Place des décès dans la vie professionnelle des médecins traitants
La définition de fin de vie n’est pas explicitée dans la littérature, en pratique nous la considérons en Europe, comme les 35 derniers jours conduisant au décès du patient, « dans un déclin clinique et fonctionnel(10). » La mort est définie comme la cessation totale et définitive des fonctions organiques et tissulaires animant l’organisme(11). Elle représente le début du processus du deuil, pour la famille mais également pour le médecin accompagnant le patient et son entourage. La gestion des fins de vie et la mort sont souvent redoutées par le médecin généraliste mais aussi par la famille, ce qui conduit aujourd’hui au fait que la majorité des décès (57 %) surviennent en milieu hospitalier alors que la majorité des patients souhaiteraient une fin de vie à domicile (85 %)(12) . En pratique, seuls 25 à 37 % des patients décèdent à domicile selon leur âge(12). Du fait du changement démographique avec le vieillissement de la population, en 2040, la part de la population âgée de plus de 80 ans en France atteindra 7 millions contre 3,0 millions en 2007(13). Le médecin généraliste voit ainsi sa patientèle vieillir et la gestion des fins de vie y est directement proportionnelle. Celle-ci va donc prendre une place de plus en plus importante au sein de son activité professionnelle. Le rapport des médecins à la fin de vie et, par extension, au décès de leur patient, a été redéfini avec l’adoption de la loi Leonetti-Claeys le 02 Février 2016(14) , bien qu’elle soit encore peu connue(15) . Celle-ci implique des changements majeurs :
– Renforcement des directives anticipées : avec la création d’un modèle unique fixé par décret en Conseil d’État(16) , révisable et révocable à tout moment et sans délai de validité et, s’imposant à tout médecin, hors cas d’urgence. Celles-ci doivent être portées à la connaissance de la famille et de la personne de confiance, et être inscrite clairement dans le dossier médical du patient.
– Les actes de prévention, d’investigation ou de traitements et de soins ne doivent pas, en l’état des connaissances médicales, lui faire courir de risques disproportionnés par rapport au bénéfice escompté.
– Lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou lorsqu’ils n’ont d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris, conformément à la volonté du patient et, si ce dernier est hors d’état d’exprimer sa volonté, à l’issue d’une procédure collégiale définie par voie réglementaire.
– Le renforcement du principe du double effet, correspondant à la mise en place de l’ensemble des traitements analgésiques et sédatifs pour répondre à la souffrance réfractaire du malade en phase avancée ou terminale, même s’ils peuvent avoir comme effet d’abréger la vie.
– L’introduction d’un cadre législatif sur la sédation profonde : en cas d’affection grave et incurable avec pronostic vital engagé à court terme, à la demande du patient ou au titre du refus de l’obstination déraisonnable (si celui-ci ne peut exprimer sa volonté), après décision collégiale, il est autorisé une analgésie et arrêt de l’ensemble des traitements de maintien en vie.
Cette nouvelle réglementation s’applique également au médecin traitant, intervenant au chevet du patient à domicile, assurant la qualité de vie et la sauvegarde de la dignité. Celuici est donc directement impacté par ces nouvelles dispositions dans son approche thérapeutique active des soins palliatifs. Mais bien souvent, le médecin traitant ne fait pas qu’accompagner le patient : il accompagne et prend également en charge sa famille et son entourage, avec une approche différente car uniquement psychologique. Cet aspect est bien souvent méconnu, voire négligé, des étudiants, qui privilégient l’approche purement médicale. Le médecin s’expose ainsi à se retrouver en difficulté dans la gestion des émotions qu’il peut ressentir face à ces situations.
Relationnel avec la famille du défunt
Il était difficile de détacher un rôle concret de la famille tant les situations sont singulières, avec parfois des divergences au sein d’une même famille. Plusieurs réactions étaient constatées par les médecins au fil de leurs expériences. Certaines familles se montrent conciliantes et facilitantes, dans un processus actif de soins, impliquant le médecin généraliste, mais d’autres sont parfois plus revendicatrices ou avec une mise à l’écart du médecin après le décès du patient : « Certains patients s’écartent du médecin de famille ou du médecin traitant du fait qu’il ait accompagné le décès de l’un de leurs proches. » E1 « Dans les familles après il y a de tout : ceux qui se détournent de toi parce que tu représentes trop de mauvais souvenirs, tu as ceux qui nouent avec toi une relation de reconnaissance ou de fusion parfois un peu encombrante, parfois presque déplacée, tu as de tout. Tout est particulier. » E2 « Les accompagnants continuent de venir me consulter. […] Mais une fois que le décès arrive, cela m’est arrivé des fois, je n’ai plus du tout de nouvelles. » E5 « Une chose aussi qui est parfois curieuse et pas facile à accepter, c’est que du coup la famille change de médecin. » E7 Lorsque l’un des membres de la famille consulte, il peut également faire revivre le deuil du patient à son médecin : « J’ai l’image d’un petit gamin décédé d’un lymphome il y a plusieurs années, et je vois toujours la mère et le père ou la petite sœur, et forcément je revois parfaitement toute la situation. » E4 La famille peut aussi se montrer exigeante envers le médecin : « Ce sont eux qui « nous collent la pression. » […] de ne pas faire ce que la famille attend, cela, ça colle une forte pression quand même. […] Leur ressenti à eux, va directement impacter sur notre façon d’être, va nous tracasser. » E5 « C’est plus la famille moi qui m’angoisse. » E10 Afin d’apaiser et de prévenir les tensions avec les familles, il faut travailler sur la communication et la préparation au décès. Ne pas rester sur de fausses impressions ou sur des questions sans réponses. Le rôle du médecin est indispensable dans l’accompagnement des familles, ce qui majore cette contrainte chronophage : « Je m’entends faire de la réassurance à des familles, parce qu’on a travaillé en amont de la mort avec eux. » E2 « Je sais que quelqu’un de 95 ans… il se doute bien qu’il est plus près de la sortie que du début… et donc on en parle en consultation comme ça… J’essaie aussi de l’aborder sur une annonce de cancer, c’est un sujet qu’on essaie de préparer à l’avance… » E3 « La famille du malade en général, c’est un partage, pour moi c’est un soutien pour le médecin. » E4 « Les gens ont pas l’air d’imaginer que nous aussi on est dans le deuil, effectivement, que l’on pourrait en parler ensemble quoi. » E7 « Oui c’est un poids à gérer parce qu’on les voit beaucoup plus souvent, ils viennent comme ça en urgence… […] on est pas là juste pour soigner la personne malade. » E8 « L’expérience fait que l’on arrive beaucoup mieux à gérer l’accompagnement de la famille quoi. » E9 « En allant au domicile pour constater le décès, le plus difficile est de prendre en charge la famille. […] Tu ne sais pas trop comment réagir, ils vont être tous en pleurs, tu es un peu gêné par rapport à ça. » E10
Intérêt du sujet
La souffrance du personnel soignant, plurifactorielle, est maintenant un fait établi. La médiatisation est grandissante et l’actualité souvent tragique. En atteste le nombre grandissant de suicides chez les internes ou chefs de clinique souvent, mais aussi parfois chez des praticiens hospitaliers expérimentés. La majorité des études publiées ne concernent que le burn-out ou la surcharge de travail des médecins hospitaliers, délaissant les médecins libéraux et par conséquent les médecins généralistes. Dans ce travail, nous avons volontairement choisi de nous intéresser plus spécifiquement au deuil chez les médecins généralistes de Seine-Maritime et de l’Eure. Cette voie, peu explorée, nous permet de mesurer plus précisément, l’impact du décès de patients sur la souffrance psychologique globale exprimée par de nombreux praticiens de médecine générale. Il s’agit d’un thème d’actualité, se recoupant avec le burn-out (qui peut être entrainé indirectement par le deuil), et dont les premières études nationales et internationales commencent à être publiées(29,30,33). Mais dans les études actuelles, peu d’entre elles s’intéressent à l’impact du décès d’un patient sur son médecin généraliste. Notamment la mort de patients accompagnés de longue date, créant ainsi une relation humaine unique et propre à chaque patient.
Nouvelles données depuis 2017
Durant toute la rédaction de ce travail, la prise de conscience nationale n’a cessé de croitre, en témoignent les différentes campagnes de communication dans les revues médicales ou auprès des syndicats de jeunes médecins, voire même sur les réseaux sociaux (Groupe Facebook « SOS Médecine Rouen » créé fin 2017). À ce jour, les associations de soutien deviennent opérationnelles et efficaces. C’est le cas des associations nationales SPS et MOTS ou locales comme l’Union Régionale des Médecins Libéraux (URML) de Normandie et IMHOTEP. IMHOTEP a été redynamisée en 2017 par le Dr Bourdon avec l’appui de la médecine du travail du Centre Hospitalo-Universitaire (CHU) de Rouen ainsi qu’un réseau de médecins généralistes ayant validé le DIU (Diplôme Inter-Universitaire) « Soigner les soignants. » Ils sont disséminés sur l’ensemble du territoire Normand. Ces associations souffrent encore d’un manque de visibilité auprès des médecins. Ils ne s’y intéressent probablement pas lorsqu’ils estiment qu’ils « vont bien », et donc ne s’orientent pas vers elles lorsque le besoin s’en fait un jour sentir. Nous avons établi le fait que les jeunes médecins pouvaient être plus facilement touchés que leurs aînés. Une étude complémentaire serait intéressante pour étudier à grande échelle, de façon quantitative et prospective, les facteurs entrainant un deuil difficile pour le médecin et les façons de le gérer : type de patient, cause du décès, entourage du patient, caractéristiques du médecin, mécanismes de défense mis en place, entre autres critères.
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Table des matières
1. INTRODUCTION
1.1 État des lieux
1.1.1 La situation de la médecine générale en Seine-Maritime et dans l’Eure
1.1.2 Place des décès dans la vie professionnelle des médecins traitants
1.1.3 Santé mentale des médecins en France
1.1.4 Les solutions en place en 2017
2. MATÉRIEL ET MÉTHODE
2.1 Choix de l’étude qualitative
2.2 Choix de la population étudiée
2.3 Choix du questionnaire
2.4 Méthode de recueil des données
2.5 Méthode d’analyse des entretiens
3. RÉSULTATS
3.1 Présentation des médecins généralistes interviewés
3.2 Présentation des entretiens
3.3 Analyse thématique horizontale des entretiens
3.3.1 Le ressenti face à la mort
3.3.1.1 L’absence d’impact
3.3.1.2 L’impact sur la vie professionnelle
3.3.1.2.1 Des patients singuliers
3.3.1.2.2 Une exigence et remise en question du médecin
3.3.1.2.3 Relationnel avec la famille du défunt
3.3.1.2.4 Résignation, regrets et fatalité face à la mort
3.3.1.2.5 Sentiment positif du devoir accompli
3.3.1.3 L’impact sur la vie privée
3.3.1.3.1 Sur le plan psycho-somatique personnel
3.3.1.3.1.1 Fréquence des décès
3.3.1.3.1.2 Caractéristiques des décès
3.3.1.3.1.3 Identification et transfert
3.3.1.3.1.4 Le soulagement
3.3.1.3.2 Sur le plan familial
3.3.1.4 L’impact sociologique
3.3.1.5 L’impact selon les dimensions culturelles, religieuses et spirituelles
3.3.2 Demander de l’aide
3.3.2.1 Freins et limites
3.3.2.2 Prise de conscience et libération de la parole
3.3.2.3 Solutions existantes et attentes des médecins généralistes
3.3.2.3.1 Intérêt pour les associations de soutien
3.3.2.3.2 Prise de contact avec les associations de soutien
3.3.2.4 Prévention
3.3.3 Lien avec le burn-out
3.3.3.1 Expériences personnelles
3.3.3.2 Fin de vie et burn-out
4. DISCUSSION
4.1 Intérêt du sujet
4.2 Résultats
4.2.1 Résultats de notre étude
4.2.2 Comparaison à la littérature
4.3 Prospectives
4.3.1 Nouvelles données depuis 2017
4.3.2 Prévention des risques psycho-sociaux liés au deuil
4.3.3 Lutte contre l’auto-dévalorisation et l’automédication
4.3.4 Lutte contre le désinvestissement
4.3.5 Apprendre à gérer la famille du défunt
4.3.6 Attentes concernant les associations
4.4 Méthodologie
5. CONCLUSION
6. BIBLIOGRAPHIE
7. RÉSUMÉ
8. ANNEXES
8.1 Questionnaire
8.2 Verbatims
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