Propriétés des communautés de savoirs

Propriétés des communautés de savoirs

Nous partons de nos deux cas d’étude empiriques : communautés de blogueurs politiques et communautés scientifiques pour illustrer les propriétés que recouvrent la notion de communauté de savoirs tout en tâchant de contextualiser cette notion par rapport aux différents modèles connexes de communautés existants.

Communautés de blogueurs politiques et communautés scientifiques : des communautés de savoirs 

Nous nous sommes intéressés à deux terrains empiriques durant cette thèse : des communautés scientifiques dont les membres interagissent notamment au travers de collaborations pour produire des énoncés scientifiques au sein de publications, ainsi que des communautés de blogueurs “citoyens” formant une arène de discussion virtuelle : la blogosphère politique qui se définit à la fois comme un territoire d’expression, de prise de position sur la chose publique et comme un espace d’échange et de mises en relation entre blogueurs. Ces exemples de communautés de savoirs ne sont pas uniques, on peut également citer : l’encyclopédie ouverte que constitue Wikipedia, ou nombre de wikis ouverts au public, les communautés de logiciel libre, etc. Il faut d’ailleurs noter que la plupart des des communautés de savoirs existantes ont récemment vu le jour essentiellement grâce à Internet, et qu’elles se déploient généralement sur le Web. D’après Conein (2004), “les technologies cognitives à base Internet et les infrastructures Open Source faciliteraient en même temps l’accroissement de la connaissance et la coordination sociale” au sein de systèmes qu’il appelle, par ailleurs, des réseaux socio-cognitifs. Nos deux exemples présentent a priori de nombreuses différences, autant du point de vue des normes qui en régissent l’activité, des modalités de coopération qui les animent ou encore plus simplement de la nature des énoncés qui y circulent. Sans souci d’exhaustivité, et en écho à la liste qui vient d’être donnée, on peut détailler deux différences majeures qui apparaissent entre nos deux systèmes. En ce qui concerne les régimes de régulation de la production de contenus, un blogueur peut publier ses billets librement sans avoir à recevoir l’aval de ses pairs, a contrario, de nombreux processus d’expertise des articles scientifiques en régulent la publication. L’exigence d’originalité et d’innovation au-delà de l’état de l’art, qui prévaut dans les communautés scientifiques, perd de sa pertinence dans la blogosphère politique, où les emprunts, copies, voire plagiats parfois revendiqués sont fréquents. Ces différences induisent un certain nombre de conséquences quant à la vitesse d’évolution des contenus produits : les communautés de blogueurs politiques traitent souvent de thématiques faisant écho à l’actualité et sont susceptibles d’y réagir rapidement alors que les communautés scientifiques ont une évolution qui pourra paraître plus lente et qui se trouve parfois déphasée par rapport aux événements extérieurs. Concernant, les modalités de coopération, lorsque des chercheurs collaborent, leur travail donne lieu à un texte (généralement sous la forme d’un article) qu’ils cosigneront, la coopération ou plutôt la coordination dans la blogosphère n’implique pas le même degré d’engagement entre agents, elle se manifeste plutôt comme la participation d’un ensemble d’intervenants à une “conversation” ou à un “forum” sans frontière précise. Ainsi, si les billets de blogs se répondent les uns aux autres, chaque blog édite néanmoins seul ses billets, il n’y a pas de partage du statut d’auteur (à moins de considérer les commentaires d’un billet comme une forme d’excroissance de celui-ci) ; ce qui est produit collectivement, c’est l’ensemble de la conversation, et non pas les contenus de base que constituent les billets (dont le pendant serait l’article dans le monde scientifique). Ce mode de coordination propre aux blogueurs peut par contre être rapproché d’un modèle de construction incrémentale de la connaissance scientifique lorsque des auteurs proposent un nouvel énoncé en s’appuyant sur, et en faisant référence à, un certain nombre d’articles déjà publiés. Malgré ces différences majeures, nous faisons l’hypothèse qu’il est pertinent de les appréhender dans un même cadre. Communautés scientifiques et communautés de blogueurs politiques sont toutes deux modélisables comme des systèmes sociosémantiques de production de contenus et d’interactions distribués. Nous définissons les communautés de savoirs comme un ensemble d’individus en interaction au sein d’un réseau social et qui manipulent, échangent et produisent de l’information liée à un domaine d’intérêt ou d’expertise partagé. À ce titre, les communautés de savoirs se caractérisent conjointement comme un système social complexe et comme un ensemble de sources de contenus distribuées. Ainsi concernant nos deux cas d’étude, on retrouve dans chacun des réseaux d’interaction entre agents (par exemple réseaux de collaboration ou de citation entre auteurs dans le premier cas, réseaux de citation ou de commentaire entre blogueurs dans le second cas) tissés au gré de leurs actions locales. Les contenus sont également produits de façon distribuée (par chaque chercheur ou groupe de chercheurs, ou par les blogueurs ou leurs commentateurs) et s’inscrivent dans des espaces situés. La notion de communauté de savoirs entretient une forte proximité avec les concepts de communauté d’intérêt et de communauté de pratique. La communauté d’intérêt se définit comme un groupe composé d’individus qui partagent un intérêt, des expériences ou des préoccupations communes. Elle avait été prophétisée par Licklider and Taylor (1968) comme le mode de regroupement que les individus privilégieraient à l’ère informatique, imaginant par là-même le concept à venir de communauté virtuelle :

“[…] geographically separated members, sometimes grouped in small clusters and sometimes working individually. They will be communities not of common location, but of common interest.”

Les communautés d’intérêt ont pour objectif essentiel de disséminer une information a priori diffuse. Ainsi, les membres d’une communautés d’intérêt tels qu’un ensemble de patients victimes d’une maladie (comme la sclérose en plaques chez Dillenbourg et al. (2003)) sont à la recherche d’informations sur les symptômes de leur maladie ou les traitements existants que d’autres membres pourraient détenir. L’objectif n’est pas de produire une connaissance nouvelle ou d’élaborer un savoir collectif mais d’instaurer une structure d’échanges entre ses membres permettant la circulation de connaissances ou de témoignages. La communauté de pratique est tout aussi informelle et spontanée que la communauté d’intérêt. Elle a néanmoins des objectifs distincts et décrit des groupes d’une autre nature. La notion de communauté de pratique est attribuée à Etienne Wenger (Wenger and Snyder, 2000), elle peut désigner une grande variété de situation d’apprentissage collectif (Amin and Roberts, 2006) figurant “des groupes d’individus qui partagent un intérêt, un ensemble de problèmes, ou encore une même passion à propos d’un sujet, [et qui] approfondissent leur connaissance et leur expertise en interagissant continûment”  (Wenger and Snyder, 2000).

Hétérogénéité des engagements et frontières des communautés de savoirs 

Malgré le contexte local et situé de la production de contenus au sein des communautés de savoirs, une forme de continuité perdure dans l’ensemble du système et lui confère sa cohérence. Cette cohérence d’ensemble n’est pas seulement thématique : les membres d’une communauté de savoirs s’engagent dans celle-ci à travers leur activité éditoriale mais aussi à travers les liens qu’il entretiennent avec d’autres membres. Les régularités inhérentes à ces mises en relation stabilisent les représentations mentales de ses membres et les motifs relationnels qui les réunissent. Ainsi, un scientifique spécialisé dans la recherche sur les cellules souches a un sentiment d’appartenance à la communautés scientifique associée, non seulement, parce que ses problématiques sont partagées par la communauté mais également au travers des mises en relations qui le lient à divers éléments de la communauté. Ces liens sont variés : ses publications peuvent faire référence à (ou être citées par) d’autres travaux issus de la communauté, il peut collaborer avec des chercheurs de la communauté, ou encore, entrer régulièrement en interaction avec d’autres membres ou se tenir au courant des dernières avancées de sa spécialité lors des conférences du domaine. De la même façon, un blogueur politique, dont on considère fréquemment qu’il s’adonne à une pratique “individualiste” (voire narcissique), s’engage dans une activité de chronique de la vie politique non seulement en réagissant à l’actualité politique mais aussi en “se liant” par une grande variété de modalités de mise en contact à une “conversation” plus large à laquelle participent d’autres membres de la communauté des blogueurs politiques. Ces engagements sont toujours locaux et limités. Néanmoins, ce sont ces mises en relation qui permettent aux membres d’une communauté de savoirs de développer un sentiment d’appartenance, d’en apprendre les règles et les valeurs et de définir le rôle qu’ils y jouent, tout en donnant corps, dans un même temps (et on retrouve alors le double processus d’individuation individuelle et collective de Simondon que nous détaillerons dans le chapitre suivant), à la communauté en question.

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Table des matières

Introduction
I Suivre les communautés de savoirs
1 Communautés de savoirs
1.1 Propriétés des communautés de savoirs
1.1.1 Communautés de blogueurs politiques et communautés scientifiques : des communautés de savoirs
1.1.2 Hétérogénéité des engagements et frontières des communautés de savoirs
1.1.3 Un système socio-cognitif distribué
1.1.4 Un mode de coordination stigmergique
1.2 Des réseaux sociosémantiques
1.2.1 Dualité socio-sémantique
1.2.2 Réseaux épistémiques
1.2.3 Formalisme
2 Dynamiques multi-échelles des communautés de savoirs
2.1 Analyse longitudinale des dynamiques des communautés de savoirs
2.1.1 Limites de l’approche statique
2.1.2 Formalisme dynamique
2.2 Articuler les niveaux micro et macro
2.2.1 Boucle émergence immergence
2.2.2 Individus et réseaux
2.3 Observation in-vivo des dynamiques
2.3.1 Suivre les acteurs à l’ère digitale
2.3.2 Reconstuction phénoménologique des traces
2.3.3 Des traces textuelles au réseau épistémique
2.3.4 Un échantillon de la blosphère politique française
2.3.5 Un multi-réseau dynamique
2.3.6 Caractérisation sémantique
2.3.7 Blogosphère américaine
2.4 Une approche par faces
II Morphogenèse dans les réseaux de savoirs
3 Dynamiques locales
3.1 Dynamiques locales dans le réseau social
3.1.1 Attachements préférentiels
3.1.2 Attachement préférentiel aux degrés : capital social et capital sémantique
3.1.3 Attachement préférentiel à la distance sociale et sémantique
3.1.4 Motifs cohésifs locaux
3.1.5 Capitaux, homophilie sociale et sémantique, découpler les effets
3.2 Dynamiques locales dans le réseau socio-sémantique
3.2.1 Similarité et interaction
3.2.2 Cohésion socio-sémantique locale
3.3 Dynamiques locales dans le réseau sémantique
3.3.1 Mesures d’occurrences
3.3.2 Mesures de co-occurrences
4 Structures émergentes
4.1 Communautés thématiques et communautés structurelles
4.1.1 Une portion du web social français
4.1.2 Détection des communautés structurelles
4.1.3 Hétérogénéité des topologies
4.1.4 Conclusion
4.2 De l’analyse de l’activité scientifique à la cartographie des sciences
4.2.1 Les mutations contemporaines de l’activité scientifique
4.2.2 Les bases de données de publications scientifiques, une opportunité pour la cartographie des sciences
4.2.3 Un modèle de l’activité scientifique
4.2.4 un modèle multi-échelle de la connaissance
4.2.5 Méthodes scientométriques de cartographie des sciences
4.3 Cartographier les sciences
4.3.1 Jeux de données
4.3.2 Une mesure asymétrique de proximité entre termes
4.3.3 Construction du réseau lexical
4.3.4 Echelle microscopique : voisinages locaux
4.4 Echelle mésoscopique : la notion de champ épistémique
4.4.1 Définitions
4.4.2 Identifier les champs épistémiques
4.4.3 Plongement des clusters dans un espace bi-dimensionnel
4.4.4 Qualifier les clusters
4.4.5 Représentation macroscopique
4.4.6 Reconstruction multi-échelle
4.4.7 Procédures de validation
4.5 Méthode de reconstruction dynamique
4.5.1 Dynamiques de voisinage
4.5.2 Dynamique d’un champ épistémique
4.5.3 Vers les dynamiques macroscopiques
4.5.4 Reconstruction de la phylogénie des sciences
4.6 Trajectoires des individus au sein des paysages sémantiques
4.6.1 Opérateur de projection
4.6.2 Rétroaction macro-micro
4.6.3 Se déplacer dans un espace mouvant
Conclusion

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