QUESTIONS SUR L’INTERTEXTUALITE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE
Les tragédies grecques ont pu être révérées comme dépositaires de messages « universels » sur le « tragique » de la condition humaine : elles n’en sont pas moins perçues, par qui les découvre, comme des œuvres ancrées dans une culture particulière et ne faisant pleinement sens que dans le contexte de cette culture. Ainsi, un spectateur absolument ignorant du monde de la Grèce antique et de sa mythologie sent-il immédiatement que lui échappent nombre d’allusions au contexte de l’intrigue, à tel dieu, tel héros rapidement mentionnés et dont les caractéristiques lui sont inconnues.Mais il ne s’agit que d’une partie minime de ce « déjà-là », de cette culture familière qui rendait ces œuvres pleinement signifiantes pour leurs premiers spectateurs. Un commentateur moderne de la tragédie, si expert soit-il, s’il se préoccupe de comprendre la signification authentique d’une tragédie et non de l’interpréter librement, ne cesse de s’efforcer de combler ce défaut initial de ne pas être un Athénien du cinquième siècle – et si possible un aristocrate lettré et familier des poètes. Les textes tragiques grecs, tout comme les comédies d’Aristophane, mettent en jeu, plus que d’autres formes de théâtre une complicité avec le public. Ce théâtre, institutionnel, sujet à de multiples conventions, est d’autant plus ouvert à des pratiques signifiantes de l’allusion et de l’écart : son caractère de rituel réglé est étrange à nos yeux, mais non moins étonnante est pour nous sa complexité, la finesse qu’on y perçoit dans le travail sur les mots, sur la marche de l’intrigue, sur les niveaux de sens qui viennent parfois s’étager dans le discours – créditant déjà ces dramaturges d’un art consommé des possibilités de l’énonciation théâtrale. Quiconque a vu représenter Œdipe-Roi comprendra ce sentiment. Mais peut-être justement ces finesses ne dépendent-elles pas seulement de l’art des dramaturges. Peut-être tiennent-elles aussi aux conditions particulières de la représentation théâtrale dans l’Athènes du cinquième siècle, qui rend possible un fonctionnement aussi riche, et aussi singulier peut-être, du texte de théâtre. Nous ne voulons pas retomber ici dans l’expression d’un émerveillement topique sur le « miracle grec ». Mais l’étude que nous présentons est indissociable d’un étonnement devant la richesse et la complexité des textes tragiques grecs, étonnement mêlé à un sentiment de frustration devant tout ce qui nous échappe dans leur fonctionnement. On soupçonne parfois une allusion, comme un clin d’œil, une inflexion subtile dans le ton, une réserve de sens qui parait hors de portée dans un énoncé dont nous peinons déjà souvent à comprendre le sens, bien avant de nous confronter à ces subtilités – puisqu’il est exprimé dans une langue qui nous est étrangère. Comme il arrive que nous ayons, dans un pays étranger dont nous maîtrisons scolairement la langue, la sensation de ne pas percevoir toutes les nuances d’une conversation enlevée. Le travail de recherche que nous présentons ici est issu d’un tel sentiment. Nous avons en effet entrepris d’enquêter sur un aspect particulier du maniement du langage théâtral dans deux tragédies d’Euripide : Hécube et Les Troyennes. Notre étude porte sur les effets ménagés à la représentation par le dramaturge grâce à l’inscription dans son texte de références intertextuelles aux poèmes homériques ou à l’Agamemnon d’Eschyle.Notre objectif est donc, au-delà de la simple reconnaissance de passages d’Hécube ou des Troyennes où interviennent des références intertextuelles à ces trois œuvres (Iliade,Odyssée, Agamemnon), d’en interpréter les effets esthétiques et sémantiques à la représentation. L’inscription ostensible dans le discours des personnages d’allusions à des œuvres connues du public du théâtre nous semble résulter nécessairement d’une intention consciente, d’un calcul du dramaturge, qui anticipe au moment de la créationde son œuvre la manière dont son texte pourra être interprété par son public. Nous reconnaissons donc dans les effets d’intertextualité qui nous intéressent des procédés dramaturgiques, dont nous chercherons à déterminer les différentes utilisations au cas par cas. Mais voilà que nous avons parlé d’ « intertextualité » : l’emploi même de ce terme pose déjà un problème de taille dans le domaine des études classiques ; il est sujet de tout un questionnement, et même d’un débat, que l’on ne peut éluder.
INTERTEXTUALITE ET SCIENCE DES TEXTES ANTIQUES : UN OUTIL PROBLEMATIQUE MAIS PROMETTEUR
La notion d’ « intertextualité » a pendant longtemps rencontré une certaine réticence dans le domaine des études classiques, et en particulier des études grecques. Son adoption comme outil d’investigation herméneutique des textes antiques a été (et reste pour une part) véritablement problématique, peut-être plus encore d’un point de vue théorique que d’un point de vue pratique. Alors que dans la pratique les effets d’allusion intertextuelle étaient déjà étudiés et utilisés dans l’interprétation de textes antiques (grecs ou latins et de toutes époques) depuis de longues années, la notion même d’ « intertextualité » a donné lieu à différents colloques et ouvrages collectifs dans les années 80-90 et la dernière décennie : comme si la communauté scientifique de la philologie classique avait un besoin particulier d’affronter cette notion à sa manière –c’est-à-dire en éprouvant la validité de ce concept (qui s’est si facilement imposé dans le domaine de la littérature moderne) pour l’étude des formes de « littérature » bien Notamment le colloque international « Intertestualit à : il dialogo fra testi nelle letterature classiche » qui s’est tenu à Cagliari du 24 au 26 novembre 1994 et dont les actes ont été publiés dans la revue Lexis (Lexis 13, 1995). Cette réticence des philologues a déjà été remarquée et interrogée dans le champ même de la philologie. Il ne s’agit pas là d’une simple frilosité conservatrice selon laquelle une philologie élitiste et traditionaliste rechignerait à introduire dans son domaine scientifique – qui a été particulièrement attentif, au fil des siècles, à se constituer des outils et des règles méthodologiques rigoureuses – un outil à la mode, très chic, importé de chez ces fantaisistes de modernistes. Quelles sont les raisons qui ont pu et peuvent encore pousser certains antiquisants à se montrer sceptiques voire hostiles face à cette notion d’ « intertextualité » qui connaît par ailleurs un si vif succès, récemment, dans le champ des lettres classiques comme dans celui des lettres modernes ? Quiconque entreprend une étude sur le sujet de l’intertextualité dans l’Antiquité, et en particulier à propos du théâtre tragique grec – comme c’est le cas pour le travail que nous présentons ici – doit se confronter à deux types d’objections à son entreprise, objections qui sont loin d’être dénuées de force ou de raison. Le premier type d’objections aboutit à un refus radical d’admettre l’existence de toute forme d’intertextualité, dans l’acception courante de ce terme, à propos de littératures de la performance et de l’oralité comme celles des époques archaïque et classique de la Grèce antique. C’est le type de position radicale qui est assumée par exemple par Florence Dupont, à propos de la tragédie grecque, dans son livre L’insignifiance tragique (DUPONT 2001). Pour les tenants de ce point de vue, parler d’ « intertextualité » à propos du théâtre tragique grec, par exemple, c’est déjà dire n’importe quoi. Ce type de position doit être directement réfuté pour ouvrir la voie à notre enquête, et nous commencerons par là.Le second type d’objections, que nous évoquerons ensuite, ne consiste pas à refuser absolument le recours à la notion d’intertextualité, mais à se méfier des dérives auxquelles peut facilement conduire cet outil s’il n’est pas manié correctement ; cette position de méfiance est actuellement assez répandue – et à juste titre – chez les spécialistes de la littérature antique. Il ne s’agit pas là d’un refus de principe face à la notion d’ « intertextualité », mais plutôt d’une incitation à la rigueur et à l’évaluation critique dans l’utilisation d’un outil qui, utilisé à tort et à travers comme un catalyseur de sens, peut conduire à dire n’importe quoi. Et ce risque mérite certainement d’être considéré. Toutes les objections formulées contre le recours à l’intertextualité, ou contre les conclusions tirées à partir de son utilisation, se fondent sur une conception argumentée de ce qu’est ou peut être un « texte » quand il s’agit d’un texte antique – et en particulier d’un texte de théâtre grec antique (dès ce moment, nous ne nous intéresserons plus qu’au domaine de la littérature antique grecque des époques archaïque et classique qui est celui qui nous intéresse directement). Le critère fondamental pour disqualifier le recours à l’intertextualité à propos du théâtre grec du cinquième siècle est ainsi d’y reconnaître la projection abusive d’un concept de « texte » anachronique, plaqué arbitrairement sur les vestiges d’une culture fondamentalement étrangère à la nôtre – avec une forme de naïveté qui ne pourrait que dévoyer l’interprétation de ces textes.Nous pensons au contraire que l’on peut, et même que l’on doit, au regard des textes mêmes du théâtre tragique grec, avoir recours d’une manière ou d’une autre à la notion d’intertextualité. Sans oublier l’étrangeté de la culture à laquelle ces textes appartiennent, nous devons chercher à comprendre quelle forme particulière d’intertextualité la littérature ou la pratique poétique a pu développer dans le contexte de cette culture, en lien avec tous les autres traits civilisationnels qui définissent sa singularité irréductible. Puisque, visiblement, les références intertextuelles sont là. L’argument le plus irréfutable aux objections contre l’existence d’une forme d’intertextualité dans les textes de théâtre grec, ce sont les textes eux-mêmes – en-deçà de toute conception du « texte » de théâtre que l’on peut former à partir d’eux ainsi que de tout ce que nous connaissons sur la culture de l’Athènes classique – (que l’on pense ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, aux Grenouilles d’Aristophane).Définition de notre acception du terme « intertextualité » Nous ne ferons pas ici une histoire du concept d’« intertextualité » tel qu’il s’est imposé dans les études littéraires contemporaines, à partir de sa théorisation par Julia Kristeva, puis de ses modélisations théoriques successives – souvent plus restrictives – chez différents critiques qui ont travaillé dans un effort de précision théorique sur cette notion (de Riffaterre à Genette pour ne citer que les auteurs français). Il ne nous paraît pas nécessaire de nous lancer ici dans des querelles théoriques, puisque nous entendons imposer d’emblée dans le cadre de notre étude une acception du terme d’ « intertextualité » volontairement assez simple. Voilà la définition large que nous proposons pour « intertextualité » : un texte présente un effet d’intertextualité, ou une dimension intertextuelle, lorsqu’il évoque par quelque trait de sa composition un autre texte, précisément identifiable, et qu’il est impossible de le comprendre vraiment indépendamment de cette référence à cet autre texte.
La méfiance face à l’intertextualité comme outil herméneutique
Le deuxième type d’objections aux investigations herméneutiques sur l’intertextualité est plus mesuré. Il s’insère dans un débat plus large sur l’interprétation, qui se préoccupe également de tenir compte de la singularité des « textes » grecs des époques préhellénistiques en fonction de leur genre. La question soulevée ici est davantage celle des dérives que pourraient occasionner la survalorisation de l’intertextualité– un phénomène qu’on soupçonne de tenir par trop au point de vue limité et lointain de l’interprète moderne.L’établissement de rapprochements entre les textes qui nous sont parvenus ne suscite en lui-même aucune objection. C’est une pratique qui a toujours existé dans la philologie, depuis l’époque des scholiastes alexandrins jusqu’aux éditeurs de la Renaissance et à la philologie positiviste du XIXème siècle. Les rapprochements ainsi opérés étaient d’autant plus importants qu’ils avaient un rôle à jouer dans la tâche tenue pour la plus importante de la philologie classique : l’édition du texte. Ce rôle, ils le jouaient sous la forme de deux pratiques scientifiques bien définies : 1) la reconnaissance de loci similes à même de conforter une lectio en fournissant des parallèles à certaines formulations, concernant notamment le lexique ou la syntaxe ; 2) la Quellenforschung, la recherche des sources d’un auteur, qui permet de reconnaître dans certains motifs narratifs les versions préexistantes d’un mythe dans telle ou telle œuvre antérieure – et ainsi de mesurer les similitudes ou les écarts entre anciennes et nouvelle version d’un mythe, ou de comprendre les allusions d’un texte à la tradition mythique dont il s’inspire.Sous cette forme, la recherche sur l’ « intertextualité » a toujours existé chez les philologues. Ce travail n’est pas problématique tant qu’il ne prétend pas aller au-delà d’un répertoire de données objectives, et ne cherche pas à reconnaître dans les rapprochements proposés des effets d’allusion dépendants de l’intention de l’auteur. Il s’agit plutôt de définir, à partir du corpus limité qui nous est parvenu, le cadre linguistique et mythologique où l’auteur a pu trouver le matériau de son œuvre aussi bien pour ce qui est du contenu que pour ce qui est de la forme – en présentant ce cadre, pour faciliter le travail de l’interprète moderne, dans un répertoire annexe d’échantillons ce qui garantit l’objectivité des données. La question de l’intention de l’auteur n’est en fait même pas posée si l’on s’en tient à ces pratiques, et le caractère éventuellement arbitraire des rapprochements effectués est assumé : ce sont des exemples. Mais dès que l’on entreprend de chercher un sens dans les rapprochements d’un texte à d’autres, d’attribuer certains de ces rapprochements possibles à une volonté consciente de l’auteur, aussitôt la question de la limite de nos connaissances devient un problème, et le soupçon naît : l’interprète moderne ne risque-t-il pas de sur-interpréter complaisamment des rapprochements qui ne sont signifiants que pour lui, parce qu’il n’en perçoit pas le caractère arbitraire, qu’il surévalue l’importance de similitudes qui ne sont frappantes que pour lui seul, et ne tiennent qu’aux limites de son érudition et aux incertitudes de sa propre compréhension – forcément déficiente – de textes éloignés de lui par leur langue et par le contexte authentique de leur composition ? Le risque est bien là, et il faut en tenir compte systématiquement lorsque l’on aborde des effets d’intertextualité et que l’on cherche à les interpréter. On peut cependant justifier la nécessité d’un tel effort pour la compréhension des textes grecs, et même l’importance d’un tel travail pour l’établissement du texte – ce qui nous amènera également à aborder certains points de méthodologie.
Interprétation critique et interprétation intuitive : le problème d’une réception inauthentique
La première objection que rencontre l’herméneute qui reconnaît dans l’intertextualité un outil pour établir le sens d’un texte tient à la complexité même des raisonnements qu’il propose, surtout quand il s’agit de textes destinés à être reçus dans le cadre d’une performance orale. Mais il faut bien distinguer deux étapes dans le travail sur l’intertextualité : 1) l’étape d’identification de l’intertexte et de l’analyse de son fonctionnement dans le texte considéré, et 2) l’étape de l’interprétation proprement dite. L’objection considérée souligne la différence existant entre le récepteur originel de l’œuvre (pensons au spectateur dans le cas des textes de théâtre) et l’interprète moderne qui est toujours un lecteur, à qui il est par conséquent permis de s’arrêter dans sa lecture,de reprendre le texte dans n’importe quel ordre, de considérer minutieusement chaque formulation, etc.Mais cette différence irréductible entre deux modes de réception du texte n’invalide pas les efforts de l’interprète moderne, elle les justifie. La signification d’un texte, c’est à-dire sa signification authentique, est celle à laquelle devait aboutir l’interprétation originelle du texte, par un travail de coopération entre l’auteur et le destinataire pour lequel le texte a été composé – quelle que soit la forme de la communication prévue pour la transmission du texte. Ce travail coopératif requiert le partage, à la fois par l’auteur et les récepteurs originels de l’œuvre, d’une langue (un dictionnaire et une grammaire), mais aussi plus largement de ce qu’U. Eco appelle une encyclopédie8 : une vision du monde globalement partagée qui définit, à côté de la dénotation stricte des éléments lexicaux, tout un ensemble de connotations possibles qui vont pouvoir être utilisées (ou non, ou certaines plutôt que d’autres) par l’auteur pour construire le sens de son œuvre.Cette encyclopédie culturelle englobe l’ensemble des realia du lieu et de l’époque considérée. Elle englobe aussi toutes les connaissances, toutes les données culturelles partagées par l’auteur et ceux qui reçoivent son œuvre : c’est-à-dire aussi les autres œuvres littéraires connues qui vont pouvoir intervenir comme intertextes dans un texte donné. Le caractère parfois laborieux des analyses intertextuelles (que l’on ne saurait nier) n’est donc pas en lui-même – dans le cadre de la première étape de l’analyse – une raison pour les disqualifier a priori comme incapables de rendre compte du sens authentique que pouvaient percevoir les destinataires authentiques d’une œuvre ancienne au gré d’une compréhension immédiate et intuitive. C’est parce que nous ne sommes pas ces récepteurs contemporains, justement, dont la compréhension a été anticipée par l’auteur, que nous devons travailler pour comprendre le sens de ces textes. Autrement dit, on ne peut opposer compréhension moderne (laborieuse) et compréhension antique (intuitive et immédiate) comme on opposerait la « lecture critique » (lecture du spécialiste) et la « lecture linéaire » (lecture du lecteur lambda) d’un texte moderne. Ce qui relève dans un texte de la compréhension intuitive pour ses contemporains, par la mobilisation d’une encyclopédie là-et-alors familière, peut par la suite n’être plus accessible pour les commentateurs que par le biais d’une compréhension analytique et par la mobilisation d’une encyclopédie érudite qui cherche à reconstituer l’encyclopédie commune d’une culture lointaine. En revanche, pour ce qui est de l’interprétation des allusions intertextuelles, il faut impérativement se replacer dans le cadre de la communication originale prévue par l’auteur, et chercher à élucider les effets de sens que pouvaient déterminer ces allusions si elles étaient perçues intuitivement voire inconsciemment. A ce niveau le raisonnement doit impérativement rechercher ses limites et mesurer son efficacité en termes d’économie de la signification. Il faut aussi se méfier de certaines conclusions que l’on pourrait tirer à partir de la perception du décalage entre interprétation moderne érudite et réception originelle intuitive ; et en particulier de l’idée que des effets demandant pour nous des connaissances très « pointues », et donc reconnaissables seulement sous certaines conditions (à la fois une érudition et un intérêt de spécialistes), devaient aussi demander certaines conditions spéciales, comme l’érudition particulière de certains des spectateurs,pour être correctement reçus à l’époque de la production du texte. Cette question est liée à celle du degré d’importance de l’allusion intertextuelle dans la construction du sens : modifie-t-elle directement le sens littéral du texte, ou ne fait-elle que définir un sens autre, additionnel, qui se grefferait sur un texte parfaitement compréhensible indépendamment de sa reconnaissance ? Il est peu concevable d’envisager un double sens mis en place par le poète, selon les publics. Si le sens du texte dépend d’une référence intertextuelle, elle devait être comprise par la plus grande partie des spectateurs. On peut néanmoins considérer une telle possibilité, au cas par cas. Il nous paraît en revanche erroné de poser d’emblée l’intertextualité comme un facteur de sens « purement additionnel », et donc comme un critère discriminatoire au sein du public auquel le texte est destiné. C’est la théorie des cercles de compétence existant dans le public envisagé par l’auteur, qui ne destinerait certaines finesses qu’aux destinataires lettrés (voire à ses seuls collègues) sous la forme de private jokes ou de messages chiffrés que l’interprète érudit moderne serait aussi à même de déchiffrer. Cette idée n’est pas absurde, mais elle peut n’être pas non plus dénuée de complaisance. On peut supposer qu’il est déjà difficile pour nous de reconnaître et d’analyser des allusions « évidentes » pour n’importe quel spectateur athénien d’Euripide. Pour ce qui est des allusions très « fines », elles ne peuvent selon nous déterminer de sens caché : soit elles s’insèrent dans un contexte allusif qui en accentue la visibilité et peut faire douter de leur caractère « réservé » – ou au moins de leur caractère déterminant, isolément, pour le sens – soit il faut douter de leur vocation à modifier le sens par elles seules. Nous reviendrons sur cette question dans la présentation de la méthodologie suivie lors de notre enquête.
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Table des matières
QUESTIONS SUR L’INTERTEXTUALITE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE
1. Intertextualité et science des textes antiques : un outil problématique mais prometteur
Définition de notre acception du terme « intertextualité »
1. Le refus radical de l’intertextualité : l’exemple de Florence Dupont
Le caractère essentiellement « hypoleptique » de la culture grecque de l’écrit (ASSMAN 2010)
2. La méfiance face à l’intertextualité comme outil herméneutique
Interprétation critique et interprétation intuitive : le problème d’une réception inauthentique
Intertextualité et travail d’édition
2. Corpus et méthodologie
Le principe d’économie dans le cadre d’un texte de théâtre
Nécessité d’une réflexion en deux temps
1. Les marqueurs de l’intertextualité
2. L’interprétation de l’intertextualité
3. Présentation du plan
4. Note sur la citation et la traduction des œuvres grecques
PREMIERE PARTIE : ETUDE DES STASIMA
I. Intertextualité et dissonance lyrique
1. L’intertextualité dans les stasima d’Hécube et des Troyennes : justification et présentation d’une piste herméneutique
La confrontation avec l’épopée sur le problème du sens des événements
2. Le chœur et la mise en abyme du chant épique : un héritage d’Homère
Choeur et épopée : un jeu au croisement de plusieurs types de conventions poétiques
L’épopée au miroir d’elle-même
a) Pénélope et Phémios : le refus d’être veuve
b) Ulysse et Démodocos : le refus d’être mort
Les Troyennes et l’épreuve du chant épique : variations sur le modèle d’Ulysse
c) Hélène et le chant épique comme ultime compensation
L’amertume de l’épopée
3. Quelques remarques générales sur le chœur dans Hécube et dans Les Troyennes
Similitudes de la situation fictionnelle : l’existence précaire du chœur
Première différence : l’insertion des stasima dans le cours de l’action dramatique
Deux exodoi à la fois semblables et différentes
II. Les stasima d’Hécube
1. Hécube, premier stasimon (v. 444-483)
Une célébration problématique de la Grèce : hypothèses interprétatives
Commentaire suivi : relevé des effets d’ironie
Lien du premier stasimon avec son contexte dans la pièce
Un exemple de « dissonance lyrique » et de parodie assumée : conclusion sur la lyrique tragique comme essentiellement imitatrice d’une énonciation poétique conventionnelle
2. Hécube, deuxième stasimon (v. 629-657)
Structure et logique générale
Lien du second stasimon avec son contexte dans l’action dramatique
Conclusion sur le second stasimon
3. Hécube, troisième stasimon (v. 905-952)
La force de l’anangkê, et la nécessité de la prise de Troie : la destruction de la ville vue comme destruction des couples troyens
Signification du troisième stasimon dans la dynamique générale de l’évolution du chœur et relativement à son contexte d’intervention
4. Conclusion générale sur les stasima d’Hécube
III. Les stasima des Troyennes
Dynamique générale des Troyennes
1. Les Troyennes, premier stasimon (v. 511-567)
Une épopée décalée et problématique
Une narration doublement ironique
Un point de vue dédoublé
La trahison d’Athéna : une narratio de réquisitoire
Lien du premier stasimon avec son contexte dans l’action dramatique
2. Les Troyennes, second stasimon (v. 799-859)
Commentaire suivi : les effets de décalage entre énoncé et énonciation
Une attaque contre les dieux : confirmatio
Lien du second stasimon avec son contexte dans l’action dramatique
Effets de détail et récapitulation de l’argumentation dans une rhétorique du contraste
3. Les Troyennes, troisième stasimon (v. 1060-1122)
Structure du chant
La trahison de Zeus
Appel aux morts et adieux à la ville : le troisième stasimon et le kommos final
La malédiction de Ménélas : quels liens avec le prologue et le troisième épisode ?
Le terme du réquisitoire des Troyennes
4. Conclusion générale sur les stasima des Troyennes
IV. La « dissonance lyrique » dans Hécube et Les Troyennes
DEUXIEME PARTIE : ETUDE DE SCENES CHOISIES
V. Polyxène et le modèle de l’Iphigénie d’Eschyle
1. Polyxène et Iphigénie : deux destins en miroir
Un effet de symétrie construit dans le texte d’Hécube
Une similitude limitée : esquisse de deux points de différenciation
2. Honorer Achille : la justification du sacrifice de Polyxène
Mise en place de l’horizon iliadique : le sacrifice comme geras
Le point de vue des Grecs dans le récit des Troyennes
Ulysse, la voix de la concorde : de l’Iliade à Hécube
Ulysse face à Hécube : la voix de la raison
Effet de l’écho à la querelle des chefs et à l’offense faite à Achille pour le spectateur
Refuser le sacrifice ou la voie de la traîtrise – la voie de Polymestor
3. D’un sacrifice à l’autre : d’Iphigénie à Polyxène
Le sacrifice de Polyxène : récit d’un sacrifice exemplaire
Polyxène : la victime héroïque
Polyxène comme agalma
L’admiration des guerriers face à Polyxène
Conclusion sur la mise en place et l’utilisation de l’intertexte eschyléen
4. Conclusion
Interprétation du sacrifice de Polyxène dans Hécube
L’utilisation dramaturgique de l’intertextualité : ou comment orienter la réception du spectateur à la représentation
VI. Hécube, Clytemnestre, Ulysse : La vengeance de la reine
1. Une scène complexe et mouvementée
Intensité dramatique et effets de surprise
Un dialogue à double sens riche en effets d’ironie
Le procès caché de Polymestor
Effets d’intertextualité : état de la question
2. Une intertextualité double
Les marqueurs de l’intertextualité pour le public du théâtre : le moment de leur intervention
Les allusions à l’Agamemnon avant la mise à exécution de la vengeance
Les allusions à l’épisode du Cyclope dans L’Odyssée : une mise en évidence tardive
Similitudes entre texte et intertexte
Hécube et Clytemnestre
Hécube et Ulysse
3. Fonctionnement de cette forme d’intertextualité « combinée »
Pourquoi « Polymestor » ?
4. Interprétation de la vengeance d’Hécube
Intertextualité et interprétation
Hécube à l’égal de Clytemnestre ou d’Ulysse : effets induits par l’intertextualité
Une poétique de la complicité
5. Conclusion
VII. Cassandre makaria
1. Présentation de la scène : insistance sur son unité
Le chant d’hyménée : une provocation ouverte
La démonstration centrale de Cassandre
La démonstration de Cassandre est-elle convaincante ?
La réponse de Cassandre à Talthybios et la prédiction des malheurs d’Ulysse
Le départ de Cassandre en tétramètres trochaïques
L’unité de la scène
2. Une Cassandre « kainotatê », « très nouvelle et étrange »
Cassandre et son don prophétique
Cassandre et la mort de l’Atride
3. Dramaturgie du prophète : la mise en scène du point de vue de Cassandre chez Eschyle et chez Euripide
Eschyle : la prophétesse se voit comme victime
Euripide : la prophétesse se voit comme victorieuse
Conclusion sur le rapprochement entre les deux versions de Cassandre
4. Mise en situation dans Les Troyennes : La scène de Cassandre et le prologue
Le prologue et le bonheur des Troyens
La scène de Cassandre à la lumière du prologue
VIII. La scène d’Hélène : le choix de la non-résolution
1. Présentation de la scène
Résumé
La scène d’Hélène et la version traditionnelle des retrouvailles
Problèmes d’interprétation
2. Le fonctionnement de l’agôn et de chacune des deux argumentations
Deux argumentations solides mais inconciliables : qui croire ?
Deux narrationes divergentes : une opposition sur les faits
3. Le « problème Hélène » dans l’épopée
4. La scène d’Hélène et le chant III de l’Iliade
Ambiguïtés et contradictions apparentes du récit iliadique
Pro Helena
Pro Hecuba
5. Effets de l’intertextualité
6. Raisons d’être et interprétation de la scène d’Hélène
La raison d’être de la scène d’Hélène dans Les Troyennes
La scène d’Hélène et le prologue
7. Conclusion
CONCLUSION
Utilisations dramaturgiques de l’intertextualité
L’intertextualité comme procédé dramaturgique
Sur le fonctionnement de l’intertextualité : système de marqueurs et localisation dans le texte
Sur les différentes fonctions de l’intertextualité rencontrées dans cette étude
Intertextualité et interprétation
L’intertextualité, une caractéristique de l’esthétique tragique ?
BIBLIOGRAPHIE
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