Qu’est-ce qu’une goutte en caléfaction ?
Lorsqu’on pose une goutte d’eau millimétrique sur une plaque chauffée à plus de 100 °C, on peut légitimement s’attendre à ce qu’elle s’évapore très rapidement au contact de la plaque. Or ce n’est pas toujours ce que l’on observe. Quand la température de la plaque est plus élevée qu’une certaine température, nommée température de Leidenfrost, un film de vapeur d’eau se forme entre la plaque et la goutte d’eau. Une telle goutte (dont on peut voir un exemple sur la figure 1.1, où l’on distingue bien le film de vapeur) est alors dite goutte de Leidenfrost, ou encore goutte en caléfaction. Le film de vapeur sous la goutte a une épaisseur de 10 à 100 microns et il a deux propriétés principales. La première est qu’il isole l’eau de la plaque, limitant fortement l’évaporation. La goutte s’évapore moins vite et persiste donc plus longtemps, jusqu’à une minute, alors qu’à des températures plus faibles, sa durée de vie n’est qu’une fraction de seconde (figure 1.2). La mesure du « temps de vie » d’une goutte de volume initial donné en fonction de la température permet ainsi de mesurer la température de Leidenfrost, pour laquelle ce temps de vie est maximal.
Forme d’une goutte en caléfaction
Comme la goutte est en mouillage nul, on peut calculer sa forme sur un substrat horizontal. Cette forme résulte d’une compétition entre tension de surface et gravité. En effet, un liquide est un état de la matière cohésif, et toute interface a un coût énergétique, caractérisé par la tension de surface γ du liquide (ou plus rigoureusement de l’interface liquide-vapeur) : l’énergie liée à l’existence d’une surface S s’écrit γS. La tension de surface tend ainsi à rendre les gouttes sphériques pour minimiser leur surface. À l’inverse, la gravité veut aplanir les objets. En effet, pour un volume donné, l’énergie potentielle de pesanteur va diminuer si la goutte est étalée, ce qui lui confère une altitude moyenne plus faible. La forme des gouttes en caléfaction va être celle qui minimise l’énergie, qui est la somme de l’énergie de pesanteur et de l’énergie de surface. Pour une goutte sphérique de rayon R, l’énergie de surface varie comme γR2 , tandis que son énergie potentielle de pesanteur s’écrit ρgR4 (où ρ est la masse volumique du liquide et g l’accélération due à la pesanteur). Ces deux énergies seront du même ordre pour R ∼ a = p γ/ρg. a est la longueur capillaire, en général millimétrique : pour de l’eau à 100 °C, a vaut 2,5 mm, pour de l’éthanol à l’ébullition (79 °C), elle vaut 1,6 mm et pour de l’azote liquide, elle vaut 1,1 mm. La forme des gouttes dépendra donc du rapport de leur taille (ou plus précisément de leur rayon équatorial R) à la longueur capillaire a. On cherche le rayon de la goutte r(z) où z représente l’altitude (par convention, on prendra l’axe des z en descendant et z = 0 comme correspondant au point sur l’axe de la goutte) (figure 1.4). On paramètre cette courbe par son abscisse curviligne s. On note α(s) l’angle entre la surface et l’horizontale à l’abscisse s, ce qui donne cos α =drds et sinα=dzds . De façon équivalente à la minimisation de l’énergie totale, la courbe r(z) peut se calculer par un équilibre de pressions. Quelle influence ont gravité et tension de surface sur les pressions d’équilibre dans la goutte ? D’une part, la goutte obéit à la loi de la statique des fluides : dP dz = ρg. D’autre part, on sait qu’à l’existence d’une interface courbée, de courbure moyenne κ, est associée celle d’un saut de pression à cette interface ∆P = γκ : c’est la loi de Laplace. Ainsi, une bulle de savon est en surpression par rapport à l’air ambiant, ce dont on peut avoir une bonne intuition en la gonflant
Mécanismes d’évaporation et conséquences
Une goutte en caléfaction est donc posée sur un film de vapeur, qu’elle alimente par son évaporation. Or le flux de vapeur s’échappe par les bords de la goutte,comme schématisé sur la figure 1.8, et c’est cet écoulement qui supporte le poids de la goutte, via la contrainte visqueuse qu’il engendre. L’épaisseur du film de vapeur et la vitesse d’évaporation sont donc liées par plusieurs relations que nous détaillons ci-dessous dans les cas limites de gouttes aplaties (R > a) ou sphériques (R < a). Flaques (R > a) Comme on l’a dit, le flux de vapeur est alimenté par l’évaporation de la goutte. Cette évaporation est entretenue par le flux de chaleur sous la goutte, qui est diffusif. Le flux de chaleur est alors proportionnel à λ la diffusivité thermique de la vapeur, ∆T/e le gradient de température (∆T est la différence de température entre la goutte, qui est à la température d’ébullition du liquide, et la plaque, et e est l’épaisseur du film de vapeur) et à la surface d’échange, qui est la surface horizontale de la goutte πR2 (figure 1.8).
L’expérience de Linke
En 2006, l’équipe de Linke [1] a utilisé comme substrat pour une goutte en caléfaction une plaque en toit d’usine, c’est-à-dire présentant dans une direction des dents asymétriques, comme sur la figure 1.9. Ils ont alors observé un mouvement spontané des gouttes de Leidenfrost, toujours dans la même direction, celle qui remonte la plus grande pente des marches. Ce mouvement existe lorsque les gouttes sont plus grandes que le pas du réseau (plus précisément, le rayon des gouttes doit être plus grand que le tiers de la longueur d’onde du réseau). Linke et al. ont mesuré le mouvement des gouttes pour plusieurs volumes de gouttes, à différentes températures et pour différents liquides (eau, éthanol, azote liquide, acétone…). Une mesure typique de la vitesse de la goutte en fonction du temps est présentée sur la figure 1.10(a). Nous voyons alors que le mouvement de la goutte est accéléré avant d’atteindre une vitesse constante de l’ordre de quelques centimètres par seconde. Linke et al. reportent aussi l’accélération que l’on peut ainsi mesurer en fonction de la température (figure 1.10(b))), ce qui permet de distinguer deux régimes : un premier régime de basse températures (noté (L) sur la figure 1.10(b)), pour lequel l’accélération des gouttes varie très fortement sur une petite plage de températures et peut atteindre des valeurs allant jusqu’à 1 m/s2 , et un régime de hautes températures (noté (H) sur la figure 1.10(b)), dans lequel l’accélération, de l’ordre d’une fraction de m/s2 , dépend très peu de la température
Effets Marangoni
Certains systèmes microfluidiques permettent de déplacer des gouttelettes par effet Marangoni [7]. On pourrait imaginer un mécanisme similaire dans le système du toit d’usine. Du point de vue thermique, nous l’avons déjà vu, les coins ont un statut particulier. À cet endroit, le solide est en regard de deux surfaces liquides « froides » au lieu d’une. Les coins se refroidissent donc plus que le reste de la marche, et nous avons évoqué le fait que c’est là que se produisent les événements d’ébullition. On pourrait aussi imaginer que les coins étant plus froids, la température de la goutte au-dessus des coins des marches soit localement plus faible, et donc que la tension de surface y soit plus élevée. Ce gradient de tension de surface provoquerait alors un écoulement de liquide à la surface de la goutte, depuis les creux vers le haut des marches. Cependant, l’interface sous la goutte est le lieu du changement d’état liquide-vapeur. La température doit donc y être partout la température de vaporisation, ce qui n’est pas compatible avec un mécanisme fondé sur les gradients de tension de surface.
Oscillations spontanées
La vibration de gouttes sur une surface asymétrique [8, 9], ou inversement, la vibration asymétrique de gouttes sur un substrat lisse [10] peuvent induire le déplacement de gouttes sur des surfaces. D’autre part, les gouttes en caléfaction peuvent se mettre spontanément à osciller [11]. Ces oscillations spontanées pourraient permettre à la goutte d’explorer son voisinage, et ainsi de « tomber » dans la marche voisine sous l’effet de la gravité couplée à l’asymétrie du substrat. L’asymétrie est cependant ici difficile à quantifier, puisqu’il n’y a pas de gradient d’angle de contact contrairement aux exemples évoqués. Par ailleurs, pour éprouver cette idée, nous avons essayé de faire se déplacer des gouttes lycopodées (c’est-à-dire des gouttes d’eau ou de glycérol entourées d’une couche de grains hydrophobes, qui les rend non-mouillantes [https://www.chatpfe.com]) sur le substrat en toit d’usine que nous avons fait vibrer, mais nos expériences préliminaires n’ont pas mis en évidence de direction privilégiée pour le déplacement des gouttes.
Éjection asymétrique de vapeur
En état Leidenfrost, le liquide repose sur un film de vapeur alimenté par son évaporation. Sur un substrat lisse, la vapeur dans ce film s’éjecte par les côtés de la goutte de façon isotrope. En revanche, sur le toit d’usine, à cause de la décoration de la surface, la zone par laquelle la vapeur doit s’échapper n’est pas symétrique : d’un côté, la pente de la marche est « douce » ; de l’autre, la vapeur fait face à un mur. Nous avons vu au paragraphe 1.1.3 que le nombre de Reynolds Re valait ici environ 10, valeur plus faible mais comparable au rapport d’aspect R/e ≈ 30. Il est donc probable que les effets inertiels soient suffisamment importants pour que l’écoulement ne soit plus réversible. D’après la littérature sur des écoulements à Re modérés dans des expansions [12] ou des contractions [https://www.chatpfe.com] cylindriques, la perte de charge est beaucoup plus importante dans la direction de la contraction que dans celle de l’expansion (d’ordre au moins 10, même si nous n’avons pas trouvé dans la littérature d’expériences directement comparables). Il semble donc plausible de penser que, comme sur la figure 1.16, l’écoulement de vapeur se fera préférentiellement dans la direction de la « pente douce » des marches (qui correspond à l’« expansion »), qui offre une résistance plus faible que l’autre direction.
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Table des matières
Introduction
I Frictions de gouttes en caléfaction
1 Caléfaction sur un solide : autopropulsion
1.1 Généralités sur les gouttes en caléfaction
1.2 Autopropulsion sur un toit d’usine
1.3 Mécanismes de propulsion
Bibliographie
2 Caléfaction sur un solide : friction
2.1 Frictions de goutte
2.2 Friction sur une surface décorée : les créneaux
2.3 Friction sur un toit d’usine
Bibliographie
3 Caléfaction sur un liquide : résistance de vague
3.1 Statique
3.2 Décélération d’une goutte : la résistance de vague
Bibliographie
II Déformations de filaments visqueux
4 Flambage visqueux
4.1 Introduction au flambage visqueux
4.2 Flambage d’un filament en compression
Bibliographie
5 Plectonèmes visqueux
5.1 Plectonèmes élastiques
5.2 Plectonèmes visqueux
Bibliographie
6 Chute de filaments visqueux
6.1 Sélection de forme
6.2 Chaînette visqueuse
6.3 Filaments en U
Bibliographie
7 Chute de filaments viscoélastiques
7.1 De nouvelles formes
7.2 Solutions de polymère
7.3 Filaments suspendus
7.4 Chaînettes visco-élastiques
7.5 Des ondes sur des filaments liquides
Bibliographie
Conclusion
Annexes
A Caléfaction avec de la carboglace
B Caléfaction sur une marche : rôle de l’ébullition
Bibliographie
C Oscillations de gouttes sur un cercle
D Gel de gouttes sur des surfaces superhydrophobes
E Résistance de vague sur une sphère immergée
Bibliographie
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