Un geste. Finalement, l’essence des questionnements à l’origine de ce travail de recherche peut se résumer en un geste de la main d’un des journalistes interrogés. Attablé à une terrasse de restaurant — opportunément nommé » Le Local » — alors qu’il parle de la relation entre la presse locale et son territoire, ce journaliste se retourne et désigne l’article publié par son journal, affiché fièrement sur la porte par les propriétaires. Cela m’est apparu comme une évidence. Toutes ces notions théoriques autour de » la proximité « , du » territoire « , » des interactions « , de » la communauté « , du » local « … Toutes ces années passées dans le giron de la PQR… Par son geste, il venait de désigner la complexité des rouages de la construction de la presse locale et de l’identité professionnelle du journaliste localier. Tous les problèmes que pouvaient causer une mutation économique et la dématérialisation des contenus dans ce secteur institué étaient symbolisés par cet affichage d’article. Et le journaliste de rajouter : » c’est sûr que c’est plus sympa de coller une coupure de presse qu’un article sur un iPad « . C’est sûr.
QU’EST-CE QU’UN LOCALIER ?
Pour comprendre les impacts de la mutation économique des entreprises de presse locale sur ses journalistes, il faut d’abord savoir ce qu’est un localier. L’objectif principal de cette première partie est donc de définir l’objet de recherche. Les journalistes de presse locale, que nous avons choisi d’appeler « localiers » dans ce mémoire, sont à la fois membres du groupe global des journalistes mais comportent aussi leurs singularités fondamentales. Afin de faire la part des choses, nous voulons d’abord situer notre démarche dans une perspective communicationnelle. En effet, nous souhaitons nous inscrire dans les lignes directrices des études sur les industries culturelles et médiatiques en général et sur les transformations du journalisme en particulier. Notre volonté est d’étudier ces phénomènes au niveau de la presse locale en France. Cette mise en perspective, nécessaire pour expliquer où nous nous trouvons et d’où notre cheminement découle, permet d’évaluer le travail à l’aune des recherches antérieures. De plus, la construction de notre objet d’étude, de notre corpus et de notre méthodologie a été fondamentale. C’est pourquoi il nous fallait, avant de proposer des résultats, poser précisément ce cadre.
Étudier les localiers dans une perspective communicationnelle implique des choix, et notamment celui de nommer ces journalistes « localiers ». Ces préférences ont des conséquences sur la recherche et doivent être expliquées pour mieux comprendre la démarche mais aussi les conclusions. En effet, la jeune chercheuse qui présente ces travaux doit être consciente en permanence de ses « angles morts » (Coulomb-Gully, 2014) et doit proposer un retour réflexif pour s’assurer de la valeur de son analyse. De cette réflexivité et de la rigueur du cadre dépendent notamment la compréhension du sujet mais aussi la capacité à saisir les mouvements et les possibles mutations de l’identité professionnelle des localiers. Qu’est-ce qu’un localier ? Après avoir posé le cadre théorique et méthodologique nécessaire à la composition d’une définition de ce groupe, nous nous concentrerons sur la généalogie de la presse locale, de ses origines aux propositions éditoriales en ligne des titres étudiés (chapitre 3). En effet, ce n’est qu’en se focalisant sur le temps long et sur la progression de la construction du secteur et du groupe professionnel que nous comprendrons en quoi il s’inscrit dans le groupe global des journalistes. De plus, certaines de ses caractéristiques singulières nous permettent d’en faire un objet de recherche propre. La sociologie du journalisme de presse locale est proposée dans cette même perspective : à la fois comme faisant partie d’un ensemble mais aussi comportant ses singularités (chapitre 4). Ainsi la proximité avec le lecteur ainsi que la prédominance des informations-service sont des fondamentaux permettant de déterminer l’identité professionnelle des localiers.
Enfin, les rapports avec le territoire sont les derniers éléments essentiels pour comprendre le journalisme de presse locale. Dans le chapitre 5, nous nous arrêtons longuement sur ces études et la manière dont les relations complexes avec la presse locale la co-construisent. À la fois artisans du territoire mais aussi façonnés par lui, les localiers doivent également être compris en fonction de ces connexions. Cela explique notamment pour partie pourquoi la dématérialisation des contenus de la presse locale a un développement particulier. Finalement, après avoir saisi les rouages des discours, des pratiques et de l’identité professionnelle des localiers grâce au cadre méthodologie et théorique, grâce à la mise en perspective généalogique, à la sociologie du journalisme et à l’inscription dans les recherches sur le territoire, nous présenterons une proposition de définition du groupe professionnel des localiers.
ÉTUDIER LES LOCALIERS DANS UNE PERSPECTIVE COMMUNICATIONNELLE
LA PERSPECTIVE HISTORIQUE
Nous souhaitons expliquer notre volonté de donner un éclairage socio-historique à cette recherche. L’apport généalogique nous a permis de percevoir les pratiques d’aujourd’hui au regard de celles d’hier. De nombreux chercheurs se situent dans cette perspective. En effet, Robert Escarpit estime qu’une théorie à visée généralisante ne peut faire l’économie d’une approche socio-historique (1976). L’auteur assure que les seuls aspects conjoncturels ou formels ne sont pas suffisants pour englober la complexité d’une situation. Ce prisme permet également de s’inscrire contre les critiques qui reprochent aux études des Sciences de l’information et de la communication leur présentéisme. Selon nous, c’est en s’intéressant à la généalogie de la construction des pratiques que nous appréhendons mieux celles constatées (Feyel, 2003). Portées avant tout par des historiens, les recherches sur l’élaboration de la figure du journaliste et sa professionnalisation ont également attiré certains spécialistes des SIC (Mathien, 1983, 1987). Ce parcours généalogique de la presse locale, à partir notamment des travaux des historiens tels que Marc Martin (1991, 1997, 2002) et Pierre Albert (1992, 2008) nous a permis de saisir sa construction dans un champ particulier, ancré dans l’histoire de la société dans lequel elle se trouve, et dans un espace politique, administratif et social propre. En effet, notre proximité avec le monde des journalistes, à la fois constitutive et équivoque, nous a autorisée, dès l’origine de ce travail, à apporter des informations en provenance du terrain. En parallèle, la perspective généalogique a fait tomber rapidement certaines de nos croyances issues de notre parcours professionnel et a orienté la recherche vers une approche générale. La compréhension des localiers dans une perspective généalogique s’inscrit dans ce cadre : appréhender notre objet de façon scientifique, en partant de ses origines mais aussi à partir des savoirs acquis sur le terrain (Lamont, Swidler, 2014).
Cégolène Frisque et Christine Leteinturier décrivent précisément l’objectif de cette perspective généalogique : » l’analyse historique révèle souvent que ce qui apparaît, à un moment donné, comme un changement d’envergure, peut en fait être relié à des facteurs à l’œuvre depuis très longtemps » (2015, p 204). En effet, lors de discussions avec des journalistes ou en établissant une veille sur les activités journalistiques en cours, les discours sur » la crise » et sur l’évolution perpétuelle des pratiques liées au web peuvent être attractifs. En mettant en place une démarche généalogique, nous pouvons mesurer ces discours et ces phénomènes au regard de la progression globale historique. Concevoir d’où proviennent les journalistes de presse locale semble être une des phases importantes dans la construction d’une réflexion sur l’identité professionnelle et les pratiques des localiers pour éviter de tomber dans un présentéisme admiratif. Prendre du recul permet en effet de repositionner les processus globaux et de jauger les pratiques d’aujourd’hui comme étant les héritières de celles d’hier.
De plus, l’approche généalogique nous a notamment aidée à établir les origines de certaines caractéristiques propres du journaliste de presse locale et de construire une base pour saisir les changements et les permanences. Apporter une perspective généalogique permet également de voir dans quelle mesure les historiens différencient la presse locale dans la globalité du genre » presse « . En effet, lorsqu’on étudie un objet difficile à qualifier tel que le journaliste de presse locale, il apparaît primordial de remonter les origines et le développement identitaire pour prendre conscience de son positionnement dans le groupe général des journalistes français. Cette approche généalogique nous a également servi de point de départ pour percevoir comment les localiers se différenciaient dans cette globalité et quelles étaient leurs singularités, nous permettant ainsi de le constituer en objet d’étude. Finalement, cette volonté de connaissance de la construction de l’identité professionnelle et des pratiques du localier dès ses origines recoupe les propos d’Erik Neveu :
» Et ce n’est qu’au prix d’investigations sur l’histoire du journalisme, la morphologie de la profession, les routines quotidiennes du travail journalistique qu’il peut être possible d’aborder des questions tenues pour plus essentielles sur les « pouvoirs » de la profession, son rôle politique, son devenir » (2001).
En effet, faire le constat des pratiques ne semblait pas suffisant pour saisir les enjeux actuels. Pour compléter la compréhension de la construction historique de la presse locale sur son territoire, nous avons comparé la cohérence territoriale des titres des Affiches et Feuilles locales des XVIIe et XVIIIe siècles avec le découpage administratif des Généralités (équivalents des départements à cette époque). Cette étude, basée sur l’édition électronique revue, corrigée et augmentée du Dictionnaire des journaux (1600 – 1789) sous la direction de Jean Sgar, a notamment permis de montrer la relative cohérence entre frontières administratives politiques et éditoriales dès les origines de la construction de la presse locale. Le chercheur a recensé 1267 titres de presse entre 1600 et 1789, publiés en France. Nous avons réutilisé 60 références, considérées de presse locale, sélectionnées car elles portaient explicitement le nom d’une province ou d’une généralité dans leur titre.
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Table des matières
Introduction
PARTIE I : Qu’est-ce qu’un localier ?
Introduction Partie I
Chapitre 1 – Étudier les localiers dans une perspective communicationnelle
Chapitre 2 – Combiner les méthodes de recherche
Chapitre 3 – Perspectives généalogique et socio-économique de la presse locale
Chapitre 4 – Analyse sociologique de l’identité professionnelle des journalistes de presse locale
Chapitre 5 – Les territoires de la presse locale
Conclusion partie I – Saisir la construction identitaire des journalistes localiers
PARTIE II Mutations économiques, dématérialisation de l’information locale et identité professionnelle des localiers
Introduction Partie II
Chapitre 6 – L’intégration des contraintes économiques du groupe multimédia
Chapitre 7 – La proximité avec le lecteur au cœur de la reconfiguration de l’identité professionnelle du localier
Chapitre 8 – Reconstruction du rapport au territoire via l’information-service et la donnée
Chapitre 9 – Le journalisme de solutions comme symptôme des mutations
Conclusion partie II – Les localiers vers un journalisme de service
Conclusion
Bibliographie