Les sphères réelle et financière
Le moteur de la sphère réelle
L’année 2011 célèbre l’envol de « Cygnes Noirs» aux quatre coins du globe, ces événements hautement improbables qui transforment notre vision du monde. Révolutions arabes en Méditerranée, crise des dettes souveraines en Europe et aux Etats-Unis et désastre nucléaire au Japon marquent l’avènement du risque systémique. Ce maelström se déploie partout, sur fond de contraste entre économies avancées atones et pays émergents en croissance continue. L’accélération des crises et de leur ampleur s’avère : notre dernière certitude est la diffusion généralisée de toutes les incertitudes.
Face à ces grands dérèglements et aux mouvements de foules fiévreux – révolutions, actions des « Indignés », exubérance irrationnelle des marchés – un retour aux fondamentaux s’impose partout, parfois avec brutalité : rigueur budgétaire des ménages, des entreprises et des Etats surendettés ; agilité et frugalité nouvelles des agents économiques ; versatilité incontournable des business plans, qui scelle la fin du « business as usual » au profit du « crisis as usual » ; enfin, le sacre du savant et des gouvernements technocratiques dits « de transition » sur la pure figure du politique. Il s’agit désormais de préserver et de diffuser, avec science et conscience, la croissance où qu’elle se trouve.
Nous pensons que cette croissance, bien que fragile, se concentre particulièrement dans les PME des pays émergents. En effet, les PME sont le moteur des économies dont elles constituent l’essentiel du tissu industriel ; et les pays émergents eux-mêmes sont le moteur des nations, qui affichent un taux de croissance moyen du PIB trois fois supérieur à celui des économies avancées et représentent, en 2011, 49% du PIB mondial . En outre, le FMI calcule que seul 18% du PIB des pays émergents est majoritairement issu des recettes d’exportation de combustibles, réduisant ainsi les risques d’une illusion d’optique fondée sur l’embrasement du prix des hydrocarbures .
Deux raisons principales expliquent cette redistribution des cartes au profit des pays émergents : la démographie, qui a fait naître un marché domestique aux goûts convergents avec les attentes des pays développés ; et les équilibres macroéconomiques nationaux, marqués par la faiblesse des déficits (en pourcentage du PIB) et le niveau historiquement élevé des réserves souveraines : les deux tiers des réserves mondiales sont aujourd’hui détenues par les pays émergents, soit un total de 5 700 milliards de dollars US dont 2 600 milliards pour la seule Chine . Ainsi, les pays émergents, longtemps qualifiés de « Tiers-Monde » en référence au tiers-Etat, représentent désormais un « Nouveau Monde » pour les entreprises et les gouvernements des pays développés. Or, ces pays, loin de constituer un univers de recherche homogène, soulèvent trois paradoxes. Tout d’abord, ils sont les plus nombreux du globe, mais leur décompte est variable en l’absence de liste officielle (les critères qualifiant un pays d’« émergent » étant eux mêmes sujets à discussion, voir infra). Ensuite, ces pays représentent une thèse d’investissement attrayante par leur croissance exceptionnelle ; mais leur performance boursière serait due à un effet d’aubaine sur des actions localement sous-évaluées, plutôt qu’à la croissance de leur PIB . Enfin, la croissance des pays émergents repose sur un tissu industriel constitué à 90% de PME ; or, ces PME sont particulièrement fragiles, parce que sous-capitalisées et rongées par l’économie informelle.
À travers cette vision panoramique des pays émergents mondiaux, se révèlent à la fois le potentiel et les contrastes de la Région Méditerranée – sur laquelle se focalisera notre recherche de terrain : s’y côtoient pays du G7, pays émergents et économies en transition, qui affichent le différentiel de niveau de vie le plus élevé du monde en PIB par habitant . Les PME des rives Sud et Est de la Méditerranée sont nombreuses et représentent une force vive indéniable pour la région : la Banque Européenne d’Investissement en estime le nombre à 15 millions . Mais seules 5 millions d’entre elles sont recensées par les chambres de commerce nationales, les 10 millions restantes évoluant dans la sphère informelle ; et le taux de bancarisation très faible (1 entreprise sur 5) renforce encore l’opacité et l’inefficience de cette source de croissance, dont la région a tant besoin.
Le support de la sphère financière
Nous pensons que le rôle de la sphère financière est d’accompagner et de sécuriser la sphère réelle, à l’inverse de l’illusion d’une dynamique autonome de la sphère financière qui soufflerait, par orgueil, de nouvelles bulles spéculatives. Comment bénéficier de la force de traction unique qu’offrent les pays émergents ? Et comment gérer les risques particuliers qui s’y attachent : politiques, informationnels et financiers ?
Nous formulons l’hypothèse que le capital investissement constitue une réponse pertinente : à la fois ferment économique et entrepreneuriat financier, il accompagne en fonds propres les entreprises à fort potentiel et permet aux plus agiles d’accéder au statut de champion régional, voire mondial. A l’instar du capital risque, qui, en quelques années, a permis à des start-ups technologiques d’Amérique (Google, Facebook) et d’Europe (Skype) de révolutionner les usages de pays entiers dans le monde. La pénétration croissante du capital investissement dans les pays émergents marque, selon nous, une tendance de fond. C’est aussi une nécessité pour l’ensemble de l’écosystème : entreprises locales désireuses de se développer, entreprises des pays développés à la recherche de relais de croissance au-delà de leur environnement anémié, et gouvernements des pays émergents et développés encourageant une dynamique régionale. La sphère financière se met ainsi au service de la sphère réelle et retrouve son statut d’activité de support ; ce faisant, elle offre aux professionnels du capital investissement, à leurs équipes de gestion et à leurs souscripteurs un des derniers « océans bleus » d’une industrie financière malade de sa sophistication.
Dans son acception la plus large, le capital investissement – ou private equity – consiste dans le financement en fonds propres d’actifs non cotés. A ce titre, il prend des formes mosaïques, allant du financement de grands projets d’infrastructures de type PPP (Partenariat Public-Privé) à celui de start-ups (early stage). Entre ces deux extrêmes, le financement des PME devient une priorité. Le modèle du capital investissement, à l’image des pays émergents, révèle à son tour trois paradoxes qui en illustrent la complexité. Le premier paradoxe est que ce modèle est à la fois ancien et récent, entre l’Espagne du XVe siècle et l’Amérique des années cinquante. Ainsi, Christophe Colomb en popularise le principe en convainquant Isabelle La Catholique et le fonds souverain espagnol de financer ses caravelles. Et en 1946, le Général Georges Doriot crée l’ARD « American Research & Development corporation », accédant au statut de fondateur du capital risque moderne. Le deuxième paradoxe est que, si ce modèle est reconnu pour sa forte singularité, il est aussi régulièrement assimilé à d’autres métiers de la finance qui en sont pourtant très éloignés, au premier rang desquels figurent les banques et les hedge funds. Le troisième paradoxe enfin s’exprime dans les jugements contrastés et parfois passionnés que ce modèle suscite. Certains y dénoncent des « barbares à nos portes », lorsque d’autres y voient une gouvernance économique idéale, dont la diffusion devrait s’étendre jusqu’aux conglomérats cotés en bourse . Dans les pays émergents, le capital investissement se caractérise par la gestion de toutes les inefficiences : celles des marchés locaux (de biens, de services, de financements), du climat des affaires et du fait politique. C’est grâce à des équipes de gestion professionnelles, agiles et entraînées à gérer les crises, que des fonds d’investissement créeront de la valeur au bénéfice de leurs souscripteurs – publics et privés – et accompagneront, en la consolidant, la dynamique des classes moyennes consommatrices.
Pour ces raisons, le capital investissement nous paraît promis à de grands accomplissements dans les pays émergents. Et plus particulièrement en Méditerranée. La meilleure gouvernance, la dynamique des PME et l’intégration régionale ont ainsi été érigées en socle par le G8 réuni à Deauville en mai 2011, Sommet qui fut marqué par l’annonce d’une mise à disposition de 40 milliards de dollars. « Les changements historiques actuellement à l’œuvre en Afrique du Nord et au Moyen-Orient peuvent ouvrir la voie à des transformations comparables à celles survenues en Europe centrale et orientale après la chute du mur de Berlin » pose l’Article Premier de la Déclaration du G8 sur les Printemps Arabes. Si, par la suite, l’approfondissement de la crise de la dette souveraine européenne a obligé les gouvernements du G8 à se focaliser sur leurs enjeux nationaux, les fondements du raisonnement de Deauville demeurent. Nous pensons qu’en complément d’une croissance soutenable des PME et de la diffusion d’une meilleure gouvernance, la multiplication des partenariats entre les rives de la Méditerranée doit permettre de construire un pôle de croissance économique majeur, alternatif à l’Asie et aux Amériques. Alors, la Méditerranée pourra redevenir un grand lac intérieur, à la faveur d’une tectonique économique, sociale et entrepreneuriale.
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Table des matières
INTRODUCTION
I. Les sphères réelle et financière
1. Le moteur de la sphère réelle
2. Le support de la sphère financière
II. Les travaux de recherche
1. La question de recherche
2. La portée des travaux de recherche
3. Deux contributions antérieures porteuses d’inspiration
4. Plan de la thèse
III. Lien avec la pratique professionnelle
1. Une triple fonction d’acteur, de capteur et de passeur
2. Une démarche de recherche issue de la pratique professionnelle
PARTIE I – Définition et réalités du capital investissement dans les pays émergents
Section I.1 – Définition des termes de la question : le capital investissement
I. Panorama du capital investissement
1. Une industrie majeure au plan mondial
2. La chaîne de financement des PME
II. Les fondamentaux du capital investissement
1. Les pères fondateurs : Christophe Colomb et le Général Doriot
2. L’asymétrie d’information
3. La création de valeur
III. Le capital investissement et ses métiers voisins
1. Le capital investissement comparé au banquier prêteur
2. Le capital investissement comparé aux marchés boursiers
3. Le capital investissement comparé aux hedge funds
Section I.2 – Définition des termes de la question : les pays émergents
I. Panorama des pays émergents
1. Macroéconomie
2. Géopolitique
3. Microéconomie
II. Périmètre
1. Sources d’information et méthodologie retenue
2. Listes de pays et idéaltypes wébériens
3. Critères principaux : croissance et démographie
4. Critères secondaires : dette souveraine et progrès technique
III. Attractivité et perspectives
1. Attractivité : les arguments positifs
2. Attractivité : les arguments négatifs
3. Perspectives des pays émergents
Section I.3 – Réalités du capital investissement dans les pays émergents
I. Volumétrie et performance du capital investissement dans les pays émergents
1. Chiffres clés, sources d’information et méthodologie retenue
2. Les levées de fonds dans les pays émergents
3. Les investissements dans les pays émergents
4. La performance du capital investissement dans les pays émergents
II. L’économie du capital investissement dans les pays émergents
1. La montée en puissance avérée du capital investissement dans les pays émergents
2. L’importance des critères ESG pour le capital investissement dans les pays émergents
3. Les limites du capital investissement dans les pays émergents
PARTIE II – Question de recherche, littérature et méthodologie
Section II.1 – La question de recherche : Quel modèle de capital investissement pour les pays émergents?
I. La question de recherche dans la taxonomie du capital investissement
1. Les vertus : la rencontre des sphères réelle et financière
2. Les limites : une vision conventionnelle et contextuelle du métier
II. Appliquer la théorie financière au capital investissement
1. Rappels sur le couple rentabilité/risque
2. L’hypothèse du risque spécifique non-diversifiable en capital risque
3. Notre approche sous l’hypothèse du risque spécifique non-diversifiable en capital risque
III. Formulation d’une hypothèse
1. Un raisonnement issu de la sphère réelle
2. Une hypothèse formulée dans la sphère financière
Section II.2 – Revue de la littérature du capital investissement dans les pays émergents
I. Un champ de recherche récent nourri par des modèles connexes
1. Un champ de recherche encore jeune
2. Deux modèles connexes : micro-finance et tontines
II. Les fondamentaux du capital investissement dans les pays émergents
1. Les vertus
2. Les limites
3. Les performances
III. La problématique d’un capital investissement adapté aux pays émergents
1. Difficultés d’introduction du capital investissement dans les pays émergents
2. Recommandations pour un capital investissement adapté aux pays émergents
Section II.3 – Méthodologie
I. La méthode et le choix du modèle théorique
1. Méthode abductive
2. Méthode analogique
3. Le choix du modèle théorique de Timmons
II. Présentation du modèle de Timmons
1. L’architecture du modèle de Timmons
2. La dynamique d’équilibre
3. L’application du modèle de Timmons au capital investissement dans les pays émergents
PARTIE III – Cas clinique : application du modèle de Timmons au fonds Beltone MidCap Egypt et proposition d’un modèle de capital investissement destiné aux pays émergents
Section III.1 – Présentation du cas clinique, du modèle théorique et de l’hypothèse reformulée
I. Présentation du cas clinique Beltone MidCap Egypt
1. La région Euro-Méditerranée
2. Le cas clinique Beltone MidCap Egypt traité par la méthode abductive
3. L’information publique utilisée pour l’étude du cas clinique
II. Le modèle de Timmons appliqué à Beltone MidCap Egypt
1. Les trois pôles d’ancrage
2. La dynamique des trois pôles d’ancrage
3. La relation d’agence, gage de l’alignement d’intérêt
III. Reformulation de l’hypothèse
1. Approche discriminante des segments matures du capital investissement
2. Les spécificités du capital risque en tant que modèle référent
Section III.2-Les trois pôles d’ancrage: tentative de généralisation du cas égyptien aux pays émergents
I. Premier pôle d’ancrage : l’opportunité de marché
1. L’opportunité de marché de Beltone MidCap Egypt selon Timmons
2. Beltone MidCap Egypt : la dualité de l’opportunité de marché
3. Le marché : proposition d’un modèle de capital investissement pour les pays émergents
II. Deuxième pôle d’ancrage : l’équipe entrepreneuriale
1. L’équipe de Beltone MidCap Egypt selon Timmons
2. Beltone MidCap Egypt : la dualité de l’équipe de gestion
3. L’équipe : proposition d’un modèle de capital investissement destiné aux pays émergents
III. Troisième pôle d’ancrage : les ressources financières
1. Les ressources financières de Beltone MidCap Egypt selon Timmons
2. Beltone MidCap Egypt : la dualité des souscripteurs
3. Les souscripteurs : proposition d’un modèle de capital investissement destiné aux pays émergents
IV. Conclusion : trois pôles d’ancrage de nature « duale », équilibrés au sens de Timmons
Section III.3-La dynamique des pôles: tentative de généralisation du cas égyptien aux pays émergents
I. La première phase du business plan : l’investissement
1. La stratégie et le processus d’investissement de Beltone MidCap Egypt
2. Beltone MidCap Egypt : une phase d’investissement « entrepreneuriale »
3. L’investissement : proposition d’un modèle de capital investissement destiné aux pays émergents
II. La deuxième phase du business plan : le suivi
1. Le partenariat entre le fonds Beltone MidCap Egypt et la PME
2. Beltone MidCap Egypt : une phase de suivi « entrepreneuriale »
3. Le suivi : proposition d’un modèle de capital investissement destiné aux pays émergents
III. La troisième phase du business plan : la sortie
1. La hiérarchie contextuelle des stratégies de sortie
2. Beltone MidCap Egypt : une phase de sortie « entrepreneuriale »
3. La sortie : proposition d’un modèle de capital investissement destiné aux pays émergents
IV. Conclusion : une dynamique « entrepreneuriale » des trois pôles, équilibrée au sens de Timmons
CONCLUSION