Les forums : des environnements discursifs singuliers
Ce développement des technologies de l’information et de la communication auquel nos sociétés ont assisté ces dernières années n’est pas sans conséquences. De nombreuses dimensions de la vie humaine et des organisations sociales se trouvent réadaptées, repensées dans de nouveaux modèles. Le phénomène touche notamment des domaines économiques et sociaux et influence directement la vie quotidienne des personnes. Parmi les multiples formes que peuvent prendre l’échange et la gestion de l’information au sein d’un réseau technologique comme l’Internet, ce travail se penche sur un dispositif en particulier : les forums. Ceux-ci se différencient d’autres types de communication par le caractère asynchrone des écrits publiés, ainsi que par un mode d’accès bien souvent public (Beaudoin et Velkovska, 1999). « Le forum est un espace public de discussion par écrit doté de mémoire (…) » (Beaudoin & Velkovska, 1999, p.254). Des publications y sont mises en ligne par des usagers et visibles par un ensemble d’autres internautes dans un certain laps de temps.
C’est la conception informatique du dispositif qui calibre en premier lieu les modalités de base de l’échange : les possibilités techniques d’écriture, l’accessibilité de l’espace à tel ou tel utilisateur, l’agencement des messages, la datation ou non de ces derniers, les leviers de modération, etc. Cette base technique influence probablement en partie les comportements des usagers. Mais, si le dispositif préexiste aux discussions, c’est surtout la manière dont les usagers vont habiter l’espace de dialogue qui va en créer la vie et l’animation sociale. Comme dans tout autre espace social d’interactions les types de participation sont variés. Les usagers endossent différents rôles et s’attribuent différents statuts à l’intérieur du forum, selon qu’ils questionnent, réagissent, soient spectateurs ou perturbateurs, etc. (Himelboim, Gleave & Smith, 2009, p. 774-776). En d’autres termes nous pouvons dire que « (…) l’espace technique fait l’objet d’une élaboration sociale et est transformé en un espace vécu » (Beaudoin & Velkovska, 1999, p.128). Cette compréhension de l’élaboration d’un forum nous permet d’envisager ces espaces, selon l’approche de Beaudoin et Velkovska (1999), comme des cadres de participation au sens goffmanien. Dans la théorie de Goffman le cadre de participation consiste en un espace commun aux participants à proximité d’une action quelle que soit leur position, et en la codification normative de ces positions (Widmer, 1992). Précisons que cette théorie était pensée pour des espaces mettant en présence réelle les acteurs.
Avec les forums Internet nous nous retrouvons dans une autre forme de communication se déployant dans une dimension spatiotemporelle différente, asynchrone et utilisant l’écriture comme medium entre les participants. Cependant le postulat peut être proposé que la séparation traditionnellement admise entre interaction directe et interaction virtuelle n’ait plus lieu d’être et que l’analyse des forums Internet selon le cadre de participation de Goffman permette de repenser l’idée de coprésence avec d’autres critères, ceux de la médiation des internautes en comparaison aux interactions en face-à-face. De par leur fonctionnement et leur construction technique les forums offrent très peu de balises et de repères sociaux pour permettre aux acteurs de se situer avant de s’engager dans la discussion. La dimension sociale du forum est construite. Des normes et des rôles s’y définissent à la manière dont les acteurs d’un cadre de participation se définissent dans et par leurs positions et actions. Les utilisateurs des forums utilisent différents moyens pour construire une vie sociale dans cet environnement discursif singulier, formant des communautés online, décrites dans la prochaine section.
Nous pouvons dire que la régulation des forums se fait de deux manières distinctes. Premièrement les gestionnaires des forums peuvent proposer une charte d’utilisation ou encore la présence de modérateurs qui sont des moyens d’endiguer les dérapages au sein des forums. Mais ces méthodes ont leurs limites, tant humaines que techniques, dans le cadrage qu’elles peuvent offrir aux usagers des forums. De plus nous pouvons être tentés d’interroger les critères qualitatifs de régulations des contenus par des modérateurs plus ou moins rigides (Matuszak, 2007, p.124). Vient ensuite une autre forme de régulation par les acteurs du forum eux-mêmes, qui, dans la participation aux discussions, créent des conventions de dialogue, définissent des codes et des formes d’échanges reconnus et sanctionnés socialement (Matuszak, 2007).
Des communautés du web
Les technologies de la communication et de l’information grandissent et occupent une place toujours plus importante dans le quotidien de leurs utilisateurs. Avec des moyens d’information et de circulation de contenus tels que les forums ou les wikis, Internet ouvre une nouvelle ère dans l’holoptisme reliant les humains par l’ajout de dimensions aux espaces de communication (Laniau, 2009, p.85). Les collectivités investissent ces lieux d’échanges et les habitent en y construisant l’aspect social. On parle actuellement de communautés du web (online communities) qui, de par les spécificités de leurs environnements virtuels d’échange, développent des leviers de socialisation propres à cet univers. La définition la plus souvent reprise dans les recherches sur le sujet vient de Preece (2000) et désigne un groupe de gens partageant un intérêt commun et échangeant des propos, régulés par différents leviers, qui utilisent des systèmes informatiques pour faciliter leurs interactions sociales. Les rôles peuvent être différents au sein d’une communauté online et l’implication de chacun se trouve être, en règle générale, très inégale.
En effet des études démontrent que beaucoup de sites communautaires, visant le partage de médias ou d’informations, ne sont alimentés que par un très petit nombre d’utilisateurs qui produisent les contenus mis en ligne, alors que la grande majorité des internautes n’en sont que consommateurs (Ling & al, 2005). Ces espaces virtuels communautaires ont besoin de la participation active des usagers pour exister. Faute de l’implication d’internautes ceux-ci restent vides. Beaucoup de sites nouvellement créés souffrent du phénomène dit cold start, alors que ceux-ci ne comptent pas d’utilisateurs et donc pas de contenu (Malinen, 2015, p.234). Tout l’enjeu pour les designers et administrateurs de sites communautaires se trouve donc dans la nécessité de créer de la participation. Celle-ci s’explique par différents facteurs (motivationnels, personnalité ou valeurs des usagers, possibilités technologiques du forums, etc. ) (Malinen, 2015). Ces nouvelles entités sociales, que sont les communautés online, sont l’objet de champs d’études récents pour les sciences sociales.
Celles-ci s’intéressent notamment aux productions et aux contenus publiés et véhiculés via ces réseaux. On parle d’user-generated content (UCG) (Sungwook, Do-Hyung & Han, 2014) ou d’online content creation (OCC) (Brake, 2014) pour qualifier ces pratiques. Des phénomènes étudiés par la psychologie sociale comme le social loafing (des gens qui, en ligne, effectuent moins d’effort sur une tâche collective que sur une même tâche individuelle), peuvent permettre de comprendre les mécanismes sociaux qui permettent à une communauté online de se développer ou au contraire qui en entrave l’expansion. Pour certains auteurs, avec cette perspective les sciences sociales peuvent contribuer au design d’interface et d’espaces virtuels permettant une collaboration accrue au sein de la communauté (Ling & al., 2005). L’intégration d’un individu à une communauté online se fait selon un cycle particulier et des étapes d’engagement dans le forum (Sungwook, Do-Hyung & Han, 2014, p.345). A ce titre le rôle des feedbacks et de l’évaluation qualitative des contenus par les membres plus anciens de la communauté se révèle d’une importance toute particulière dans la socialisation des nouveaux venus sur le forum.
Les espaces de la politique sur Internet
La pratique de la délibération politique quotidienne et citoyenne trouve son espace d’expression dans cet environnement appelée la sphère publique. En tant que lieu de dialogue et d’échange d’idées cet espace conceptuel est un idéal analysé et critiqué par différents travaux (Warnick & Heineman, 2012, p.2-9). Dans la perspective de ce travail il est intéressant de comprendre de quelle manière cet espace s’est transformé avec l’apparition du world wide web. La technologie numérique opère un passage vers une nouvelle gestion de l’information, de la communication et des outils d’échanges développant considérablement les possibilités des individus, à la fois en tant qu’émetteurs et consommateurs de données. L’évolution grandissante d’Internet, distordant la sphère publique telle que nous la concevions, entraîne l’implosion des frontières traditionnelles et l’effacement progressif de la ligne rouge entre vie privée et publique. Les symptômes en sont visibles. Se développent à divers endroits du monde, comme les remous perceptibles d’un univers parallèle, des mouvements sociaux ayant des répercussions offline d’envergure. L’implication citoyenne et les modalités de communication qui les accompagnent se trouvent donc elles aussi soumises à une mutation (Warnick & Heidelmann, 2012).
Dans cet univers l’échange et la gestion de l’information entrent désormais dans une nouvelle dimension. On nomme celle-ci couramment le web 2.0, pour spécifier une simplicité d’utilisation des outils techniques et d’appropriation de contenus de par l’interactivité des réseaux. Cette possibilité de produire, de diffuser et de réagir à de l’information si rapidement est une rupture importante développée avec l’avènement du web par rapport au système de diffusion 1.0 que sont les journaux, la télévision et les sites Internet d’informations rattachés aux médias traditionnels. La dichotomie ne peut cependant pas être arrêtée aussi clairement entre les différentes sources d’information (Ceron, 2015, p.490). Le web se voit alors devenir un monde étendu et complexe, dans lequel grandissent ensemble et se mêlent différentes sources d’information, allant des bulletins d’information traditionnels rattachés à des médias « grand public », aux blogs et réseaux sociaux de groupes minoritaires. Face aux nombreuses possibilités offertes par le web, comme outil de transmission et d’échange, on peut être tenté de polariser les réflexions de manière extrême, à savoir de faire d’Internet un lieu d’émancipation favorisée par une liberté d’expression totale ou, à l’opposé, un outil de contrôle grâce auquel les états et les entreprises peuvent accumuler avec facilité des données personnelles sur les citoyens. A ce sujet plusieurs scénarios quant à la solubilité de la démocratie dans l’Internet ont été réalisés (Barber, 1999). Au-delà de ces considérations, il s’agit pour ce travail de saisir le monde du web comme un environnement complexe et varié et de comprendre en quoi cette diversité des sources d’information peut changer le rapport de l’humain à l’information.
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Table des matières
1. Introduction
Problématique
Question de recherche
2. Cadre théorique
Internet et l’espace public
Les forums : des environnements discursifs singuliers
Des communautés du web
Les espaces de la politique sur internet
La rhétorique dans le World Wide Web
Psychologie et rhétorique
La rhétorique à l’heure des nouvelles technologies
Quelles ressources pour créer une rhétorique sur les forums internet
Ressources techniques
Ressources socio-culturelles
– La mémoire collective
Ressources cognitives
– La catégorisation sociale
– L’identité
3. Méthodologie
Récolte et organisation des données
Description des forums explorés
Outils d’analyse
– Typologie des ressources
– Méthode d’analyse dialogique des dynamiques
4. Analyse
Pièce n°1 – L’Equipe
Pièce n°2 – YouTube
Pièce n°3 – YouTube
Pièce n°4 – Le Point
Pièce n°5 – Le Monde
Synthèse des analyses – un phénomène de globalisation
5. Discussion
L’utilisation de l’identité dans la construction rhétorique
– Les avatars
– La mise en accusation
Quelles influences de l’environnement technologique
Le travail social face à l’engagement sur internet
6. Conclusion
Bibliographie
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