste, dépendant et fragile ?
Une existence jalonnée de moments de transitions
Le déroulement d’une vie, s’il est continu et continué, ne peut être linéaire ; au contraire, fait de divers moments avec plus ou moins de saveur, de petits ou de plus grands bonheurs, d’angoisses voire de drames. Ces transitions encore appelées tournants de vie peuvent être considérés comme des « crises » au sens de Claude Dubar (2000) c’est-à-dire que le sujet vit un moment d’incertitude, de désorientation, de questionnement. Ces situations perturbantes peuvent être appréhendées comme des moments de fragilités ou au contraire de potentialités et de renouveau en fonction de chacun, du moment où il le vit, de la réaction de son entourage. Pour Jean-Pierre Boutinet (1995), de plus en plus, l’adulte se trouve seul face à sa solitude pour affronter ses différentes crises existentielles. Comme le pointe Francis Lesourd (2009), l’adulte postmoderne est en train de devenir un « expert » de ces moments transitionnels. L’existence, loin d’être lisse, n’est jamais acquise et définitive. L’adulte doit se battre dans un monde en effervescence au quotidien pour une certaine forme de liberté même s’il est loin d’être responsable de tout ce qui peut lui arriver. S’il peut faire des choix, il n’a parfois pas d’autre alternative que de subir les événements. En effet, Jean-Pierre Boutinet (1995) souligne le fossé entre le projet pensé, réfléchi, désiré – même si rien n’est jamais écrit d’avance – et la réalité. Les périodes de ruptures conjugales ou de chômage face à une conjoncture défavorable peuvent toucher tout type de professions et de statuts. Dans notre société instable, l’adulte idéal, autonome et responsable est dorénavant fragilisé par des transitions, des crises qu’il traverse et doit faire en sorte de surmonter, sans certitude, au risque de régresser voire de se perdre. En fonction des événements vécus et parfois pour faire face à l’insoutenable, l’adulte peut tirer profit des apprentissages, lors de ces périodes délicates, parfois douloureuses, en faisant la part des choses, de ne garder que l’essentiel (Boutinet, 1995). Cela demande une certaine force de tempérament que certains se saisiront malaisément seuls.
Si les uns aiment se remettre en question et pour eux les projets sont vitaux, d’autres préfèrent leurs repères et pour ceux-là les crises sont déstabilisantes et peuvent les faire sombrer. En effet, tout le monde n’a pas la force de s’en sortir et quand certains perdent leur emploi ou un être cher, à travers lequel ils s’identifiaient, ils perdent leur seule raison d’être et peuvent ainsi se sentir dépossédés de leur propre identité. Dans le même ordre d’idées, pour Claude Dubar (2000), la crise identitaire peut être un révélateur de soi-même, obligeant le sujet à se remettre en cause pour se réinventer. Aussi, il postule que l’apprenant doit l’être toute sa vie. Il ne s’agit pas de trouver sa voie et de stagner mais au contraire de chercher à progresser, d’apprendre de ces moments de doute pour changer. Si l’individu est le même de sa naissance à sa mort, il change, évolue, régresse, progresse grâce aux épreuves, à l’analyse de ses erreurs, à ses réussites qui l’aident à se construire et peuvent le transformer. Dans L’homme en transition, Francis Lesourd (2009) cherche à comprendre les savoir-faire ou savoir-être autorisant l’adulte en période de crise existentielle à « rebondir ». Il distingue deux phases lui permettant de faire face à cette période de désorientation. La première est l’acceptation d' »un savoir se faire accompagner » à travers un regard extérieur, plus neutre autorisant un regain de confiance en soi, souvent salvateur, comme les conseils avisés d’un enseignant par exemple dans le cadre de la reprise d’études. Une fois en formation, l’adulte s’approprie les connaissances qui l’amènent à un raisonnement sur le savoir et sur lui-même, c’est la deuxième phase que Francis Lesourd nomme le « savoir passer ». Aussi, l’adulte apprenant peut-il se donner les moyens de « naviguer » pour négocier au mieux son tournant de vie.
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Table des matières
Introduction
Partie I – Retour « adulte » à l’université
Chapitre 1 – Qui est l’adulte postmoderne ?
Chapitre 2 – Un sujet inachevé, immature ou infantilisé ?
Chapitre 3 – La spécificité des motivations
Chapitre 4 – Un sujet responsable de sa vie, « condamné » à réussir
Chapitre 5 – Doit-on éduquer les adultes et avec quelle finalité ?
Partie II – Image, place et rôle de l’université
Chapitre 6 – Des adultes en reprise d’études à l’université
Chapitre 7 – L’avant-gardisme de Paris 8 Vincennes Saint-Denis
Chapitre 8 – Quelle politique actuelle pour des adultes en reprise d’études en master ?
Chapitre 9 – Le malaise de l’université un peu plus encore depuis la loi LRU
Chapitre 10 – La recherche priorisée au détriment de la qualité de l’enseignement
Partie III – Une approche pédagogique sur-mesure pour un public spécifique?
Chapitre 11 – Pédagogie ou andragogie : au-delà du poids et du choix des mots
Chapitre 12 – Impact des émotions sur le plan cognitif
Chapitre 13 – Relation, séduction ou rencontre pédagogique ?
Chapitre 14 – Des pratiques pédagogiques universitaires concrètes
Partie IV – Terrain de recherche et méthodologie
Chapitre 15 – Pourquoi une recherche qualitative ?
Chapitre 16 – Les récits d’enseignants et d’étudiants se font-ils écho ?
Chapitre 17 – Points de vue d’étudiants responsables en reprise d’études
Chapitre 18 – Points de vue d’universitaires animés par leur mission d’enseignement
Partie V – Quels possibles malgré les freins ?
Chapitre 19 – Quels points de rencontre pour un travail ensemble ?
Chapitre 20 – Retour sur la problématique et l’hypothèse de travail
Chapitre 21 – Pistes de réflexion
Conclusion – Ouverture
Annexes – trames et transcriptions d’entretiens (non accessibles)
Bibliographie
Index des auteurs