Propriétés et usages de la cartographie numérique dans l’espace urbain

Une histoire d’espace

     Nous allons commencer notre voyage dans le monde de la carte par un retour dans le temps. Ceci nous permettra, d’une part, de définir la carte comme outil informationnel tout en explicitant, d’autre part, ses propriétés fondamentales. Le but ici sera moins de réaliser une description exhaustive des caractéristiques de la carte, que d’en isoler les principes en matière de gestion de l’information. Si chaque société à un temps et un lieu donné peut se caractériser par les représentations cartographiques qu’elle se donne, alors les cartes sont à considérer comme autant de révélateurs d’un certain rapport à l’espace. Chaque carte constitue une tentative de résoudre un paradoxe inhérent à la notion d’espace : celui-ci est par nature immanent et inaliénable, mais ne peut être appréhendé qu’au travers de médiations. Formulé autrement, l’espace, qui semble être une donnée palpable et tangible, car « toujours déjà-là », est en réalité un paramètre dont la perception n’est jamais donnée d’avance : une mise en interface s’avère nécessaire. Ainsi, passer par l’état des cartes nous en apprend beaucoup sur les ambitions qu’une société se donne en termes de rapport à l’espace. Cette posture constructiviste nous permettra ainsi de nous départir d’une approche scientiste de la cartographie, pensée comme quête d’une représentation spatiale exacte, pour concevoir la carte comme intrinsèquement reliée à une structure sociale et informationnelle spécifique. Nous allons ici replacer l’outil cartographique dans son contexte informationnel.
La tentation de l’ubiquité Une raison proprement ontologique permet de penser la relation de l’homme à ses cartes. Sans tomber dans l’essentialisme, on peut faire l’hypothèse que la cartographie fait écho au désir propre à l’homme de se trouver à plusieurs endroits en même temps. Cette envie d’ubiquité semble être une constante aussi bien à l’échelle de l’histoire des hommes que de chaque personne, dès l’instant où celui-ci prend conscience des limites et de l’immuabilité de son corps. Mais ce désir d’être simultanément à plusieurs endroits ne pourra jamais être que déçu : l’indépassable nature de l’homme empêche cette séparation des critères du temps et de l’espace, elle rattrapera toujours celui qui a voulu se prendre pour un dieu omniprésent et omnipotent. Quelle solution est-il dès lors possible d’imaginer ? Il s’agit avant tout de résoudre ce que Pascal Robert nomme « le paradoxe de la simultanéité » [Robert, 2008, p.33] : la tentative d’être partout en même temps ne peut passer que par le déplacement ; mais on rentre alors dans le régime du temps et de l’espace, niant ainsi toute prétention à la simultanéité. Il s’agirait alors d’inclure le déplacement au sein même de la fixité : une solution à ce paradoxe a été trouvée dans le recours à l’information. La production et la transmission d’informations peuvent ainsi permettre de passer outre les barrières du corps et la nature de l’espace. En effet, posséder les informations sur un point donné dans un espace permet symboliquement de le rejoindre, par la connaissance de ses données formelles. Qui n’a jamais voyagé par procuration à travers un livre ou un documentaire ? Pascal Robert identifie trois raisons à cet état de fait [Robert, 2008, p.34]. Tout d’abord, l’information renvoie par sa nature même à une absence, à ce qui n’est pas présent hic et nunc : elle tend en effet à se définir par son adaptabilité et par son caractère relationnel (entendu comme liaison entre deux éléments). Ensuite, l’information est facilement inscriptible sur différents supports, permettant une circulation rapide entre des éléments situés à distance. Enfin, l’information possède une dimension indubitablement performative : grâce à sa capacité à « faire faire », elle permet d’envisager l’action à distance. Pour réaliser sa fonction de simultanéité, l’information doit subir un transfert entre le « là-bas » du point à atteindre et l’« ici » du point de départ. La carte est alors l’outil qui permet le transport de cette information vers la personne concernée, tout en fournissant le moyen d’en visualiser le résultat. Elle fait état d’un certain déplacement d’information – il a fallu créer la carte en y apportant des données – en même temps qu’elle organise cette information – la carte comme représentation crée de l’information. Cette dualité de la carte, à la fois moyen et fin, est une caractéristique essentielle de la carte. Le transport d’information réalisé par la carte n’a pas lieu dans « l’absolu », mais prend place dans un espace propre à accueillir cette médiation. En effet, l’échange de l’information nécessite la présence d’un « milieu » propice à constituer une zone de médiation entre l’individu et l’espace [Baltz, 2008/2009]. Le milieu, sans se confondre avec l’espace, présente un ensemble de propriétés qui vont définir les possibilités de circulation de l’information. C’est à travers le passage par ce milieu, avec ses propriétés spécifiques, qu’il sera possible d’appréhender l’espace. Dans son rapport particulier à l’information, la carte joue ce rôle : elle constitue en effet une zone intermédiaire, située « au milieu » entre un sujet et un espace ; elle possède des propriétés matérialisées sous un ensemble de normes de représentation qui permettent de rendre compte de l’état d’un espace donné. En tant qu’outil informationnel, la carte constitue ainsi un milieu pouvant se traduire par une action dans l’espace. La carte constitue une médiation organisant l’appréhension de l’espace. Les propriétés de ce milieu évoluent en fonction des informations disponibles sur l’espace représenté, mais aussi de la fonction sociale attribuée à la carte. On peut affirmer avec Christian Jacob qu’« une carte se définit peut-être moins par des traits formels que par les conditions particulières de sa production et de sa réception, par son statut d’artefact et de médiation dans un processus de communication sociale » [Jacob, 1992, p.41]. Une carte en apprend alors moins sur les propriétés formelles d’un espace que sur les manières d’appréhender cet espace. Si elle ne se livre pas comme un espace de visualisation objective d’un territoire, elle traduit en revanche les représentations des producteurs de la carte. Afin d’illustrercette hypothèse, nous avons isolé trois exemples de cartographies, faisant chacun référence à une manière spécifique d’appréhender l’espace.

La conquête du zénith

   La cartographie comme outil de représentation de la surface terrestre semble être l’utilisation la plus évidente. Elle n’est toutefois pas la seule : les tentations sont grandes d’ajouter aux données spatiales une valeur proprement argumentative. Il en est ainsi pour les cartes « en T.O. » du Moyen Âge, qui tirent leur nom de leur aspect circulaire en forme d’O, au sein duquel les trois continents représentés dessinent un T. Ces Mappa Mundi font état de la connaissance du monde à cette époque. Elles se cantonnent donc aux seuls continents connus alors : l’Asie, l’Europe et l’Afrique, répartis autour de la Méditerranée. La dimension théologique est directement intégrée au sein de la représentation géographique, où chaque partie du globe correspond à un fils de Noé : Cham, Sem et Japheth, souvent dessinés en personne sur la carte, représentant chacun un groupe ethnique. Adoptant une vision de type zénithal, la carte en T.O. se dote ainsi d’une fonction explicative, pour penser la création du monde par Dieu et le mystère de l’apparition de l’homme [Lefort, 2004, p.46]. Ces cartes à composantes narratives sont une tentative de représentation totale du monde, telle une cosmographie qui intégrerait sa propre conception de l’homme – ici d’origine divine – au sein du territoire.

Un fait social total

   Le réseau est devenu, en quelques décennies, un paradigme majeur pour caractériser la morphologie des sociétés contemporaines. Ce concept propose de passer outre les conceptions totalisantes de la structure sociale : il s’agit, par exemple, de dépasser la pensée structuraliste [Rieder, 2003, p.8], qui vise à identifier les principes généraux récurrents à chaque société, avec pour modèle la linguistique saussurienne et les structures élémentaires de la langue ; le réseau accompagne, d’autre part, le rejet des explications marxistes, où une superstructure supervise les rapports sociaux et détermine l’infrastructure de la société. À l’encontre de ces explications globalisantes, la figure du réseau met l’emphase sur l’aspect dynamique des sociétés, en soulignant les multiples connexions entre les éléments. À un schéma d’organisation pyramidale et à hiérarchie verticale succède un modèle distribué et horizontal. Le développement des TIC a fourni la structure technique permettant le développement du réseau. En effet, celles-ci permettent de relier un ensemble de points éloignés dans l’espace au sein d’une interface globale, où l’information peut circuler librement et rapidement. L’informatisation de la société participe de ce mouvement, en généralisant l’usage du langage numérique qui permet de traiter, de stocker et de diffuser ensemble des informations hétérogènes. Le développement d’Internet a agi comme un catalyseur pour la mise en réseau des sociétés. Partant d’un but très spécifique – le réseau Arpanet, prédécesseur d’Internet, visait à relier plusieurs centres de recherches éloignés sur le territoire américain – Internet incarne aujourd’hui le paradigme de l’interconnexion : le « réseau des réseaux » est l’exemple sans précédent d’un réseau mondial d’échange d’informations en continu et en grande quantité. Le principe de réseau, loin de se cantonner à la sphère technique, se diffuse par capillarité au sein des différents domaines de la société, modifiant profondément leur organisation. L’oeuvre de Manuel Castells est une tentative de description globale de ces diverses métamorphoses : elle se présente comme un recensement des conséquences de la mise en réseau, aussi bien dans l’organisation de l’économie et des villes, des manières de vivre et de concevoir l’individualité. Il conclut ainsi le premier tome de sa trilogie « l’ère de l’information » par ce constat : « Les réseaux constituent la nouvelle morphologie sociale de nos sociétés, et la diffusion de la logique de la mise en réseau détermine largement les processus de production, d’expérience, de pouvoir et de culture. Certes, l’organisation sociale en réseau a existé à d’autres époques et en d’autres lieux : ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que le nouveau paradigme des technologies de l’information fournit les bases matérielles de son extension à la structure sociale tout entière. » [Castells, 1998, p.525] Si nous n’allons pas décrire l’ensemble de ces mutations, nous pouvons toutefois affirmer qu’au regard de cet état de fait, le réseau semble constituer le « fait social total » de l’époque contemporaine. Cette expression de Marcel Mauss vise à exprimer un principe social « où s’expriment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions » [Mauss, 1950, p.147]. Étudier la diffusion de ce fait social total dans la société permet d’en recomposer le sens général, d’identifier son zeitgeist. Pour ce faire, identifions d’abord les caractéristiques du réseau.

La fin des dualismes spatiaux

    Un flou sémantique pèse sur les termes désignant la nature de l’espace. Leur profusion tend à créer une certaine confusion, tout en négligeant leurs caractéristiques respectives. À la notion de plus en plus utilisée de « paysage » s’ajoute la notion connexe de « site » [Cauquelin, 2002], qui se lie aux termes plus traditionnels de « lieu » et de « territoire ». Toutefois, aucun de ceux-ci ne semble prendre en compte l’aspect multiforme que présente l’espace : chacun d’eux porte sur une dimension de cette réalité, sans recouvrir l’ensemble de ces propriétés. Afin de penser l’espace dans toute sa complexité, il est dès lors nécessaire d’imaginer un dépassement de ces oppositions. À la dichotomie entre espace physique et espace virtuel fait écho plusieurs conceptualisations de l’espace. Il est alors intéressant d’évoquer ces dualismes, afin de souligner leurs apories, nous permettant en retour d’affiner notre vision d’un espace hybride. On retrouve l’idée d’un espace dual chez Manuel Castells, dans son ouvrage sur la société de l’information. Celui-ci fait une différence entre l’espace des flux et l’espace des lieux. Nous avons déjà rencontré la première catégorie, en tant que conséquence de la mise en réseau : l’espace y a comme principe d’organisation la mise en flux, qui procède d’une reconfiguration totale. L’intérêt d’un espace provient dès lors de sa capacité à faire facilement du lien et à permettre le passage rapide et fluide de l’information. À l’opposé existe l’espace des lieux, que Castells définit comme « un espace dont la forme, la fonction et le sens composent un ensemble dans le cadre d’une contiguïté physique. » [Castells, 1998, p. 475]. En réponse à la désémantisation amenée par l’application du principe de flux se dresse le lieu. Ce qui est ici mis en avant n’est plus le mouvement, mais au contraire la possibilité d’habiter physiquement et symboliquement l’espace. « La forme, la fonction et le sens » se retrouvent pour créer un espace cohérent et symbolisable, à même de permettre aux individus d’en extraire du sens. Cette dichotomie rappelle celle énoncée par l’anthropologue Marc Augé : nos espaces contemporains seraient caractérisés par l’opposition entre lieux et non-lieux. [Augé, 1992]. Au sein de notre époque « surmoderne » se développent des espaces se caractérisant par leurs critères de transit, de déplacement, de mise en mouvement : ceux-ci constituent des non-lieux, espaces neutres dont la seule utilité est de permettre le passage d’un lieu à un autre. Ils ne sont pas propices à la fonction de signification, n’ayant pas d’existence propre : il s’agit par exemple des autoroutes, des aéroports, des salles d’attente. En opposition à ces zones de passage existent les lieux, espaces habitables et symboliques. Ils correspondent aux lieux anthropologiques, à la fois héritier et porteur d’une mémoire. Ces formes constituent évidemment des idéaux types, qui n’existent jamais sous une forme pure. L’important est de penser leurs interactions, les passages d’un lieu à un non-lieu, et inversement. D’ailleurs, leurs deux termes se définissent réciproquement : « si un lieu ne peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu » [Augé, 1992, p.100] La légitimité de ces deux approches, basées sur un dualisme des catégories d’espace, peut être contestée. On retrouve, aussi bien chez Augé que chez Castells, cette tentation de séparer l’espace en catégories fixes. On reprochera au premier auteur l’absence de contenu à sa notion de non-lieux : ceux-ci se définiraient uniquement par défaut, par ce qui leur manque pour devenir un lieu, alors qu’il serait concevable que des non-lieux puissent devenir le support d’activité de signification. Les catégoriser de non-lieux semble ainsi leur enlever toute possibilité d’évolution, non pas forcément en lieu, mais en une forme d’espace rendant compte de sa complexité, mêlant fixité et flux. Pour ce qui est de Manuel Castells, il semble de même ne définir l’espace des lieux qu’en opposition à l’espace des flux : un lieu se définirait alors par sa capacité à résister à l’inexorable logique du flux. Ce serait une double erreur : un lieu semble davantage être constitué d’une multiplicité de flux, d’une mise en réseau qui lui est propre, sans forcément se relier à un réseau global. D’un autre côté, il serait fallacieux d’affirmer que le flux n’a qu’un caractère asémantique : certes, cela ne constitue pas son but premier, mais il est tout à fait concevable d’habiter et de symboliser un espace des flux. En conséquence, appréhender l’espace en rendant compte de sa nature complexe permet de passer outre les dichotomies qui proposent de le définir, comme les notions de Manuel Castells et de Marc Augé.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1. LA SPATIALISATION DE L’INFORMATION 
1.1. Une histoire d’espace
1.1.1. La tentation de l’ubiquité
1.1.2. Trois cartes
1.1.3. Traduction et composition
1.2. Visualiser l’information
1.2.1. Visualisation versus géolocalisation
1.2.2. La cartographie numérique
1.3 Les acteurs de la carte
1.3.1. Représenter la subjectivité
1.3.2. La dimension participative
CHAPITRE 2. LES ESPACES DE LA CARTE 
2.1. La société de flux
2.1.2. La figure du réseau
2.1.2. La « crise de l’espace »
2.2. La complexité de l’espace
2.2.1. La constance du topos
2.2.2. La fin des dualismes spatiaux
2.2.3. La reterritorialisation de l’information
2.3. La carte numérique : un programme d’action
2.3.1. Faire voir
2.3.2. Faire signifier
2.3.3. Ouverture : faire faire
CHAPITRE 3. LA CARTOGRAPHIE URBAINE DES DONNEES ENVIRONNEMENTALES : « LA MONTRE VERTE » 
3.1. Présentation du projet
3.1.1. Contexte de recherche
3.1.2. Hypothèses de travail
3.1.3. Méthodologie
3.2. Réalisation du projet
3.2.1. Présentation du dispositif
3.2.2. L’application cartographique
3.2.3. Les expérimentations
3.2.3. Premières observations
3.3. Bilans et perspectives
3.3.1. Une première étape
3.3.2. Deux points de débat
3.3.3. Un modèle d’innovation ouverte
CHAPITRE 4. VERS DE NOUVEAUX USAGES DE LA CARTOGRAPHIE NUMERIQUE 
4.1. Visualiser
4.1.1. Les flux d’informations
4.1.2. Entre physique et virtuel
4.1.3. Le parcours des habitants
4.1.4. « La Montre Verte » : cartographier la pollution
4.2. Orienter
4.2.1. Les services géolocalisés
4.2.2. La cartographie mobile
4.2.3. L’aide à la désorientation
4.2.4. « La Montre Verte » : l’orientation environnementale
4.3. Convaincre
4.3.1. Le mashup
4.3.2. La cartographie tactique
4.3.3. La réappropriation urbaine
4.3.4. « La Montre Verte » : un outil politique
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
BIBLIOGRAPHIE
ILLUSTRATIONS

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *