Quel modèle pour développer le langage et en particulier celui des petits parleurs ?
Les enjeux du développement du langage en maternelle
L’enfant qui arrive à l’école maternelle, même s’il ne parle pas encore de manière intelligible, baigne dans une langue depuis sa naissance.
Langue et langage
La langue est une convention adoptée par une communauté humaine pour communiquer oralement et en général aussi par écrit. Elle est régie par un système souvent complexe de régularités et de variations que l’on peut décrire et dont les locuteurs natifs ont une connaissance intuitive, avant même tout apprentissage explicite. Une langue est une construction humaine qui évolue dans le temps et s’enrichit de croisements et d’emprunts. Par sa structure, la langue organise le monde et incite à le percevoir d’une certaine façon. Pour s’en convaincre, on pourra citer l’exemple donné dans les Ressources d’apprentissage Eduscol sur le langage à l’école maternelle , à savoir celui de la désignation de l’animal et de la viande en français et en anglais : « là où le français utilise le même mot (« mouton » ou « veau») pour désigner l’animal et la viande que l’on achète chez le boucher, l’anglais distingue les deux réalités en utilisant des mots différents (mutton/sheep ; calf/ veal)». Cette différence entre les deux langues est révélatrice d’une approche radicalement différente de l’alimentation en viande et du rapport aux animaux. Enfin, il existe dans chaque langue plusieurs registres et modalités d’expression, selon la situation, les interlocuteurs, le but visé, le moyen de communication (face à face, téléphone, courrier…). La langue est donc un objet social et culturel complexe .
Le langage est le résultat de l’activité d’une personne qui s’exprime au moyen d’une langue. L’activité langagière sollicite le cerveau du locuteur et mobilise son esprit, sa pensée, son intelligence et ses représentations mentales pour produire un énoncé, un produit langagier. Le langage a une fonction sociale (puisqu’il permet -quand il ne reste pas intérieur, mais est extériorisé- d’échanger avec d’autres individus de la communauté linguistique), affective (lorsqu’il est le support de l’expression des sentiments et émotions) et cognitive (car il permet les représentations).
A l’école, le langage correspond à des activités de réception/compréhension (lorsqu’on écoute, lorsqu’on lit) et à des activités de production (lorsqu’on parle, lorsqu’on écrit). Dans le cas particulier de la production orale, qui est celle qui nous intéresse ici, on distingue la production individuelle et la production en interaction, qui suppose la réception/compréhension de ce qui est dit par d’autres pour pouvoir produire une contribution/réponse cohérente. Il s’agit donc d’activités complexes. Et ce qu’il est essentiel de souligner, c’est que le langage et la langue de l’école diffèrent de ceux de la vie courante, qui sont ceux que l’enfant fréquente avant son entrée à l’école. Dès qu’il est scolarisé, l’enfant doit donc apprendre la langue de l’école et apprendre à pratiquer le langage à l’école, qui est une manière de parler toute particulière et nouvelle pour tous les jeunes élèves.
La réduction des différences de niveau de maîtrise du langage entre les élèves à l’école maternelle
Qu’ils les nomment « différences interindividuelles » comme A. Florin ou les qualifient d’« écarts considérables » comme P. Boisseau, tous les chercheurs du domaine s’accordent à constater une grande hétérogénéité des compétences en langage à l’école maternelle. La nature des différences est diverse : elles peuvent porter sur les compétences langagières (c’est-à-dire les aspects fonctionnels de la communication) ou de compétences linguistiques (le lexique, la syntaxe…), selon les termes employés par P. Péroz .
En entrant à l’école maternelle, l’enfant se trouve immergé dans un nouvel univers : le cadre est différent de celui de la maison, l’enfant est noyé au milieu d’un groupe de 25 autres enfants, les adultes référents ne sont plus les parents mais des enseignants et la langue n’est plus celle de la famille mais celle de l’école.
Comme l’explique L. Lentin dès 1972, « L’enfant va être plus ou moins étonné ou dérouté, suivant la plus ou moins grande similitude du langage de l’institutrice avec le langage auquel il est habitué dans le milieu où il vit ». Ce constat l’amène à différencier l’enfant « de milieu favorisé » de l’enfant « de milieu défavorisé » et à faire état des différences marquées entre la qualité des énoncés produits par les uns et par les autres à l’école maternelle. On notera qu’A. Florin préfère parler de « milieux socio-culturellement favorisé » et P. Péroz de « milieu lettré », pour désigner les « milieux dans lesquels l’écrit est un outil ordinaire de communication et de culture, ce qui implique un rapport à la langue orale très construit dont profitent leurs membres qui se trouvent en milieu scolaire ». Ce déterminisme social, qui n’exclut pas d’autres facteurs plus individuels, explique une part importante des différences de niveau de maîtrise du langage à l’entrée à l’école. Mais que se passe-t-il ensuite? « Les différences sociales deviennent rapidement des inégalités scolaires difficiles à surmonter dans le cadre ordinaire du langage à l’école maternelle ». Les conséquences à terme de ce genre de fonctionnement sont loin d’être négligeables. Les comportements langagiers ont une place importante dans la dynamique du fonctionnement psychologique des enfants et dans leur devenir scolaire. En effet, il s’avère que, dès la petite section, les enfants qui restent souvent à l’écart de la conversation scolaire tendent à rester dans cette position les années suivantes. Et comme l’a montré A. Florin, les comportements de participation verbale en classe constituent, en association avec un petit nombre d’autres comportements, « des prédicteurs de la réussite et des difficultés scolaires » à l’école élémentaire et au-delà.
La France est depuis longtemps pointée du doigt pour son incapacité à réduire ces inégalités sociales à et par l’école, comme le montrent les rapports du Program for International Student Assessment (PISA) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) depuis 2006 : « les résultats scolaires en France sont parmi les plus inégaux et surtout parmi ceux qui sont les plus corrélés à l’origine socioculturelle des élèves » . Depuis lors, réduire les inégalités scolaires est un objectif majeur pour le pays. Récemment, le dédoublement des classes de CP et CE1 et REP+ et en REP a été décidé dans cette optique. Et pour intervenir aussi en amont, développer un cadre permettant à tous les élèves d’acquérir des compétences langagières suffisantes est un enjeu majeur, comme le rappellent les programmes du cycle 1 : « Le domaine “ Mobiliser le langage dans toutes ses dimensions ” réaffirme la place primordiale du langage à l’école maternelle comme condition essentielle de la réussite de toutes et de tous » .
Définition du « petit parleur »
Puisqu’il est urgent de développer le langage chez tous et de réduire les inégalités à ce niveau, il est pertinent de chercher à identifier et mieux connaître les élèves en difficulté. Pour se faire, on classera donc logiquement les élèves en « petits parleurs», « moyens parleurs » et « grands parleurs », suivant cette typologie déjà largement partagée.
Définition d’un petit parleur
L’expression « petit parleur » est utilisée par la plupart des enseignants notamment en cycle 1 pour désigner les élèves qui ne font pas (ou peu) « entendre le son de leur voix dans le milieu scolaire » . L’expression est apparue dès 1985 dans les travaux d’A. Florin. Celle-ci a établi que « La répartition des prises de parole est très inégalitaire : 39% des tout-petits, 37% des petits, 29% des moyens et encore 31% des grands ne participent guère, voire jamais, à la conversation scolaire » . Et ces élèves absents des échanges sont hélas les mêmes d’une séance à l’autre, d’une année à l’autre, ce qui contribue largement aux différences interindividuelles marquées entre les élèves.
Le petit parleur n’a pas nécessairement de difficulté de langage
Spontanément, on imagine que si un élève ne prend pas la parole lors des séances de langage oral, c’est soit qu’il ne sait pas parler (ou pas suffisamment), soit qu’il n’a pas compris le sujet dont on parle, c’est-à-dire, très souvent, dans les situations de langage en classe, l’histoire qu’on a lue. C’est d’ailleurs l’hypothèse qu’avait formulée A. Florin en soulevant la question suivante : « Les différences de niveau de participation verbale à la conversation scolaire habituelle peuvent-elles être expliquées par des différences de niveau langagier ? ». Pour y répondre, elle a fait passer quatre tests à des petits, moyens et grands parleurs : un test de vocabulaire, un test d’information, c’est-àdire d’acquisition de connaissances générales (WPPSI), une épreuve de compréhension de phrases (vraies ou fausses) et une épreuve de production (en l’absence de référent). Cette expérience lui a permis de répondre par la négative à son hypothèse : les petits parleurs ne sont donc pas systématiquement moins armés au niveau langagier, sauf en ce qui concerne le vocabulaire, que les grands parleurs ont plus développé que les moyens et petits parleurs, toujours d’après l’analyse des résultats d’A. Florin.
Deux questions se posent alors :
• Peut-on catégoriser comme « petits parleurs » les élèves qui ne s’expriment pas (ou peu) dans le cadre des séances de langage dans la classe, mais qui s’exprimeraient peut-être beaucoup et très bien dans un autre contexte ?
Les différents « modèles d’intervention » en langage oral à la maternelle
De nombreux travaux de recherche portant sur le développement du langage en maternelle ont été menés et ont abouti à l’élaboration de préconisations à destination des enseignants du cycle 1. Celles qui ont le plus d’impact prennent la forme de modèles opérationnels directement implémentables sur le terrain. C’est ce que Loïc Pulido, Professeur au département des sciences de l’éducation à l’université du Québec, appelle des « modèles d’intervention » : « La notion de modèle d’intervention renvoie à un ensemble de principes ou d’actions permettant de répondre à une problématique professionnelle. Elle est couramment utilisée dans le champ de la psychologie et dans celui des sciences sociales, plus rarement en sciences de l’éducation. » . Les différents modèles proposés par les auteurs d’ouvrages sur la pédagogie du langage diffèrent soit par leurs fondements théoriques, soit par la dimension du langage sur laquelle ils portent , soit par l’existence -ou non- d’une évaluation explicite et systématique de leur effet sur les apprentissages des élèves. Je présenterai ci-après les modèles d’interventions en langage oral à la maternelle qui m’ont semblé les plus structurants.
Le modèle « linguistique » de L. Lentin
L. Lentin est une chercheuse en linguistique qui s’est penchée dès les années 1970 sur les processus d’acquisition du langage chez les enfants. Elle a notamment cherché à expliquer les différences de compétences en langage entre des enfants d’un même âge. Pour ce faire, elle a analysé le lexique et la syntaxe utilisés par des enfants, au cours d’échanges entre un adulte et un enfant. Elle en a déduit que le discours de l’adulte permettait à l’enfant de s’approprier de nouveaux éléments de langage entendus auparavant. Conformément aux modèles linguistiques dominants dans les années 70, L. Lentin affirme la priorité donnée à la syntaxe sur le vocabulaire ou l’articulation. Elle a ensuite cherché comment utiliser ce constat à l’école maternelle, pour développer le langage chez les enfants, notamment les moins avancés.
Son modèle d’intervention induit donc les préconisations suivantes :
– L’enseignant doit mettre au point un parcours d’apprentissage individuel différent pour chaque enfant
– L’enseignant doit distinguer les difficultés d’émission de langage oral des difficultés de réception/compréhension
– L’enseignant doit servir de modèle linguistique pour ses élèves, en proposant des énoncés riches, et convenablement structurés (les « schèmes syntaxiques créateurs») au cours de situations d’échange authentiques et variées .
Ces conclusions ont servi de base à la rédaction des programmes de l’école primaire de 1985 et ont profondément marqué la pédagogie du langage dans les écoles maternelles françaises, qui jusquelà pratiquaient des « moments collectifs de langage », centrés sur le vocabulaire et assez proches des historiques leçons d’élocution de l’école primaire. Certaines préconisations de L. Lentin sont aujourd’hui des références pour les enseignants, la « reformulation en écho » et la volonté de travailler en petits groupes par exemple. Mais beaucoup de ses propositions ne peuvent être mises en œuvre, car trop exigeantes : enregistrements, analyses, repérage individualisé des points à travailler, utilisation de supports spécifiques comme « Pauline et Victor », etc.
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Table des matières
INTRODUCTION
1. Quel modèle pour développer le langage et en particulier celui des petits parleurs ?
1.1. Les enjeux du développement du langage en maternelle
1.1.1. Langue et langage
1.1.2. La réduction des différences de niveau de maîtrise du langage entre les élèves à l’école maternelle
1.2. Définition du « petit parleur »
1.2.1. Définition d’un petit parleur
1.2.2. Le petit parleur n’a pas nécessairement de difficulté de langage
1.3. Les différents « modèles d’intervention » en langage oral à la maternelle
1.3.1. Le modèle « linguistique » de L. Lentin
1.3.2. Le modèle d’échanges en groupes conversationnels d’A. Florin
1.3.3. Le modèle d’échanges autour de supports adaptés de P. Boisseau
1.3.4. Le modèle polylogal de P. Péroz
1.3.5. Synthèse
1.4. Les atouts du modèle de P. Péroz
2. Mise en œuvre de la Pédagogie de l’écoute
2.1. Le dialogue pédagogique ordinaire (DPO) et ses limites
2.1.1. Les caractéristiques du dialogue pédagogique ordinaire
2.1.2. Les limites du dialogue pédagogique ordinaire
2.1.3. Les correctifs usuels … et leurs limites
2.2. La Pédagogie de l’écoute
2.2.1. Les objectifs visés en regard des objectifs institutionnels
2.2.2. L’approche pédagogique
2.2.2.1. Le dialogue pédagogique à évaluation différée
2.2.2.2. Les jetons : dispositif pédagogique de transition
2.2.3. Les choix didactiques
2.2.3.1. Le « Format de séance »
2.2.3.2. Les supports : pas d’albums !
2.2.3.3. Les « séances décrochées »
2.3. Les choix didactiques pour ma classe
2.3.1. L’évaluation initiale
2.3.2. La constitution des groupes
2.3.3. Le choix des supports narratifs
2.3.4. Le format des séances et la construction des séquences
3. Résultats et Analyse
3.1. Les résultats obtenus rapidement et facilement
3.1.1. Une participation accrue des petits parleurs… et de tous
3.1.2. Une co-construction des réponses
3.1.3. Posture : un enseignant plus exigeant
3.1.4. Posture : un enseignant plus tolérant
3.2. Analyse des difficultés liées à la mise en œuvre et des solutions apportées
3.2.1. Les difficultés liées au système de jetons
3.2.2. Les difficultés liées à l’hétérogénéité du groupe
3.2.3. Les difficultés liées à la mise en retrait de l’enseignant
3.2.4. Les difficultés liées à la gestion de l’autre demi-classe
3.3. Limites et complexités persistantes
3.3.1. La nécessité d’associer les parents
3.3.2. La transcription des séances et l’analyse quantitative
3.3.3. L’analyse qualitative des séances transcrites
3.3.4. L’organisation des « séances décrochées »
CONCLUSION
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